La prédominance historique d’un point de vue biologique sur la fertilité ou l’insertion de l’agriculture biologique dans la tradition agricole

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
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Dès que l’homme a cessé de se nourrir principalement de simple prédation, à travers la chasse, la pêche, et la cueillette, c’est-à-dire à partir du moment où il a privilégié l’agriculture pour se nourrir, il s’est interrogé sur les moyens les plus efficaces pour faire pousser les plantes. Au cours des siècles d’observations accumulées de la croissance des plantes, l’homme a ainsi remarqué que les sols riches en matière organique permettaient souvent [1] les meilleurs rendements. Cette observation ancestrale fondait la vision organique de la fertilité.

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L’Antiquité et le principe de similitude

L’observation traditionnelle de la fertilité biologique se marqua dans le langage usuel, particulièrement dans le mot « engrais ». Dans le passage suivant, Jean Boulaine revient sur l’étymologie de ce mot : « Le mot « engrais » vient de la vieille croyance que la partie de la terre qui est utilisée par les plantes pour leur nourriture est constituée de substances grasses. Les sols fertiles étaient, pour les Grecs et les Romains, ceux qui sont riches en ce que nous appelons aujourd’hui humus, et ces substances donnent aux sols un caractère onctueux, qui s’apparente à celui des graisses animales, ces dernières capables de brûler notamment sur les autels de sacrifices religieux, et dont la fumée, montant au ciel, apportait aux divinités l’hommage des hommes… En bref, la graisse était la partie noble des nourritures pour les dieux, pour les hommes et pour les plantes. D’ailleurs, si les animaux ont de la graisse, ils se nourrissent de plantes qui doivent en contenir… Le raisonnement a les apparences de la logique. » [2].

Le champ lexical du mot « engrais » est donc celui de « gras » et « engraisser ». Vers 1050, « engraisser » signifie « rendre gras » mais aussi, spécialement, « enrichir une terre ». Et l’auteur de l’article « Graisse », dans le Dictionnaire historique de la langue française, a cette remarque complémentaire, pour l’idée d’enrichir la terre, qui nous renvoie à la connotation positive qu’a pu avoir l’idée d’être gras, en des époques où la disette n’était pas rare : « comme les animaux rendus gras, la terre doit produire des substances comestibles ». Mais, d’autre part, pointe aussi dans cette remarque la permanence de l’association fertilisation organique (engraisser)-production de nourritures (grasses), comme en un cycle du vivant toujours associé aux substances grasses. Ce n’est seulement qu’à partir de 1690 que le mot engrais, utilisé seul, a commencé à prendre son sens contemporain de « substance pour fertiliser le sol ». Les valeurs du mot ont ensuite fortement évolué avec les techniques agricoles. Aujourd’hui souvent associé à un produit chimique, le mot « tend à se détacher de son origine » [3].

Mais revenons à l’Antiquité. Pour les Romains, on trouve confirmation chez Varron ou chez Columelle [4] de cette association entre gras et fertilité. Varron identifie trois grands types de terres, maigre, grasse ou moyenne, et affirme qu’une « terre grasse est plus favorable à la polyculture » qu’une terre maigre. Il cite un certain Stolon, qui lui-même s’inspire d’un autre, pour éclairer son opinion. On voit notamment que ce point de vue associe le caractère « gras » à la facilité du travail de la terre : « Je trouve excellent, pour savoir quelle terre est propre ou non à la culture, ce qu’écrit Diophane de Bithynie : qu’on en peut trouver des signes soit en elle-même soit dans la végétation : en elle-même, si c’est une terre blanche, ou noire, ou légère, telle que, quand on laboure, elle se laisse facilement désagréger, si elle n’est pas naturellement cendreuse ni extrêmement dense ; dans la végétation d’autre part, si elle a bonne mine et produit abondamment ses fruits normaux » [5]. En ce qui concerne les grecs, on peut citer cette remarque faite par Platon, dans le Critias, lorsqu’il s’inquiétait de la déforestation déraisonnée qui touchait déjà son pays : « une fois que ce que la terre a de gras et de mou eut coulé de dessus ses os », il ne reste plus que « son corps décharné » [6].

Mais c’est finalement Aristote [7] qui est le plus souvent cité comme dépositaire exemplaire de la théorie antique de la fertilité. Le point central de cette approche était la considération selon laquelle les plantes se nourriraient de substances qui leur sont analogues. Ainsi, selon Jean Boulaine, Aristote défendait le principe de similitude, selon lequel les êtres vivants se nourrissaient de leurs semblables. Ce principe sera présent dans toute l’antiquité, par exemple, à travers l’adage latin « similia similibus courantur » [8]. L’idée clef est alors que seule la vie peut engendrer la vie. Les plantes poussant généralement dans le sol, on considérait alors que c’était la matière organique du sol qui nourrissait les plantes.

Ainsi, si l’on tient compte du recours fréquent aux déjections animales, on peut estimer que, depuis les temps les plus reculés de l’histoire agricole, les matières organiques furent pratiquement toujours et partout considérées comme les premiers des fertilisants. Les cas de la Chine et l’Europe médiévale vont le confirmer et préciser les choses.

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Compostage et amendements en Chine et en Europe, avant l’agrochimie

Dans les limites de ses connaissances, « l’agriculture traditionnelle » vise essentiellement, d’une part, à favoriser au mieux l’action des agents naturels - soleil, eau, gel, air, vie microbienne…-, et, d’autre part, à mettre en valeur les richesses renouvelables que la nature met, périodiquement ou continuellement, à notre disposition, à travers l’amendement. C’est « une méthode parcimonieuse, économique au sens vulgaire [courant] du mot, qui frémit d’être accouplée au gaspillage » [9]. On retrouve ses principes chez les agronomes anciens ou médiévaux, occidentaux ou arabes, jusqu’au XIXe siècle. En 1804, l’académie d’agriculture de France ne pense pas pouvoir mieux aider les praticiens qu’en rééditant Olivier de Serres [10].

Au cœur de l’agriculture traditionnelle, il y a ainsi le souci de l’entretien et de l’amélioration de la fertilité [11]. Il semblerait que les hommes aient considéré, depuis l’aube de l’agriculture, et selon l’attitude empiriste du « ceci ou cela marche », qu’il y avait intérêt à rapporter toutes sortes de matières organiques, ainsi que quelques substances minérales [12], aux sols agricoles, afin d’en préserver ou d’en améliorer la fertilité. On peut supposer qu’ils ont observé le phénomène, quasiment universel, de la limitation de la fertilité naturelle des sols suite à leur mise en culture, après une défriche. En effet, après quelques années de bons rendements obtenus sur la parcelle défrichée, on constate la baisse des rendements et leur évolution vers la médiocrité, si l’on ne procède pas à des apports de matières fertilisantes, ou si l’on ne les remet pas en jachère plus ou moins longtemps. Ce constat est sans doute à l’origine de la pratique traditionnelle de la fumure. La fumure est, ainsi, une restitution au sol des éléments exportés [13] par les récoltes, étant donné que les végétaux cultivés puisent, au moins en partie dans le sol, des éléments pour construire leur propre substance. Traditionnellement, la fumure est constituée, de manière principale, par le compost, et, de manière secondaire, par des apports directs de matières fertilisantes, le plus souvent par épandage manuel ou par des inondations temporaires [14] des parcelles.

En Chine, une tradition de grande culture s’est maintenue durant 4000 ans, jusqu’au début du XXe siècle au moins. Il y a encore cent ans, « la population rurale chinoise pratiquait l’agriculture selon les mêmes traditions, celles qu’elle connaissait depuis des siècles et des millénaires ». On utilisait les excréments humains, et, comme en Flandres, ou en France jusqu’au milieu de la seconde moitié du XIXe siècle, on organisait les vidanges et les transports des fosses d’aisance urbaines. « On ramassait aussi soigneusement les excréments animaux pour ensuite les mélanger à du trèfle avant de les composter. Les légumineuses étaient aussi cultivées comme engrais verts, les tiges des crucifères et d’autres plantes ligneuses étaient utilisées comme combustible dont les cendres étaient mélangées aux composts. La vase des canaux était soit compostée avec du trèfle soit épandue directement sur les champs […]. Le long des côtes, le varech était utilisé comme mulch. Après la marée haute, les poissons morts qui gisaient sur le sable étaient ramassés pour être utilisés comme engrais. Le compost était épandu à la main, les excréments étaient apportés à chaque plante en plusieurs petites doses au moyen de petites louches » [15]. Comme Howard, qui appréciait particulièrement l’agriculture chinoise, qu’il médita notamment à travers le livre du pédologue King [16], Pfeiffer parle en terme élogieux de la tradition du compostage de ce pays : « La culture chinoise, très intense, repose sur un art religieux presque fanatique du compost et de l’entretien de l’humus. Tout ce qui est capable de se transformer en terre est utilisé : plantes, déchets, vase des fleuves, terre. On en fait des couches entassées dans des fosses, qu’on emplit d’eau, et en peu de temps, on a de l’humus. Tout le travail est fait à la main. Précieuse tradition, qui ménage le sol, lui fournit une excellente aération, et entretient le mélange intime de ses éléments » [17].

Plus près de nous, en Europe, à l’époque médiévale, on trouve des textes officiels de Charlemagne invitant les populations de ses domaines à bien composter leurs terres :

« Dans le capitulaire de Villis consacré à la gestion de ses domaines, Charlemagne insère cette recommandation : ut campos et culturas nostras bene componant. Du Cange, lexicographe du XVIIe siècle, comprend encore componere : de ce verbe, écrit-il, dérive « compost ». On ne sait plus l’expliquer aujourd’hui. Les dernières éditions traduisent la sentence : « Qu’ils tiennent nos champs en bon état ». C’est vider le texte de son sens technique » [18].

Pour faire le compost, est utilisée une diversité de produits tels les pailles et débris végétaux, les excréments, les boues, coupes de landes, etc. Le compost est ainsi constitué « du fumier des étables, des pailles dont on tapisse la cour de la ferme pour recueillir les déjections animales, des vidanges » ; mais aussi « des feuilles des arbres, des tailles jeunes des haies, des herbes folles sarclées ; des végétaux spontanées, de l’humus « étrépé » sur les talus, dans la lande ; des cendres du foyer et des brûlis d’épines ; de la boue des chemins, des curures des fossés, de la vase des mares et des étangs. On y ajoute de la marne là où l’on en trouve ».

Avec tous ces matériaux, « on fait un amoncellement allongé, une « tombe », qui pourrit sous la pluie ; que l’on « coupe » et « recoupe » pour l’aérer, y favoriser l’action microbienne, jusqu’à ce qu’il soit « digéré » suivant le mot de Pierre de Crescens, pulvérulent, pour être répandu sur le champ avant le labour » [19].

Pour engraisser les terres, le développement urbain va aussi être mis à profit. Dans cette perspective, dans une association ville-campagne, « la ville voisine devient fabrique d’engrais ». Les agriculteurs des environs ou des compagnies spécialisées dans la vidange, « viennent vider les fosses d’aisances des citadins : c’est le fameux engrais flamand – expression devenue générique – qui fait la fortune des campagnes flamandes » [20]. Mais l’usage de « l’engrais humain » produit dans les villes ne se limitera pas au nord de la Belgique actuel. En France, des villes comme Paris et Lyon connaîtront cette association avec leurs périphéries rurales, jusqu’aux années 1880 [21].

Nous pouvons donc conclure, que, jusqu’au XIXe siècle, il est assez aisé de défendre une interprétation « continuiste » et répétitive de l’histoire de la fertilisation des sols agricoles. L’« Ordre éternel des champs » prévalut, aussi bien pour l’intensification du travail que pour les procédés d’amendement [22]. Au fond, de la naissance de l’agriculture au XIXe siècle, on convînt généralement que les plantes croissent au mieux lorsque les sols ont un fort taux de matière organique. Rappelons maintenant que l’agrobiologie part d’une inscription dans cette tradition, avant d’introduire la controverse qui l’oppose à la révolution agrochimique, pour laquelle des éléments inorganiques ou des minéraux, et non quelque processus biologique lié à l’humus, seraient décisif dans la fertilité. Il sera alors temps de préparer une compréhension aussi juste que possible de cette tension fondatrice, en étudiant d’abord la genèse et les arguments de la façon « chimique » de faire de l’agriculture.

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L’agriculture biologique contre le rejet de l’expérience paysanne

De l’agriculture chinoise plurimillénaire [23] à celle de l’Europe préindustrielle, l’idée d’entretenir le taux de matière organique des champs pour préserver leur fertilité est demeurée un principe essentiel. Le recours au compostage, dans le travail paysan, est alors une pratique courante. A la fin du XVIIIe siècle, l’idée de la fertilisation organique reçoit pour la première fois une formulation savante et élaborée, sous le nom de « théorie de l’humus ». Au XIXe siècle, et jusqu’à la première guerre mondiale, les agronomes chimistes français, notamment, même s’ils reconnaissent l’efficacité des nouveaux engrais chimiques, défendront toujours le primat du fumier : avant de recourir aux engrais chimiques coûteux, il valait mieux faire des recherches pour apprendre à bien tenir un fumier, celui-ci étant considéré comme la base de la fertilité des sols et facilement disponible sur les fermes. Au XXe siècle, les fondateurs européens de l’agriculture biologique s’inscriront dans cette tradition universelle de la fertilisation organique, avec pour objectif principal sa justification mais aussi son optimisation, face aux tenants de l’agrochimie. Faisons d’abord le point sur ces convergences des fondateurs de l’agrobiologie avec la tradition agricole « déjà organique ».

Steiner, anticipant certaines théories écologiques comparant la planète entière à un organisme vivant, baptisé « Gaïa », et Rusch, plus tard, parleront de la « terre vivante » [24]. Steiner dira aussi que le sol est un « véritable organe ». A son tour, Pfeiffer défendra que le sol est un « organisme vivant » ou qu’un « champ est aussi un être vivant » [25]. Dans l’agriculture bio-dynamique, la vision biologique tendra à dépasser les aspects mesurables localement pour devenir une idée holiste sans limite assignée : « On ne saurait jamais aller trop loin dans la connaissance de l’être vivant, de l’ensemble organique ». L’ambiguïté, quant à savoir si l’on étudie un être vivant du point de vue de son individualité, ou bien le système écologique dans ses interrelations d’ensemble, n’est jamais vraiment levée. Même, l’idée de biosphère, comme concept défini, semble écartée, au profit d’une métaphore totalement biologisante, en écho avec la théorie Gaïa : « La plante, par cet air qui l’entoure et la nourrit, dépasse donc le coin où elle pousse, et se rattache à l’organisme terrestre tout entier » [26]. En évoquant une continuité serrée de la plante à la planète, sans doute cette vue de la Terre comme un tout vivant est-elle préparatrice au souci d’intégrer le « savoir » agricole dans la « perspective cosmique » [27] de l’anthroposophie : « Par les influences auxquelles le climat les soumet, les champs sont rattachés à un vaste domaine terrestre. De même pour la forêt, les prairies, les landes, les lacs, les marécages. Tous ces éléments ne sont que les membres d’un être vivant, pays ou continent, dont la fécondité dépend de tous. Entre eux, ils sont unis par des liens étroits d’influences réciproques. Un changement quelconque provoqué à un endroit amène une transformation de l’ensemble » [28]. Cependant, sur le plan plus concret, Pfeiffer reconnaît, faisant référence à la Chine, que les « antiques procédés de culture », au premier rang desquels le compostage, « ont pu garder au sol sa fertilité originelle » [29]. Il invitait à ne pas sous-estimer « l’importance des processus de la vie dans le sol » [30], et se rangeait au point de vue commun à tous les fondateurs et à la tradition, selon lequel « c’est la quantité et la qualité de cet humus qui déterminent la fécondité du sol » [31].

A la fin de son ouvrage rassemblant l’essentiel de sa recherche sur l’agriculture biologique, en rendant hommage aux agriculteurs du mouvement Müller et à l’importance de leurs champs pour la réalisation de son travail, Hans Peter Rusch, malgré sa théorie originale sur l’humus [32], rappelle cette insertion de l’agrobiologie dans la tradition paysanne, associée ici, au-delà de la pratique de la fumure organique, à l’attitude générale d’une pensée biologique : « Nous disposions de l’instrument dont les sciences naturelles de demain auront besoin pour appréhender la vérité : une expérience biologique globale dont les savants peuvent rarement disposer, un champ d’expérience impossible à réaliser artificiellement, constitué par des exploitations qui font de l’agriculture biologique non pas dans un but de recherche scientifique mais pour l’avènement d’une culture humaine débarrassée des erreurs du passé, une communauté de travail comprenant les plus sages parmi les paysans, ceux qui ont su interpréter les signes des temps et qui sont encore capables de penser biologiquement » [33].

Howard, quant à lui, inscrit explicitement, mais de manière critique, sa « théorie humique » [34] dans la « théorie de l’humus » [35], à laquelle s’attaquèrent les fondateurs de l’agrochimie. Mais il a soin de resituer son souci de l’humus non dans une théorie sur l’humus, laquelle peut être fausse, mais dans l’observation des « paysans », selon laquelle les fruits et légumes « poussés sur un terrain riche en humus sont toujours supérieurs en qualité et en goût, et ils sont plus énergétiques que ceux obtenus d’une autre façon » [36]. Ce qui fait que la fertilité du sol, c’est « la condition d’un sol riche en humus » [37]. Mais la définition d’Howard va plus loin, puisqu’elle va de la fertilité humique à la qualité des récoltes pour le consommateur. Cet état fertile du sol doit se voir à l’œil dans le processus de croissance des cultures, se goûter dans la qualité des produits agricoles, mais aussi s’apprécier dans la « forme », dans la santé qu’ils nous aident à avoir [38] : un sol fertile est riche en humus, les « processus de croissance se déroulent rapidement sans à-coups et d’une façon efficace ; il faut donc entendre par là l’abondance, la haute qualité et la résistance à l’appauvrissement. Le sol qui permet d’obtenir une moisson de céréales parfaites pour l’alimentation de l’homme est considéré comme fertile. Un pâturage sur lequel une viande et un lait de première qualité sont produits rentre dans la même catégorie. Un terrain de culture sur lequel on arrive à faire croître des légumes de la plus haute qualité a atteint un maximum en ce qui concerne la fertilité » [39].

Sur un plan général, Masanobu Fukuoka s’inscrit dans une perspective biologique. Mais, à la différence d’un Rusch et surtout d’un Howard, chez qui la perspective biologique reste susceptible de critique scientifique et de critique philosophique écologique, l’approche fukuokienne, comme l’approche steinerienne, mêle arguments traitables par la science et idées philosophiques plus ou moins inaccessibles à une critique rationnelle qui chercherait à être universelle, indépendante des cultures et des idéologies particulières. Ainsi, Masanobu Fukuoka considère la nature comme un « tout organique », ou bien la Terre comme une « communauté organiquement et étroitement unie de plantes, d’animaux, de micro-organismes ». Cependant s’il cite, avec à propos, le concept de « biosphère », c’est aussitôt pour critiquer la prétention scientifique « à analyser et étudier ces phénomènes » et déclarer qu’ils « ne peuvent être perçus que par intuition directe » [40]. Corrélativement, sa nostalgie de la tradition et de la « philosophie paysanne », des paysans « ignorants » mais non pas sots, renvoie à des hommes vivant, par exemple « tranquillement dans un vallon retiré », et ne s’encombrant pas « de questions sur le pourquoi de la venue de l’homme sur terre et sur la manière dont il devrait vivre » [41]. Son attachement au passé agricole est donc bien plus un attachement au regard culturel oriental fondamental devant les choses, plutôt qu’une défense critique, comme chez Howard ou Pfeiffer, des antiques techniques agricoles. Il faut même reconnaître que Masanobu Fukuoka propose, en fait, un retour aux sources spirituelles de l’Orient qui permettrait, notamment, de renouveler la tradition agricole elle-même. Techniquement parlant, pour ce qui est de l’humus et de la fertilité, Masanobu Fukuoka souhaite que l’on retrouve « l’attitude respectueuse et le soin avec lesquels les paysans japonais ont traité leurs sols naguère » [42], mais il relativise grandement l’importance de la fumure et du compostage, donc l’agriculture traditionnelle de l’Orient, et la tradition agrobiologique occidentale, qui n’en est, selon lui, que la reprise [43]. Dès lors, même s’il associe étroitement humus et fertilité, dans sa perspective, il n’y a qu’à créer un sol fertile au départ de l’exploitation agricole, et non à amender régulièrement, par la suite, avec de l’humus ou des produits humifiants. Ainsi, pour atteindre « à une réussite durable des cultures naturelles, sans aucun fertilisant, l’objectif de base est de créer un sol fertile, profond ». Et, quelques soient les moyens employés pour y parvenir, l’agriculteur japonais stipule que « l’agriculteur naturel doit s’assurer de la proximité d’une réserve d’humus qui puisse être la source de la fertilité du sol » [44].

Les grands traits de la tradition agricole et les convergences de la mouvance agrobiologique avec celle-ci étant soulignés, nous pouvons maintenant aborder les événements du champ de la connaissance qui vont ébranler la première et susciter l’émergence de la seconde. La tradition paysanne de la fertilité et de la fertilisation organique a commencée à être critiquée à partir du XVIe siècle, en Europe, dans le contexte du développement de la science moderne, soucieuse de recherches et d’expérimentations maîtrisables, susceptibles d’établir des corrélations précises et quantifiables, parmi les facteurs naturels de la croissance des végétaux. Si l’on trouve quelques précurseurs au XVIIe siècle, ce n’est néanmoins qu’à partir du XIXe siècle que l’histoire occidentale de l’agronomie et de l’agriculture est progressivement marquée par une évolution, qui peu à peu, tend à renverser la représentation organique ou biologique de la terre fertile. D’abord en Europe, puis dans les autres pays occidentaux, et ensuite dans les zones géographiques des autres pays où l’influence occidentale devient prégnante, une approche de la fertilité des sols basée sur les éléments minéraux contenus dans celui-ci, puis plus tard dans l’atmosphère, se fait jour et gagne du terrain, aussi bien dans les raisonnements des agronomes que dans ceux des agriculteurs.

L’agriculture biologique, contestataire de nombreux aspects de la modernité, émerge, sur le plan agronomique, sur la toile de fond de la lutte entre tradition paysanne et théorie de l’humus, relayées par les développements de la biologie après 1860 [45], d’un côté, et adeptes de l’agrochimie montante, de l’autre. On peut déjà poser une première délimitation grossière de la controverse comme suit. Comme partisan de l’agrochimie, Jean Boulaine semble avoir du mal à se défaire, en plusieurs passages de ses travaux touchant l’histoire de l’agronomie, d’une certaine ironie vis-à-vis des observations et savoirs traditionnels sur l’agriculture. Le lecteur a du mal à se départir de l’idée que Jean Boulaine interprète cette histoire d’un point de vue « moderne », au sens où le mouvement de fond de l’histoire des sciences et des techniques serait un progrès continuel, entrecoupés de quelques périodes de stagnation. L’agrochimie, préparée par la conquête de l’agronomie par la chimie agricole, serait un progrès indiscutable dans l’histoire des sciences. Mais elle serait aussi un indéniable progrès dans l’histoire de l’alimentation humaine en général, via les différentes formes de « Révolutions vertes « ayant fait reculer les disettes, en augmentant parfois assez fortement les rendements. De l’autre côté, le point de vue de celles et ceux qui dénoncent l’encensement de l’agrochimie, tels les fondateurs de l’agrobiologie, est évidemment différent. Ils ne rejettent pas le passé des savoirs et pratiques dans le cloaque des superstitions dépassées. Mais généralement, ils ne nient pas non plus une certaine efficacité agrochimique. Plutôt que de rejeter l’évidence des succès agrochimiques, ils préfèrent plutôt en rappeler les limites et en appeler, à la lumière de l’évidence traditionnelle, à prendre le problème agricole autrement, en considérant d’abord l’autre évidence, l’efficacité humique [46]. Il nous a semblé intéressant de formuler la controverse en termes de qualité rationnelle [47] des perspectives en présence.

L’agrochimie est issue des travaux de chimistes qui se sont intéressés au problème de la nutrition des plantes. Déjà ils ont réduit le problème, en passant de la question générale de la fertilité au problème spécifique de l’alimentation végétale. Ils ont montré que des plantes pouvaient pousser [48] avec un ensemble de facteurs plus petit que celui que l’on rencontre dans la nature, et notamment qu’elles pouvaient se passer du facteur matière organique. L’observation et l’expérience plurimillénaire de l’agriculture ont forgé une tradition culturale dans laquelle l’apport de matières organiques a toujours été considéré comme facteur de rendements. Si les deux observations sont également justes, on en déduit qu’elles sont complémentaires ; ici, en l’occurrence, que les matières organiques, à défaut de les nourrir directement, favorisent la nutrition des plantes, d’une part, et que certains minéraux y contribuent aussi, d’autre part. La différence pourrait se dire en terme de longueur ou de largeur de rationalité [49] : l’approche organique, liée à l’expérience aux champs, in vivo, est une approche qui tient compte d’une plus grande quantité de facteurs, étant menée plus directement dans la « nature », au plus prêt des conditions réelles. L’approche minérale, issue d’une expérimentation sur les plantes plutôt que d’une expérience du terrain, tient compte de moins de facteurs. On peut la dire plus réductrice que l’optique organique. Sa rationalité est moins englobante, moins longue [50]. En complément, on voudrait poser l’hypothèse que le réductionnisme des approches est peut-être, à la fois court au plan spatial, vis-à-vis du réel physique (champ / laboratoire), et court temporellement, vis-à-vis des conséquences justes ou bonnes à plus ou moins longue échéance des applications issues d’approches plus ou moins réductionnistes (ici, la fertilité organique sur le moyen terme / la fertilisation minérale sur le court terme) [51].

En gardant présente à l’esprit la différence que nous essayons de discerner, retraçons maintenant les principales étapes qui mènent de l’abandon de la théorie de l’humus à la relativisation de la théorie minérale en passant, bien sûr, par l’avènement de l’agrochimie.

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[1Il y a bien sûr des exceptions, tels les sols de tourbières. Néanmoins, encore aujourd’hui, on exploite parfois des tourbières on vendant leur sol, en mélange ou non, comme une sorte de terreau, donc comme amendement.

[2Boulaine J., Quatre siècles de fertilisation, Première partie, in Etude et Gestion des Sols, 1995, p. 203.

[3Rey A., (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, article « Graisse ».

[4Columelle, De l’agriculture, Livre X, De l’horticulture, Belles Lettres / Budé, Collection des universités de France, 2002.

[5Varron, Economie rurale, Livre I, 9, Belles Lettres / Budé, Collection des universités de France, 1978.

[6Platon, Critias, 111, cité in Drouin J.-M., L’écologie et son histoire, Flammarion, p. 32-33.

[7Une remarque semble ici s’imposer, à propos de l’influence d’Aristote sur l’histoire intellectuelle, depuis l’Antiquité jusqu’à la formation de la philosophie et de la science moderne. L’œuvre de Saint Thomas d’Aquin a largement contribué à faire d’Aristote la plus grande autorité intellectuelle occidentale. De la fin du Moyen-Age jusqu’à l’époque de la naissance des sciences modernes, au XVIIe siècle, cette autorité va de plus en plus être remise en cause. Aujourd’hui, l’influence intellectuelle d’Aristote est minoritaire. La démonstration de ses erreurs en physique a souvent servi de prétexte pour rejeter peu à peu l’ensemble de son œuvre, jusqu’à sa philosophie morale et politique, avec une rectitude logique que l’on peut remettre en cause. La philosophie médiévale scolastique, construite en partie sur son œuvre, faisait alors figure d’obscurantisme stérile. Néanmoins, l’histoire des sciences et des techniques ne peut faire l’économie d’un examen critique de l’œuvre aristotélicienne, signifiant ainsi son importance, malgré ses erreurs (cf. Bréhier E., 1993, cité in Robin P., in Horticulture sans sol : histoire et actualité, p. 101). Le cas de son œuvre de biologiste illustre cette présence historique tutélaire d’Aristote. En effet, les historiens de la fertilisation agricole s’accordent à dire que l’approche Aristotélicienne de celle-ci a constitué un frein à l’innovation et à l’originalité dans les théories et recherches agronomiques. Etienne Gilson, tout en reconnaissant la stérilité scientifique de la scolastique, ainsi que la « biologisation » déplacée de l’inorganique opérée par Aristote et les philosophes médiévaux, invitait toutefois à comprendre et approfondir la méthode réaliste de la démarche. Il voyait ainsi la méthode aristotélicienne et scolastique, poussée plus vers son essence, compatible avec l’épistémologie des sciences modernes, mais incompatible avec l’idéalisme de la philosophie moderne.

[8Boulaine, J., Quatre siècles de fertilisation, Première partie, op. cit., p. 206.

[9Delatouche R., op. cit., p. 52.

[10Ibid., p. 42 et 52.

[11« La méthode traditionnelle, variable suivant les lieux, n’est pas consommatrice, mais productrice de capital foncier. Elle « fait de la terre » suivant la belle formule canadienne. Ce mot de « faire », facere, se retrouve dans l’étymologie de factus, factura, facheria qui désigne des tenures méridionales ; dans l’hacienda de l’Amérique espagnole » (cf. Delatouche R., ibid., p. 60).

[12Les hommes ont eut recours à divers produits ou résidus minéraux tels, par exemple, des poudres de roches ou des restes d’ossements, mais le marnage et le chaulage étaient également connu depuis l’Antiquité. Ils semblent avoir été oubliés dans plusieurs régions de France au cours de l’époque médiévale. Le chaulage et le marnage traditionnels invitent à nuancer la thèse d’une dominante d’apports organiques dans l’histoire de la fertilisation, mais cela ne devrait pas conduire à la renverser. Même si le marnage était important dans la tradition agricole européenne, il ne faut pas oublier qu’il s’agissait d’un apport d’argile calcaire : l’argile est une roche terreuse qui contient des minéraux et des débris organiques. Ceci est important car certains auteurs, tel Dominique Poulain, font du marnage, depuis les Gaulois, le premier moyen d’entretien de la fertilité des sols, au point que cette opération « figure de façon quasi-régulière dans les contrats de location avec force détails, comme, par exemple, la fréquence imposée de 6 à 9 ans » (Cf. Poulain D., Histoires et chronologies de l’agriculture française, Ellipses, 2004, 426 p., p. 114 ; Clout H.D. et Phillips, A.D.M., Fertilisants minéraux en France au XIXe siècle, in Etudes Rurales, 1972, 42, p. 09-28).

[13En analysant les critiques de la version liebigienne de cette théorie des exportations, esquissées par Hans Peter Rusch et Masanobu Fukuoka, nous nous attacherons à montrer que ces fondateurs y critiquent aussi la fumure traditionnelle.

[14Delatouche R., La chrétienté médiévale, Un modèle de développement, op. cit.

[15Berner A., Quatre mille ans d’agriculture durable, Bio actualités, IRAB/FIBL, 10/2004, p. 06-07. Alfred Berner s’appuie ici sur le recensement effectué en Chine par le pédologue américain F. H. King, en 1909. Les descriptions de King sont consignées dans son livre de 1911 intitulé « 4000 d’agriculture en Chine, Corée et Japon ». Lors de son voyage, King a vu les petites louches, les mêmes que celles représentées dans les vieux livres.

[16King est même la principale source citée par Howard dans la partie de l’introduction de son Testament agricole consacrée aux méthodes de culture de l’Orient. Par rapport à ce qui a déjà été dit du compostage chinois, Howard ajoute que les chinois « ont observé depuis des temps immémoriaux l’importance de l’urine animale et des déchets des animaux pour le compostage » (Testament agricole, p. 13).

[17Pfeiffer E., La fécondité de la terre, p. 42.

[18Delatouche R., op. cit., p. 53.

[19Ibid.

[20Ibid.

[21Sur cette histoire, voir l’ouvrage de Sabine Barles, L’invention des déchets urbains, France 1790-1970, Ed. Champ Vallon, Seyssel, 2005, 301 p.

[22Cf. Delatouche R., op. cit., p. 42 : « Avant le XIXe siècle, aucune invention matérielle n’a eu de conséquences révolutionnaires, bouleversant les ordres de grandeur. Un détail le symbolise, s’il ne le prouve : l’outil le plus simple, le plus primitif, la houe, don des dieux dans la mythologie mésopotamienne, est encore l’outil de l’intensification la plus poussée, le jardinage. En plein siècle des Lumières, Turbilly préconise le bêchage à la main. En 1787-1789, le progressiste Arthur Young admire la méthode flamande en termes qu’illustreraient un dessin du Viel Rentier d’Audenarde (1275) et telles miniatures carolingiennes soit-disant imitées de l’antique, et encore en 1984, la photographie de paysans du Rwanda, maniant la houe pour nourrir, convenablement, plusieurs centaines d’habitants au km2 en certaines régions ». La célèbre expression « ordre éternel des champs », parfois associée au régime pétainiste rétrograde, n’en reste pas moins un résumé saisissant, au moins dans les grandes lignes, de l’histoire agricole jusqu’au XIXe siècle. L’auteur de l’expression est Roland Maspétiol, dans L’Ordre éternel des champs, Ed. De Médicis, Paris, 1946, 589 p.

[23Cf. Berner A., Quatre mille ans d’agriculture durable, op. cit. Selon Louise Howard, l’ouvrage de King, Fermiers de quarante siècles, était un livre de chevet de son mari.

[24Steiner R., Agriculture, Fondements spirituels de la méthode Bio-dynamique, EAR, p. 223 ; Rusch, H.-P., La fécondité du sol, p. 94, 161. Pour des passages où Rusch emploie encore ce vocabulaire de la terre « organisme vivant », voir, par exemple, les pages 19, 25, 121.

[25Pfeiffer E., La fécondité de la terre. Le thème du sol « organisme vivant » couvre un chapitre, p. 47-78, et l’idée du champ comme « être vivant » se rencontre notamment à la page 25.

[26Ibid., p. 26.

[27Steiner R., Agriculture, Fondements spirituels de la méthode Bio-dynamique, EAR, p. 39 (Voir aussi p. 107).

[28Pfeiffer E., La fécondité de la terre, p. 27.

[29Ibid., p. 42.

[30Ibid., p. 53.

[31Ibid., p. 49.

[32Cf. Rusch, H.-P., La fécondité du sol, notamment p. 139-149.

[33Ibid., p. 308.

[34Howard A., Testament agricole, p. 58.

[35Ibid., p. 172.

[36Ibid., p. 27.

[37Ibid., p. 24.

[38Dans le passage cité ici, l’allusion à la santé n’est qu’implicite, par l’insistance sur la « qualité » des nourritures. Mais n’oublions pas que Howard a écrit un livre sur cette corrélation (Farming and gardening for health or disease), un chapitre de son Testament agricole sur Fertilité du sol et santé nationale, et qu’il conclut son maître ouvrage en « prophétisant qu’au moins la moitié de toutes les maladies de l’humanité disparaîtront quand la nourriture sera produite par un sol fertile et quand elle sera consommée à l’état frais ».

[39Howard A., Testament agricole, p. 24-25.

[40Fukuoka M., L’agriculture naturelle, p. 27-28.

[41Ibid.,p. 31-32.

[42Fukuoka M., La Voie du Retour à la Nature, p. 245.

[43Fukuoka M., La révolution d’un seul brin de paille, p. 142-143.

[44Fukuoka M., L’agriculture naturelle, p. 160-161. Sur l’importance de l’humus, voir aussi p. 122.

[45Cf. Mumford, L., Technique et civilisation, op. cit., p. 50.

[46Voir par exemple Rusch, H.-P., La fécondité du sol, p. 309-310.

[47Nous réutilisons cette approche de la qualité rationnelle ou des degrés de rationalité lorsque nous proposons, dans notre dernière partie, un nouvel élargissement de la problématique centrale de l’agronomie, au-delà de l’alternative organique-minéral.

[48En ne posant pas trop la question de la qualité des plantes ou de leur croissance.

[49Nous sommes redevables à Dominique Bourg de cette perspective.

[50On pourrait peut-être parler de rationalités à plus ou moins courte vue.

[51De plus, en avançant dans ce travail, on cherchera à déplacer la problématique de la fertilisation vers celle de la fertilité, en accord avec les fondateurs de l’agrobiologie, avant de la pousser vers une intuition des fondateurs non développée, celle de la forêt comme origine de la plupart des sols agricoles fertiles, pour terminer à la question des mécanismes naturels de cette fertilité, ceux de la pédogenèse forestière. A ce niveau de l’analyse, on pourra proposer un contenu technique, d’application agricole expérimentale aujourd’hui, à l’idée des fondateurs de la forêt comme modèle de l’agriculture (la technique d’amendement aux Bois Raméaux Fragmentés).

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