L’agriculture biologique et la fertilité dans la problématique scientifique complexe de l’agriculture

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
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On ne saurait trop insister sur la complexité du problème de l’agronomie et de son histoire [1]. D’une certaine façon, l’agriculture pose l’ensemble des questions du rapport de l’homme à la nature. Bernard Palissy disait que nul autre art n’avait plus besoin de philosophie. L’agronomie est, en effet, un objet hybride, doté d’une ambiguïté essentielle que l’on ne peut pas lui ôter. Elle est une « étude scientifique des problèmes (physiques, chimiques, biologiques) que pose la pratique de l’agriculture ». Il s’agit donc d’une science humaine, puisqu’elle étudie l’agriculture, une invention de l’homme. Or, à la différence d’autres objets des sciences humaines, par exemple l’étude des mentalités religieuses, l’agriculture est en prise directe avec la nature (sols, climats, plantes, animaux…) [2]. L’agronomie, rangée dans le domaine des sciences humaines, appelées aussi sciences de la culture, mérite donc tout autant d’être rangée dans les sciences de la nature. Ce double aspect de l’agronomie lui confère sa nature hybride et son ambiguïté : quel est l’ordre logique de l’étude scientifique de l’agriculture ? Doit-on d’abord étudier l’origine ainsi que l’histoire de l’agriculture, ainsi que les raisons d’agir des agriculteurs ? Ou bien doit-on considérer que l’étude scientifique de la nature, sur laquelle agit l’agriculture, est prioritaire ? Ou bien encore, faut-il étudier directement les formations agricoles, végétales ou animales, en considérant que ces parcelles et ces êtres vivants, domestiqués pour certains depuis presque 10 000 ans, ont acquis une stabilité suffisante permettant d’en dégager les lois propres ?

L’agriculture biologique n’échappe pas à cette complexité. Ses fondateurs, comme ses acteurs contemporains, tentent de comprendre et de pratiquer une agriculture qui soit en harmonie avec la nature. C’est donc l’étude de la nature qui semble être la priorité logique de l’étude scientifique de l’agriculture pour les fondateurs de l’agriculture biologique. Mais force est de constater, à l’étude des écrits des fondateurs, que l’étude scientifique de la nature n’est pas thématisée comme telle. Les fondateurs font bien appel à des travaux et résultats des sciences de la nature, mais ils n’ont pas identifié théoriquement un processus ou un ensemble de processus naturels à étudier dans le cadre d’une problématique précise, ni défini un ou des protocoles expérimentaux, susceptibles de confirmer ou d’infirmer leurs hypothèses, et de faire des prédictions.

Pourtant, le discours des fondateurs multiplie les usages du mot « nature ». Howard ou Masanobu Fukuoka vont jusqu’à sous-titrer ou titrer leur ouvrage de référence avec l’expression « agriculture naturelle ». C’est donc que leur ambition est grande, en ce qui concerne la connaissance de la nature. Autrement, comment penser, de manière cohérente, que l’on propose une agriculture naturelle, c’est-à-dire une agriculture qui suit la nature, voire, plus littéralement, « l’agriculture de la nature », l’agriculture que pratique la nature ? Il faut, ici, reformuler cette idée « d’agriculture de la nature », pour cerner de plus près ce que veulent comprendre de la nature les fondateurs. En fait, les fondateurs pensent avoir compris comment la nature se cultive elle-même – la culture étant prise, ici, au sens d’agriculture. Le processus naturel qu’ils pensent avoir saisi, c’est le mécanisme de la fertilité de la nature. L’étude critique de la pertinence des propositions des fondateurs de l’agriculture biologique peut - et doit, nous semble-t-il – s’arrêter d’abord sur la cohérence des intentions des fondateurs avec leurs réalisations.

Si le mécanisme de la fertilité de la nature est bien l’objet d’étude des fondateurs, plus ou moins scientifiquement élaboré, on est en droit de s’attendre à une théorie et à un protocole expérimental. Mais il faut se rendre à l’évidence, on ne trouve aucun exposé, ni même une trace d’une telle démarche dans les textes étudiés.

Il y a, bien plutôt, un court circuit, lequel va de la question de la fertilité de la nature à l’humus, en mentionnant seulement, même si c’est à plusieurs reprises, la forêt comme modèle et idéal de la production d’humus, ou de l’agriculture, selon les passages. L’évocation de la forêt n’explique pas les mécanismes de fonctionnement de ses écosystèmes. On comprend que, pour les fondateurs, c’est dans les forêts que l’on observe le mieux les mécanismes de la fertilité naturelle. Cependant, loin d’entreprendre ou de rapporter les résultats d’éventuelles études scientifiques sur ces mécanismes, les fondateurs nous proposent l’humus comme objet d’étude et de référence pour la fertilisation agricole. Ce que l’on propose d’appeler un saut cognitif, ou une rupture de raisonnement, mérite attention : pourquoi, dans un même mouvement, en appeler à la forêt, et aussitôt basculer l’attention sur l’humus ? Notons, tout d’abord, qu’il y a bien un rapport assez étroit entre la forêt et l’humus, si l’on considère deux choses : premièrement, l’humus est nécessaire à la formation des sols ; deuxièmement, la plupart des sols ont une origine forestière. Mais ces deux propositions n’apparaissent pas dans le travail des fondateurs. D’ailleurs, comme on le verra, ces propositions orientent le questionnement scientifique vers une problématique dont les fondateurs ne semblent, tout compte fait, n’avoir eu que l’intuition.

Le lien n’est pas développé entre la forêt et l’humus. Dès lors, pour les fondateurs, c’est l’humus qui joue le rôle de modèle de la fertilité naturelle. Une grande part du travail des fondateurs Howard et Steiner va être ainsi consacrée au compostage, envisagé comme technique de fabrication d’humus.

L’hypothèse que l’on défendra, pour expliquer ce décrochage cognitif, est que les fondateurs ont subi le poids de la tradition dans la formulation de la problématique originaire de l’agriculture biologique. On sait, en effet, de longue date, que l’apport de matières organiques, compostées plus particulièrement, et de fumier, notamment, influence positivement les rendements. Ainsi, les fondateurs européens auraient cherché à améliorer les techniques traditionnelles de fabrication du compost et du fumier. Seul Masanobu Fukuoka aurait tenté une approche basée sur l’idée de l’accroissement naturel de la fertilité des sols peu perturbés, rejetant à la fois l’intérêt des engrais chimiques et ceux de la fumure traditionnelle.

Ce qui apparaît clair, dans un premier mouvement de lecture et de réflexion des œuvres des fondateurs de l’agriculture biologique, c’est que leur problématique est centrée sur le sol, et plus particulièrement sur les conditions de sa fertilité. La problématique se décompose en deux versants, l’une négative, l’autre constructive. Sur le versant « négatif », la fertilisation issue de la chimie de synthèse apparaît comme le grand repoussoir des fondateurs de l’agriculture biologique. Pourquoi ? Parce que, outre les aspects sociaux, économiques, et cognitifs liés à la dépossession des paysans, suite à la diffusion de l’agrochimie dans les campagnes, les fondateurs de l’agrobiologie estiment que les procédés de la fertilisation chimique proviennent d’une mauvaise agronomie. Ainsi, sur le versant constructif de leur problématique, les fondateurs vont-ils chercher, à la base de l’agriculture, une théorie de la fertilité qu’ils considéreront aussi bien comme plus scientifique, que comme plus naturelle. Mais leur recherche ne démarrera pas dans une réflexion abstraite. Elle sera guidée par deux axes essentiels, finalement pas toujours nettement distingués, comme nous le verrons : la défense de l’expérience traditionnelle du rôle de l’humus, d’une part, et leurs observations ou théories globales sur la nature, d’autre part. Dans cette section de notre travail, le premier objectif consiste à cerner le versant négatif de la problématique agronomique des fondateurs. Il s’agit de comprendre et évaluer la pertinence de la critique agrobiologique des fondateurs vis-à-vis de l’agrochimie. Pour devenir possible, cette évaluation suppose une compréhension préalable de ce qu’est l’agrochimie. Ce travail va donc d’abord tenter de resituer, brièvement, l’agrochimie par rapport aux théories de la fertilité et aux pratiques de la fertilisation agricole traditionnelle. Ensuite, lorsque nous nous efforcerons de saisir la réception critique de l’agrochimie par les fondateurs de l’agriculture biologique, nous pourrons aussi comprendre, plus précisément, comment l’agrobiologie, dans sa posture originelle, se situe vis-à-vis de la tradition agricole.

Ainsi, les agriculteurs biologiques et les fondateurs de leurs mouvements rejettent-ils les engrais minéraux issus de la chimiosynthèse artificielle pour plusieurs raisons [3]. Pour comprendre les principales, il faut retracer les grandes lignes historiques des approches de la nutrition végétale et voir ensuite comment, à travers l’étude des textes fondateurs, ces derniers se situent par rapport à cette histoire. Si, jusqu’au XVIe siècle, l’importance de l’humus domine les approches de la nutrition des plantes, s’ouvre ensuite une période, non encore close, où le rôle de l’atmosphère et surtout des minéraux va être de plus en plus mis en avant, jusqu’à l’avènement de l’agrochimie, à partir du milieu du XIXe siècle. Néanmoins contestée par le virage biologique des sciences agronomiques à la fin de ce même siècle, la théorie minérale reprend la première place après la première guerre mondiale. Nés dans cette période, les fondateurs de l’agriculture biologique s’inscrivirent dans cette contestation et essayèrent de rationaliser la tradition de la fertilisation par l’humus.

Cependant, la problématique génétique de l’agriculture biologique s’est aussi élaborée sur un versant plus explicitement constructif et innovant. Un Howard ou un Masanobu Fukuoka esquissèrent également des vues originales sur la pertinence du rapprochement de l’agriculture d’avec la forêt, en prenant celle-ci pour le modèle de la fertilité. Maria Müller, lisant des travaux d’agronomes ou de pédologues alors disponibles, insistera sur l’importance de la structure du sol. Hans Peter Rusch, quant à lui, envisagera une théorie générale de la circulation de la « substance vivante », aussi bien pour comprendre la santé humaine que la fertilité des sols.

Commençons d’abord par quelques repères sur l’histoire des conceptions de la fertilité avant la naissance de l’agriculture biologique.

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[1Cette complexité est rappelée à l’envie par Jan Dessau et Yves Le Pape (L’agriculture biologique, Critique technologue et système social, Université des sciences sociales de Grenoble, 1975) De plus cette complexité agronomique est accrue, en quelque sorte, par la nature contestataire de l’agriculture biologique en tant que mouvement de critique sociale : comme l’ont rappelé les auteurs du rapport interne INRA intitulé L’INRA et l’agriculture biologique, Vers un programme de recherche (2000), les acteurs des mouvements sociaux minoritaires ont tendance « à outrer leurs positions ». Mais il s’agirait aussi, fondamentalement, d’une complexité paradoxale si l’on tente, à la manière de l’épistémologie des sciences modernes, de se débarrasser de « toutes nos prénotions » afin de pouvoir poser un regard neuf sur la problématique agricole. Ainsi, Gilles Lemieux déclare, s’interrogeant sur ce que l’homme donne aux sols comme engrais (excréments d’animaux, éléments du tableau périodique de Mendéléiev…) : « Nous avons consacré au sol la somme de nos connaissances doublée de celle de notre ignorance ». Alors, en reliant ces propos avec l’idée que la « reforestisation » de l’agriculture relève du bon sens, la complexité du problème agronomique se dissipe un peu.

[2Avec Delatouche, on peut dire que l’agriculture est « l’activité la imbriquée dans la nature » (cf. Delatouche R., La chrétienté médiévale, Un modèle de développement, op. cit., p. 15 et 160).

[3Au plan agronomique, on s’attachera, ici, essentiellement, aux raisons qui ont trait à la nutrition des plantes et non à celles, plus connues, qui concernent les conséquences négatives de ces engrais sur le fonctionnement écologique normal des écosystèmes (sols, faune, flore), ou celles qui se manifestent sous différentes formes de pollutions (cycle de l’eau et hydrosphère en général, atmosphère, alimentation). De même, nous ne traiterons que la question des engrais de synthèse, et non pas la question des autres produits de synthèse utilisés en agrochimie, cette question n’occupant qu’une place marginale dans les écrits des fondateurs.

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