L’ensemble technique agrobiologique : une approche centree sur le sol

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Du fait que l’agriculture biologique commence à être largement reconnue, de plus en plus de personnes savent qu’il s’agit d’une agriculture plus écologique que l’agriculture employant engrais et pesticides de synthèse. Mais encore peu savent exactement ce que l’écologie appliquée à l’agriculture signifie, pas plus que sont nombreux ceux qui ont compris et retenu ce que l’agrobiologie reproche précisément aux produits de synthèse utilisés en agrochimie. L’objectif de la troisième partie de ce travail est d’éclairer ces conceptions, en se cantonnant à la question de la fertilisation.

Après avoir rappelé la complexité de la problématique scientifique de l’agriculture, à la charnière de la nature et de la culture (§31), nous procéderons en étudiant tantôt ce que l’agriculture biologique n’est pas, et tantôt ce qu’elle était pour les fondateurs. L’agrobiologie s’oppose à l’agrochimie : il nous faudra d’abord comprendre l’agrochimie, au moins dans ses principes, pour pouvoir ensuite saisir et évaluer l’ampleur et la pertinence des critiques que lui ont adressé les fondateurs. Aux origines de la critique de l’agrochimie, il y a la naissance de la chimie agricole, apparue suite à des controverses sur la possibilité de « synthétiser » des « substances organiques » en laboratoire, et suite à la résolution du problème de l’origine des matières carbonées des plantes. La question de l’origine du carbone dans les plantes, à peu près contemporaine de l’invention du concept de « carbone », fait partie des jalons historiques marquant l’ouverture d’une tradition d’approche de l’agriculture par l’étude des plantes, à travers l’analyse des matières les composant, et celle de leur circulation, entre l’atmosphère, le sol, et les plantes elles-mêmes. En posant des questions précises sur la vie des plantes et non plus sur le moyen d’améliorer la fertilité des sols, les savants, surtout les chimistes, de la fin du XVIIIe siècle jusque vers les années 1860, ont déplacé la façon courante d’aborder les problèmes agricoles, dans bien des esprits. Nous nous appuierons notamment sur les travaux de Nathalie Jas, qui vient de proposer un regard neuf sur cette conquête du territoire de l’agronomie par la chimie.

L’agriculture et l’agronomie, jusqu’à ce changement, étaient basées essentiellement sur l’empirisme. On savait le rôle important de l’humus, à travers le recours efficace aux fumiers et composts. En déplaçant progressivement l’interrogation agricole et agronomique vers les substances absorbées au travers des mécanismes de la physiologie végétale, la chimie agricole a tendu à relativiser les processus du sol dans la productivité des plantes, voire même à considérer le milieu édaphique comme un simple réservoir d’éléments minéraux, et l’humus comme un simple pourvoyeur secondaire de ces derniers. Ainsi l’agrochimie s’est opposée à l’histoire agricole et agronomique antérieure. Au contraire, l’agriculture biologique, dès sa fondation, s’affirme en continuité avec le pragmatisme humique de la tradition agricole. En s’inspirant d’Howard, on peut dire que, selon l’état d’esprit des fondateurs, peu importe la compréhension des mécanismes végétaux, si l’on n’explique pas d’abord pourquoi, globalement, l’apport de matière organique aux champs a toujours un effet positif sur les récoltes.

Nous avons bâti cette troisième partie autour de la réception agrobiologique de l’histoire agronomique et agricole. Les fondateurs se situent dans la continuité critique de la tradition paysanne de l’entretien de la fertilité des champs, tradition qu’il convenait donc de préciser, notamment pour découvrir qu’elle pratiquait depuis bien longtemps le compost, et faisait aussi engrais d’un peu tout, résidus organiques et matières minérales ensemble (§32). Parallèlement, les fondateurs pensent et inventent en réaction à la prise de pouvoir progressive de la chimie sur ces questions agricoles, une histoire dont nous rappelons quelques étapes significatives (§331 et 332). Nous soulignons aussi que la chimie a vu son influence diminuer à partir des années 1860 : différentes approches de la biologie concourent à révéler la richesse de la vie du sol, ainsi que l’implication de nombreux microorganismes, dans des phénomènes tels que les fermentations ou encore la fixation d’azote atmosphérique dans les sols. La biologie prend peu à peu plus d’importance dans la recherche agronomique (§333), tandis qu’une frange non négligeable des agronomes n’a jamais rejeté la fumure organique et propose un travail conjoint sur le fumier et les nouveaux engrais chimiques, assurant ainsi, indirectement, la transmission, sinon de la théorie de l’humus elle-même, au moins de ce thème de recherche (§332). D’une certaine manière, les fondateurs européens de l’agrobiologie s’inscrivent dans l’héritage de la microbiologie, de l’évolutionnisme, de l’écologie, mais aussi dans ceux de la pédologie, disciplines qui prennent toutes leur essor entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Mais cette filiation, quoiqu’évidente, n’apparaît guère systématisée, dans l’œuvre d’un Howard, et encore moins dans celle de Rusch, ce dernier subissant aussi l’influence de la biologie moléculaire du XXe siècle.

En revanche, les critiques agrobiologiques de l’agrochimie sont plus développées et systématiques. Nous les abordons en trois étapes. D’abord d’une manière transversale : critique du déséquilibre d’une fertilisation centrée sur la plante, au niveau du rapport entre entretien et exploitation du sol ; attaque de la chimie agricole en tant que savoir « hors sujet » car construit hors du sol ; relativisation de la nutrition minérale des plantes en rappelant l’existence conjointe d’une nutrition végétale organique (§ 3341, 3342, 3343). La seconde étape de notre présentation de la position des pères de l’agrobiologie, vis-à-vis de la chimie agricole, consiste à retracer les variations de leurs lectures de cette histoire agronomique récente : que s’est-il passé selon eux avec l’irruption de la chimie en agriculture ? Quels sont les personnages et les idées clefs des controverses agronomiques déclenchées au XIXe siècle ? Considéraient-ils unanimement des oppositions claires et tranchées, entre les tenants de la fertilisation chimique et les partisans de la tradition de l’humus (§33441 à 334433) ? Après quelques conclusions intermédiaires sur la réception de l’histoire agronomique par nos auteurs (§34444), la troisième étape de cet exposé de la critique agrobiologique est menée au niveau individuel : nous analysons successivement ce que chacun des fondateurs reprochait au paradigme et aux lois agrochimiques (§3345 à 3348).

Enfin, dans une dernière section, nous proposons une synthèse des alternatives proposées par chacun des fondateurs [1], en vue d’envisager le progrès agricole en amont et par-delà les limitations et inconvénients exposés de l’agrochimie. Les propositions des fondateurs ne forment pas les parties complémentaires d’un système unifié. Des principes communs constituent plutôt, à travers les déclinaisons concrètes de chacun, un ensemble technique en attente d’une rationalisation supérieure. Outre l’héritage de la tradition paysanne et celui de plusieurs sciences biologiques concernant le végétal et la vie du sol, ainsi que des idées générales sur le cycle du vivant ou la prépondérance de la nature dans l’agriculture, on notera une évolution quant à l’importance et aux caractéristiques des techniques du compostage entre les différents fondateurs. Parallèlement, l’approche de la gestion de l’humus et du travail du sol subit un infléchissement en direction d’une simplification de l’intervention agricole. Egalement, une voie originale se dessine chez Howard et se précise chez Masanobu Fukuoka, autour d’un modèle forestier de l’agriculture (§34).

[1Excepté en ce qui concerne Rudolf Steiner et son disciple Pfeiffer, rapprochés, pour ce qui est de la part « biologique » de leur agriculture, de la perspective howardienne présentée.

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