L’agriculture biologique, une critique romantique de la modernite

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
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Nature et transcendance : les grands traits de la culture occidentale depuis les cultes matriarcaux jusqu’au romantisme en passant par les tentatives d’autonomisation de la raison

L’habitude que nous avons de distinguer ce qui relève de la science et ce qui relève du religieux et des mythes est le fruit d’un long héritage culturel. Cette manière de séparer le savoir et le croire recoupe un effort pour discerner dans le réel d’une part, la nature et ses régualrités, et, d’autre part, ce qui dépasserait, serait au-delà des lois de la nature accessibles de manière ordinaire. Mais l’homme ne fait pas qu’essayer de connaître les choses. Il désire aussi profondément se sentir en harmonie avec elles et lui-même. Ces tensions entre la sphère cognitive, la sphère existentielle, et la sphère religieuse traversent les cultures. Essayons de préciser les grandes lignes du parcours de la culture occidentale sous l’angle de la modification de ces tensions.

2Des cultes matriarcaux à la masculinisation du panthéon religieux2

L’homme se démarque de l’animal par la création d’un rapport au monde. L’animal n’a pas de rapport au monde, il y vit immergé. Sur la plus longue histoire humaine, celle qui remonte aux origines décelables de l’apparition de l’homme, on marque le début de celle-ci avec, par exemple, l’apparition de rituels funéraires. L’homme questionne le monde et marque dans l’environnement cette originalité en créant et transformant des formes culturelles. L’homme le plus primitif a conscience des mystères du monde. Sa façon d’exprimer le monde et ses choix de vie évolue. Au début de l’humanité, la distinction entre les dieux, les hommes, les forces matérielles ou immatérielles, la vie, la mort n’est pas affinée. L’homme peut croire que tout est animé à l’image de la conscience qu’il a de lui-même en tant qu’être non uniquement physique. Cette relative indistinction dans la réalité du monde correspond à une période culturelle que le terme animisme qualifie assez bien. Sur le plan matériel, la période où l’humanité vivait de chasse, pêche, et cueillette, c’est-à-dire en simple prédation, lui correspond d’abord. Les divinités sont alors telluriques et féminines, associant dans un même culte la fertilité de la terre et la fécondité des femmes, traduisant ainsi l’importance d’un sentiment d’attachement, sinon de fusion, de l’humanité avec son milieu de vie. Le rôle de l’apparition et du développement de l’agriculture, dans le recul des conceptions animistes, est considéré différemment selon les auteurs. Pour certains, l’apparition de l’agriculture est concomittante d’une masculinisation du panthéon religieux des sociétés. Le passage à l’agriculture marquerait une étape significative de l’affirmation de l’homme face à la nature, aux mystères, et aux divinités [1]. Pour d’autres, le mode de vie en simple prédation n’a pas été remplacé brutalement pas le mode de vie agraire. L’agriculture apparaîtrait pour des raisons de croissance démographique et de pression sociale accrue sur les ressources sauvages disponibles. Les changements du panthéon religieux ne seraient pas décisifs dans cette affirmation historique de l’agriculture [2]. Ainsi, il y a toute une palette de techniques et d’organisations sociales qui ont pu permettre une transition progressive. Culture itinérante, nomadisme pastoral, alternance, saisonnière ou selon d’autres rythmes, entre agriculture et simple prédation, etc. Bien que la question demeure non résolue, il semble acquis qu’il faille chercher aussi au-delà de l’apparition d’une agriculture sédentarisée, pour comprendre la mutation culturelle ayant permis un détachement des cultes à tendance symbolique maternelle-terrestre. L’affirmation de l’agriculture ne serait qu’un des facteurs accompagnant la mutation culturelle.

L’apparition d’un panthéon masculinisé sur le pourtour méditerranéen serait due à une pluralité de facteurs historiques. Vers 3000 avant J.-C., en basse Mésopotamie, « les Sumériens mettent au point l’écriture cunéiforme ; en même temps, dans la vallée du Nil, les Egyptiens inventent les hiéroglyphes. L’apparition de l’écriture et l’utilisation des métaux (le cuivre, puis le bronze) entraînent une complexification de l’organisation sociale. Les villages primitifs deviennent de petites villes ; puis au moment de l’apparition des premiers empires – comme celui des Sumériens – surgissent de grands centres urbains avec des administrations hautement développées. Les divinités telluriques féminines vont progressivement céder le pas à un panthéon de divinités célestes masculines, chargées de justifier et de consolider le pouvoir royal. Apparaît alors toute une hiérarchie de dieux, à l’image des cours impériales, qui régissent l’ordre de la nature et du cosmos. Nous retrouvons cette structure aussi bien dans les civilisations de Babylone que dans celle de l’Egypte, de l’Inde ou encore de la Chine » [3].

C’est donc plutôt un ensemble de faits ayant comme dénominateur commun l’affirmation renforcée de l’homme dans la nature, avec la domestication, des écritures plus précises, des matériaux et des outils plus performants, des villes imposantes mais organisées, qui constituerait le fil conducteur du changement culturel de fond. Ainsi, à la conception mythique de la religiosité animiste des premières sociétés de cueillette, puis proto-agraires, et ensuite agraires, aurait succédé une vision théocratique. Celle-ci « se fonde certes toujours sur des mythes, mais elle conduit à une individualisation plus précise des dieux, qui gèrent non seulement les rythmes saisonniers, mais aussi l’organisation sociale tout entière par l’intermédiaire des rois et des prêtres ». La conscience d’une distance infranchissable entre les humains et les divinités augmente. Ce passage du mythos au theos va s’accélérer vers le IIe millénaire, sous la pression de l’immigration des peuples indo-européens venus d’Asie centrale, qui adorent des dieux célestes. Maîtrisant la technologie du fer et ayant apprivoisé le cheval, ils vont descendre en vagues successives vers les Indes et la Perse, mais aussi vers l’Europe occidentale et méditerranéenne. Précédant la civilisation mycénienne, des Indo-Européens s’installent en Grèce entre -1950 et – 1580. Ils accélèrent le passage du mythos au theos autour de la Méditerranée : « Les divinités terrestres – chthoniennes ou telluriques – des régions préhelléniques sont détrônées par les dieux du ciel – ouraniens – introduits par les Grecs. C’est à cette époque que se fixe le terme indo-européen theos, désignant l’être divin protecteur de la cité – pensons à Zeus, qui deviendra le Jupiter romain » [4].

Cependant, la confrontation des deux cultures, celle du mythos et celle du theos, va conduire à une nouvelle étape, que l’on désigne sous le terme de « miracle grec ». La civilisation mycénienne et sa chute l’ont préparé. La civilisation mycénienne couvre toute la période du bronze, de – 1600 à – 1100. Au XIVe et XIIIe siècle, elle affirme son originalité, avec l’introduction des divinités indo-européennes, ainsi que par la fusion d’autres divinités avec des cultes anatoliens et crétois. De là, a résulté presqu’entièrement le panthéon grec. Les doriens, en provenance du nord de la Grèce, ont abattu Mycène. Cette chute marque un des deux points de départ originaux de l’histoire de l’Occident : « L’effondrement de la puissance mycénienne a pour plusieurs siècles séparé la Grèce de l’Orient, lequel conserve de son côté ses structures antérieures. C’est l’affrontement du nouvel Occident et de l’Orient immuable, donc du nouvel Occident et de son antique dépouille, que l’Iliade orchestre en leur point de contact : l’Asie Mineure. Elle le fait en un prodigieux symbolisme, cristallisé en particulier dans les caractères opposés d’Agamemnon et de Priam. Celui-ci a l’autorité d’un oracle, il est un haut parleur dans lequel un texte écrit d’avance se déroule. Au contraire, le pouvoir d’Agamemnon vient de la terre et peut donc être contesté : critiques et criailleries foisonnent dans le campement grec où on le considère comme un homme faillible, non comme un dieu. L’action est révisable, la rupture s’est faite avec le sacré. La parole-dialogue se substitue à la profération magico-religieuse à partir d’une pratique dite de l’ens meson » [5].

2Le miracle grec ou l’avènement de la transcendantalité2

Le « miracle grec » pourrait être aussi défini comme « l’avènement de la transcendantalité » [6]. Ainsi, dès le VIIIe siècle, des concepts transcendantaux, que ce soit dans l’ordre ontologique ‘(l’être) ou formel (les premières notions de mathématiques), apparaissent et émergent progressivement de leur contexte mythique natif. Vers le VIIe siècle, la réflexivité va progressivement s’affirmer comme instance critique du mythe, provoquant l’avènement d’une nouvelle forme de pensée, dominée par le logos : « Le rapport magique avec le cosmos est relayé par le rapport philosophique ou contemplatif à l’instant où le cosmos se révèle à la pensée spirituelle qui s’éveille, non plus comme un « Tout », dominé par des puissances numineuses arbitraires, mais comme un ensemble régi par des lois immuables » [7]. Les philosophes observent la phusis, la nature en perpétuel changement. Ils cherchent le principe de son existence et de son devenir, mais sans plus faire appel à une divinité ou aux mythes cosmogoniques. Ils postulent chacun une cause explicative première, qui serait le principe moteur de la croissance des êtres naturels et de l’évolution du cosmos tout entier. Thalès, également mathématicien et astronome, invoque l’eau, l’un des quatre éléments distingués dans l’Antiquité, comme principe d’unité de la nature et cause explicative de son devenir. Anaximandre « place l’élément primitif dans l’apeiron, c’est-à-dire l’indifférencié, qui se situe au-delà des limites individuelles. Anaximène verrait plutôt dans l’air, un air infini, animé d’un mouvement éternel, l’origine de toutes choses. Nous avons là une première tentative de détermination rationnelle de la cause explicative universelle et nécessaire sans invoquer un mythe ou un dieu : elle constitue « l’impulsion initiatrice de la pensée « scientifique » » [8].
Désormais, la psyché humaine se distingue clairement des acteurs des mythes. Avant de prétendre énoncer un discours sur le monde, il s’agit d’abord pour l’homme de se connaître lui-même dans son originalité. Alors, seulement, les autres êtres pourront lui apparaître dans leur altérité et leur objectivité. Les autres êtres ne sont plus le symbole d’une autre réalité, à laquelle la pensée magique prétendait donner accès : ils deviennent des objets jouissant d’une autonomie propre, et dont il s’agit d’étudier les conditions d’existence et d’action. Avec Platon et Aristote, la pensée conceptuelle et logique revendique l’étude non seulement de la phusis – les phénomènes de la nature – mais aussi de la morale, de la politique et de la religion. Les questions physiques comme les questions religieuses devront être abordées sous l’angle d’une pensée critique et justificative de ses arguments. Le recours au logos remplace désormais les explications faisant appel au theos et constituera pour deux mille ans la pierre d’angle de la civilisation occidentale.
Cependant, la raison « qui pose la question de l’être dans son ensemble » est un acte « monologique » : « Là où la philosophie entre visiblement dans l’histoire, le dialogue de la prière s’interrompt du même coup. Et ce coup marque la séparation entre deux mondes : à la place du cœur imprudent, s’installe le savoir suffisant d’un cœur replié sur lui-même. La raison qui veut s’assurer elle-même de la vraie valeur de son élan vers la transcendance de l’être, vers le monde divin et l’impérissable, doit tout au moins « mettre entre parenthèses », suspendre méthodologiquement l’acte d’adoration de Dieu » [9].
Platon ne souhaite pas instaurer un relativisme éthique à la manière de Protagoras qui déclare que « L’homme est la mesure de toute chose ». Au contraire, il cherche à rappeler l’existence d’une relation entre l’éthique et l’Absolu, qu’il identifie à l’Idée du Bien. L’homme peut atteindre le Bien par la voie de la contemplation associée à l’action juste.
Mais la libération de l’esprit humain de la dépendance des dieux ouvre le chemin d’une autonomisation plus radicale de la raison. Après les dieux, la raison tendra à s’affranchir du monde des Idées. La raison autonome et souveraine « va s’ériger en unique absolu, déterminant, seule, les normes du vrai et du bien »

2Rompre avec la question du divin ? Le chemin de la modernité ou les tentatives d’autonomisation de la raison2

Un défi particulièrement chrétien : l’articulation du logos humain et du Logos divin

L’histoire de l’autonomisation du logos humain est progressive. Avant ce repli de l’homme sur lui-même, le christianisme parvient à relever le défi « d’articuler le logos humain et le Logos divin, en montrant comment Dieu ne se substitue pas à l’homme dans sa quête d’intelligibilité, mais tout au contraire vient à son aide en illuminant son intelligence par la lumière surnaturelle de son verbe éternel » [10]. Ainsi, à la lumière de ce Logos intérieur, le cosmos garde la fonction théophanique qu’il a dans la philosophie grecque : « Le ciel et la terre ne révèlent pas seulement Dieu sous forme d’une Cause à jamais inconnaissable, ils nous « racontent sa gloire » [11]. Saint Bonaventure, le « second fondateur » de l’ordre franciscain, s’exclame :

« Celui que tant de splendeurs créées n’illuminent pas est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveillent pas est un sourd. Celui que toutes ces œuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet. Celui que tant de signes ne forcent pas à reconnaître le Premier Principe est un sot. Ouvre les yeux, prête l’oreille de ton âme, délie tes lèvres, applique ton cœur : toutes les créatures te feront voir, entendre, louer, aimer, servir, glorifier et adorer ton Dieu. Sans quoi prends garde que l’univers ne se dresse contre toi. Car pour cet oubli le « monde entier accablera un jour les insensés », tandis qu’il sera source de gloire pour le sage qui peut dire avec le prophète : « Tu m’as rempli de joie, Seigneur, par ta création ; je jubilerai devant les ouvrages de tes mains ! Quelle magnificence dans tes œuvres, Seigneur ! Tu as tout fait avec sagesse, la terre est remplie de tes dons ! » [12].

Malgré tout, la frange dominante de la société va peu à peu, surtout à partir de la fin du Moyen-Age, renoncer à l’articulation de la raison humaine et du Logos divin, ainsi qu’à la considération de la nature comme théophanie évidente. La subordination de la raison humaine à la grâce divine et au Logos divin ne semble pas poser problème à l’homme médiéval. Mais il n’en va plus de même à la Renaissance.

La Renaissance ou l’ouverture du divorce entre logos humain et Logos divin

L’époque de la Renaissance marque sans doute le début du divorce entre le logos humain et le Logos divin, dont l’alliance féconde avait pourtant fourni le socle de la culture occidentale. La raison humaine semble ne plus vouloir être articulée à ou dépendre d’un quelconque Logos : « On perdit le caractère positif de l’autorité lorsque la rationalité se sentit bloquée par l’autorité extérieure – conformément à la terminologie moderne : quand l’autonomie, c’est-à-dire l’autodétermination de la ratio humaine, se vit handicapée dans son déploiement par l’hétéronomie, c’est-à-dire la détermination extérieure par des autorités, qu’elles fussent de type humain et historique, ou de type divin et supra-historique » [13]. A la Renaissance on confesse encore Dieu comme la Source de la vie, du mouvement et de l’être (cf. Ac 17, 28). Mais face à lui, la liberté de l’homme « est exaltée en des termes qui ne laissent guère d’équivoque » [14]. Un anthropocentrisme optimiste espère affirmer ses droits face au Maître transcendant. Un Pic de La Mirandole, auteur exemplaire de l’humanisme de la Renaissance, fait dire au Créateur s’adressant à Adam :

« Pour les autres créatures, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures qui sont divines. Admirable félicité de l’homme ! A lui, il est donné d’avoir ce qu’il désire et d’être ce qu’il veut » [15].

Comme le remarque justement Joseph-Marie Verlinde, avec ce discours de la Renaissance, nous ne sommes déjà « pas loin de l’existentialisme du XXe siècle », lequel pourra imaginer, dans ses versions les subjectivistes, que l’on ne naît pas homme ou femme mais que l’on le choisit [16]… C’est que la référence au Créateur va vite s’estomper pour donner libre cours à l’exaltation de l’homme, en tant que « microcosme » récapitulant en lui l’univers entier et pouvant « prétendre à la maîtrise des forces visibles et invisibles qui le régissent » [17]. La magnification de l’homme fut ambiguë. En insistant sur le logos humain et la liberté, au détriment du Logos et de la possibilité d’une finalité surnaturelle, l’humanisme de la Renaissance a aussi renvoyé l’homme vers la nature. L’exaltation de la liberté humaine fut doublée d’un abaissement de son champ d’action à la nature. Nicolas Berdiaev a relevé cette tension dans l’humanisme postmédiéval. La Renaissance « a mis en évidence l’individualité humaine, l’a tirée de l’état de soumission dans lequel elle se trouvait au Moyen Age, l’a lancée sur le libre chemin de la propre affirmation et de la création ». Mais ce « même humanisme contient aussi des possibilités d’abaissement pour l’homme. Il a en effet déplacé le centre de gravité de la personne humaine des profondeurs vers la périphérie en l’orientant vers la nature. La nature humaine n’est plus à l’image de Dieu, mais elle est une image et un reflet de la nature cosmique ; l’homme est un enfant du siècle qui doit son existence à une nécessité naturelle. Aussi l’humanisme de la Renaissance n’a pas seulement exalté l’individu humain, il l’a aussi rabaissé : il a cessé de le considérer comme ayant une origine divine, supérieure, et possédant une partie céleste ; et il l’a étroitement attaché à la terre » [18].

L’homme de la Renaissance hésite finalement entre deux appartenances : celle qui le relie au Dieu biblique par son héritage chrétien, et celle qui le rattache à cette terre qui serait maintenant livrée à sa liberté et dont il découvre avec émerveillement les puissances cachées. Paracelse est une figure emblématique de cette époque, « dont l’influence ne s’est jamais démentie tout au long des siècles » [19]. Sa vision de l’homme naturel trahit l’ambiguïté ici soulignée : « Il y a deux âmes en l’homme. L’une est éternelle, l’autre appartient à la nature et elle est mortelle. L’homme a aussi deux esprits. L’un est éternel, l’autre est le propre de la nature. C’est le corps astral qui contient l’esprit selon la nature, et il est lui-même renfermé dans le corps visible, ce qui fait deux corps pour une même personne » [20]. Outre le support de pratiques occultes, une telle anthropologie duale pose le problème d’un clivage, qu’il n’est pas difficile d’imaginer difficile à vivre, pour la conscience humaine.
D’autre part, ce clivage est redoublé, du côté des forces visibles, par l’appel au langage mathématique pour décrire et agir sur les phénomènes de la nature. L’affirmation du logos mathématique, avec Galilée, Newton, Descartes, a exclu les qualités secondes. Le succès de la science moderne est lié à la possibilité de quantifier. Mais, le prix à payer pour ce succès, est une « restriction sévère de l’espèce de réalité qui est accessible » grâce à cette méthode : « la possibilité de la représentation formelle, qui est la clé du succès de cette méthode, est une réduction de ce qui est donné dans la perception aux aspects qui sont susceptibles d’être représentés par les objets abstraits construits par les mathématiques. Cela était déjà le sens de la célèbre distinction entre qualités premières et qualités secondes » [21]. Cette restriction de la réalité accessible selon le savoir culturellement dominant est douloureuse. Le ressenti de l’homme devant la nature, son ouverture au mystère, à l’Au-Delà indicible, tout cela est dévalorisé. Le symbole, qui prend appui sur les qualités secondes perçues par les sens pour signifier cet Au-Delà indicible, est banni du domaine scientifique, et donc de la nouvelle sphère du vrai. La révolution des sciences modernes introduit un clivage dans la perception du réel : elle « n’a pas seulement introduit le divorce au sein des apparences, elle sépare aussi l’être humain de ses représentations symboliques » [22]. Et par ce fait même, elle marque une rupture avec l’approche médiévale où la nature pouvait faire signe vers l’Au-Delà, vers Dieu. La réduction de la vérité sur le réel au mathématisable « ruine toute possibilité de théophanie naturelle » [23]. La réduction du vrai à l’intelligibilité mathématique va de pair avec sa description comme une immense machine. L’image fort répandue de l’horloge ne permet plus de s’extasier devant les beautés de la nature attirant l’homme vers les beautés du Créateur. La réduction de la nature à la machine s’accompagne d’une réduction de l’image de Dieu au « Divin horloger » ou au « Grand architecte ». Il est moins facile d’aimer une machine qu’une créature naturelle. De même, l’évacuation de la beauté, de la bonté, et de la sollicitude du Dieu biblique facilitera le développement de l’athéisme. Malgré ce clivage, la puissance révélée par la libération de la raison à la Renaissance aboutit à la divinisation de la Raison triomphante au siècle des Lumières. Mais un tel clivage et un tel remplacement du Logos divin par le logos humain ne pouvait satisfaire la conscience humaine. Dès le dernier tiers du XVIIIe siècle, tout en intégrant la critique rationaliste de la Révélation, des voix s’élèvent pour restaurer, particulièrement, une sphère du sacré non humain dans la culture : se référant à la fois à la nature vivante et au génie créateur de l’homme, la pensée romantique allait naître.

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La révolte romantique contre le clivage de la conscience moderne

2A l’origine de la révolte romantique : la crise culturelle de l’humanisme de la Renaissance2

Ainsi, sous ses apparents triomphes, l’humanisme moderne couve une révolte grandissante contre cette division de la conscience et de la vie humaine. Le romantisme va s’élever contre la raison des Lumières. Mais il ne va pas faire retour à la conscience médiévale qui se sentait accompagnée de Dieu. La porte théologique semblant fermée, c’est du côté d’un sentiment, mais aussi d’un contact avec une sorte de nouvelle sacralité de la nature que vont se tourner les différentes vagues de romantisme et de néo-romantisme aux XVIIIe et XIXe siècles. Tout d’abord, citons deux passages de Berdiaev ayant le double avantage de bien situer la crise de l’humanisme moderne et de faire synthétiquement le lien, du point de vue de la conscience moderne, entre la Renaissance et l’époque de l’émergence des agricultures contestataires qui nous occupent ici. Le premier extrait rappelle que la coupure avec le divin a entraîné d’abord une sorte de grande libération de l’enthousiasme créateur de l’homme occidental. Il rappelle également, ensuite, que l’homme, ne comptant plus que sur ses propres forces naturelles et inspirations subjectives, en est venu à se fatiguer de créer sans raison suffisante. Le risque étant de voir l’élan humaniste se nier lui-même [24] et la création se muer en destruction :

« Ayant magnifié l’homme, l’humanisme l’a privé de sa ressemblance divine et l’a asservi à la nécessité naturelle. La renaissance, fondée sur l’humanisme, a mis en lumière les forces créatrices de l’homme en tant qu’être naturel et non spirituel. Mais l’homme naturel, arraché de l’homme spirituel, ne possède pas la source infinie des forces créatrices, il doit s’épuiser et s’en aller à la superficie de la vie. Cela même se ressentit dans les derniers fruits de l’histoire moderne qui ont conduit à la fin de la Renaissance, à la négation de l’humanisme par lui-même, au vide superficiel qui a perdu le centre de la vie, au tarissement de la création. Le jeu libre des forces créatrices ne pouvait se prolonger indéfiniment. Et au XIXe siècle, ce jeu créateur est déjà terminé, on ne sent plus d’abondance, on a un sentiment d’indigence, la difficulté et le poids de la vie augmentent. La contradiction fondamentale de l’humanisme s’approfondit et se découvre tout au long de l’histoire moderne. Elle conduit l’humanisme à son contraire » [25].

Le regard romantique, puis le regard écologique, en se tournant vers la nature, vont chercher un nouveau point d’appui pour l’élan humaniste. Mais, trop souvent attachés à l’immanence, ils auront du mal à situer et développer justement la problématique humaniste. Dans le passage suivant, nous découvrons une déclinaison de l’attachement romantique à la nature, particulièrement significative pour l’agriculture biologique. Il s’agit du thème de l’opposition entre ce qui est organique ou biologique, d’une part, et ce qui est mécanique, d’autre part [26]. Elle est ici bien campée, et reliée au clivage de la Renaissance :

« La fin historique de la Renaissance s’accompagne de la décomposition de tout organisme, de tout ce qui est organique. Une constitution organique de la vie s’est encore conservée dans la Renaissance. La vie était encore hiérarchique comme toute vie organique. C’est qu’alors ne faisait que commencer le processus de sécularisation qui finalement conduit à la mécanisation de la vie, au détachement de toute structure organique. Au début, dans ses premiers stades, cette sécularisation a été reçue comme une libération des forces créatrices de l’homme, comme la joie provoquée par leur jeu libre. Mais les forces humaines qui sortent de l’état organique sont soumises inéluctablement à l’état mécanique. Cela ne se voit pas tout de suite. […] Mais au XIXe siècle s’est produite en Europe une des plus terribles révolutions qu’ait jamais subies l’humanité dans toute son histoire. La machine est entrée en vainqueur dans la vie humaine et a altéré tout son rythme organique. La machine a détruit toute la structure séculaire de la vie humaine, structure qui était organiquement liée à la vie de la nature. La machinisation de la vie détruit la joie de la Renaissance et rend impossible toute surabondance créatrice de la vie. La machine tue la Renaissance. Elle prépare une époque historique nouvelle, une époque de civilisation. La culture pleine de symbolisme sacré meurt. Les gens de la Renaissance ne savaient pas et ne comprenaient pas qu’ils préparaient le triomphe de la machine dans le monde, que l’éloignement définitif du Moyen Age devait conduire au royaume des machines, à la substitution d’une structure organique par une structure mécanique » [27].

Une telle distinction a certainement du sens. Mais toute la difficulté consiste certainement à ne pas proposer l’organique et l’inorganique comme des alternatives inconciliables mais, bien plutôt, à découvrir l’ordre théorique et pratique qui doit régir leur développement harmonieux. Dans le cadre de la protestation et des alternatives inspirées par le courant romantique, une telle problématique a commencé à sédimenter, de bien des façons et avec bien des incertitudes, dans la culture occidentale. La nature, la vie biologique, la vie de l’âme humaine, la protestation contre les méfaits de l’industrialisation, ont nourri de nombreux efforts, jamais coupés d’une nostalgie profonde, pour trouver un nouveau souffle à l’aventure de la modernité occidentale. Nous reviendrons plus loin sur le premier romantisme, incarné par le mouvement Sturm und Drang, créé autour de Goethe et Herder, à l’occasion d’une analyse de la liberté et de la créativité dans la démarche goethéenne de Rudolf Steiner (cf. § 242162). Nous allons ici plutôt évoquer le XIXe siècle, afin déboucher sur le néo-romantisme de la fin de ce siècle : c’est en effet dans cette ambiance culturelle « fin de siècle » qu’il faut chercher les origines directes des mouvements d’agriculture biologique européens. Le réenchantement du monde et l’amour de la nature vivante forment les principes de base de l’élan constructeur romantique.

2Le réenchantement du monde et de la nature, thème romantique constructif fondamental2

Le romantisme, dès le cercle Sturm und Drang, refuse la réduction de l’homme à sa raison. Il cherche une issue dans un sentiment de la nature empli de merveilleux et ouvert au surnaturel. Un peu plus tard apparaîtront des déclinaisons politiques socialistes, communistes, anarchistes, ou libertaires partageant cette critique et aspirant à réenchanter le monde. Karl Marx considère que la bourgeoisie a noyé « les frissons sacrés de la piété exaltée, de l’enthousiasme chevaleresque » dans « les eaux glacées du calcul égoïste » [28]. S’il peut sembler que Marx regrette parfois ce refroidissement de la vie intérieure, son utopie du grand soir ne s’affiche pas religieuse. Néanmoins, il ne faut pas être d’une grande perspicacité pour discerner l’influence du thème biblique du paradis dans le rêve marxien de la société finale sans classe. De plus, et bien qu’il existe des auteurs ambivalents vis-à-vis du romantisme, comme Marx, ainsi que des romantismes que Michael Löwy et Robert Sayre disent « areligieux » (Hoffman) ou « antireligieux » (Proudhon, Nietzsche, O. Panizza), il faut souligner que la grande majorité des romantiques cherchent le réenchantement du monde par un retour aux traditions religieuses, et parfois mystiques [29], comme le souligne Max Weber, l’inventeur de la fameuse expression du « désenchantement » : « Le destin de notre époque, caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. Elles ont trouvé refuge soit dans le royaume transcendant de la vie mystique, soit dans la fraternité des relations directes et réciproques entre individus isolés » [30].
Outre par la modalité d’un retour au religieux, en passant ou non par les institutions et les dogmes établis, les romantiques se tournent aussi « vers la magie, les arts ésotériques, la sorcellerie, l’alchimie, l’astrologie ; ils redécouvrent les mythes, païens ou chrétiens, les légendes, les contes de fées, les récits « gothiques » ; ils explorent les royaumes cachés du rêve et du fantastique, non seulement dans la peinture et la poésie, mais aussi dans la peinture, depuis Füssli et Blake jusqu’à Max Klinger et Max Ernst ». Il y a aussi une fascination romantique pour la nuit, comme dans les Hymnes à la Nuit de Novalis [31], un auteur de référence chez Rudolf Steiner.
Enfin, « face à une science de la nature qui, à partir de Newton et de Lavoisier, semble avoir déchiffré les mystères de l’univers, et face à une technique moderne qui développe une approche strictement rationnelle (instrumentale) et utilitaire envers l’environnement – les « matières premières » de l’industrie -, le romantisme aspire à réenchanter la nature ». On le voit dans la philosophie religieuse de Schelling, Ritter, ou Baader, mais « c’est aussi un thème inépuisable de la poésie et de la peinture romantique, qui ne cessent de chercher les analogies mystérieuses et les « correspondances », au sens que Baudelaire donnera à ce terme, après Swedenborg, entre l’âme humaine et la nature, l’esprit et le paysage, l’orage interne et l’orage externe » [32].

Traversant l’ensemble des stratégies romantiques de réenchantement du monde ou de recherche d’une voie non religieuse pour retrouver le sacré, le recours au mythe occupe une place spécifique : « A l’intersection magique entre religion, histoire, poésie, langage, philosophie, il offre un réservoir inépuisable de symboles et d’allégories, de fantasmes et de démons, de dieux et de vipères » [33]. Le mythe central qui occupe aussi bien les précurseurs [34] que les fondateurs de l’agriculture biologique est, bien évidemment, celui du retour à la nature. Le retour à la nature ne semble pas, comme tel et au premier abord, un mythe qui puisse mobiliser aisément la pratique agricole. On imagine en effet, dans le thème du retour à la nature, plus ou moins toujours comme une fusion et une passivité de l’homme, renvoyé au mode de vie de simple prédation, et donc éloigné, par conséquent, de toute velléité artificialiste d’envergure. Cette représentation des choses n’est pas fausse, mais elle est partielle. N’oublions pas que le romantisme s’est développé après la Renaissance et les Lumières, et devant les triomphes grandissant de la raison scientifique. Il faut donc considérer qu’une bonne partie de la nostalgie romantique, héritière aussi de l’aspiration moderne, aspire plus à une conciliation de la créativité de l’homme avec la sensibilité envers la nature et l’expression de l’identité humaine dans leur ensemble, plutôt qu’à une régression antihumaniste, comme il aura tendance à se produire avec certains fascismes du XXe siècle, particulièrement dans le nazisme. Dans cette perspective, l’agriculture peut trouver sa place, à condition d’être construite à la lumière d’une compréhension préalable de la nature et de la communauté harmonieuse que devrait former, entre eux et avec elle, les humains.

C’est avec une telle charge de problématiques intellectuelles et existentielles, combinées avec les questions spécifiques de la construction d’une nation et d’un Etat, que le romantisme est devenu, particulièrement dans le cas de l’Allemagne, un courant de pensée et d’action largement dominant dans les initiatives réformatrices de l’époque wilhelmienne, durant les décennies charnières des XIXe et XXe siècle. Et c’est aussi dans ce contexte qu’a émergé l’impulsion pour l’agriculture biologique dans l’aire germanophone. En prolongeant notre parcours d’histoire des idées dans une analyse d’une situation culturelle où le romantisme a joué un rôle pratique déterminant, nous comprendrons, ensuite, bien mieux les traits dominants des démarches spécifiques du mouvement de Rudolf Steiner, d’une part, et du mouvement organo-biologique des Müller et de Rusch, d’autre part. Cependant le romantisme, tel que nous le considérons, c’est-à-dire, en suivant Robert Sayre et Mickaël Löwy, au sens d’un mouvement politique, excède les seules littératures et philosophies. Et s’il excéde la sphère intellectuel, c’est aussi parce qu’il exerçe une influence, difficile à cerner, sur de larges franges de la société occidentale d’un grand XIXe siècle. Il est peut-être possible de le considérer comme l’avers des positivismes, scientistes, et autres progressismes de l’ère industrielle. Quoi qu’il en soit, au XIXe siècle, le romantisme « exerce une influence diffuse et tendanciellement dominante » [35]. Pour notre sujet, la thèse se vérifiera. Au-delà des fondateurs germanophones, l’auteur Albert Howard et l’auteur Masanobu Fukuoka reprendront bien des thèmes romantiques, que ce soit pour critiquer l’agriculture moderne et la société industrielle, ou pour élaborer leurs propositions alternatives. Mais venons-en d’abord à cette période si riche de l’époque wilhelmienne.

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Le romantisme et le mouvement de réforme de la vie : la naissance de l’agriculture biologique dans l’aire germanophone à l’époque wilhelmienne

2L’importance du romantisme dans l’histoire allemande2

Dans l’aire germanophone, le commencement du développement de l’agriculture écologique coïncide avec l’apparition du mouvement de réforme de la vie à la fin du XIXe siècle. Celui-ci s’est dressé contre l’urbanisation et l’industrialisation dans le monde « moderne ». L’objectif est le retour « à une façon de vivre naturelle ». Ce néo-romantisme est un mouvement social sans commune mesure avec ce qui a pu se passer en Angleterre ou en France. Dans le contexte allemand, marqué par une absence de structuration du pays par un Etat, c’est la culture qui joue le rôle d’unification de la nation allemande. Et au premier rang de la culture allemande du XIXe siècle, on retrouve le romantisme : « En Allemagne, le romantisme revêt des caractéristiques bien particulières qui en font [un] temps littéraire d’une richesse et d’une importance essentielles pour la littérature nationale et plus encore pour l’identité culturelle de la nation » [36]. Il peut apparaître vraisemblable que l’ampleur du mouvement de Lebensreform soit comparable avec l’importance du romantisme pour l’Allemagne : « à la différence de la France ou de la Grande-Bretagne, le romantisme allemand a un sens et une importance historique beaucoup plus grand » [37]. Comme l’a noté Thomas Nipperdey, le romantisme a pris dans ce pays une place déterminante dans la construction de la conscience nationale. Thomas Nipperdey parle d’un « nationalisme romantique » [38], dont le héraut aurait été Ernst Moritz Arndt. Dans le cadre de cette spécificité romantique de la culture allemande, les auteurs de l’ouvrage collectif Culture et religion, Europe, XIXe siècle, n’hésitent pas à mettre en équivalence de sens les expressions « nationalisme romantique » et « nationalisme culturel » [39]. Or la problématique romantique est complexe. Il y a un romantisme allemand autour du groupe de l’université d’Iéna, avec notamment Fichte et les frères Schlegel, mais il y a surtout Goethe, « figure dominante de la littérature allemande durant plus d’un demi-siècle ». Après sa rencontre avec Schiller en 1794, Goethe, de la période du Sturm und Drang à celle de la cour de Weimar, incarne à lui seul le romantisme et le classicisme. Contre l’absolutisation de la Raison des Lumières, contre les séparations accentuées homme et nature, Dieu et nature, et contre l’approche utilitariste unilatérale de cette dernière, promouvant uniquement le savoir en vue de son exploitation industrielle naissante, le mouvement Sturm und Drang a mis au centre de ses préoccupations le thème d’une relation profonde de la personne à la nature. A l’époque wilhelmienne et de l’industrialisation accélérée de l’Allemagne, un grand nombre de mouvements de réforme vont avoir pour fil conducteur ce thème romantique et complexe de la proximité à la nature. Après avoir porté un regard sur l’époque wilhelmienne et l’existence de divers mouvements tous imprégnés de naturalisme, dont le mouvement de la réforme de la vie, nous nous introduirons au premier mouvement d’agriculture naturelle allemand né en son sein.

2Le bouillonnement culturel de l’époque wilhelmienne et le mouvement de réforme de la vie2

Dans le langage de l’époque wilhelmienne et romantique, entre 1890 et 1914, la problématique stürmerienne est considérée comme une « transformation culturelle décisive », une « Verjüngung de la culture allemande », ce que l’on peut traduire par « rajeunissement » ou « cure de jouvence ». On peut donc reconnaître le Sturm und Drang parmi les ancêtres de la Jugendbewegung, mais c’est tout aussi vrai pour les Lebensreformer en général, c’est-à-dire les adeptes du mouvement de réforme de la vie (Lebensreform) [40]. Le « Sturm und Drang fournit le modèle d’une révolte de la jeunesse au nom de la nature et du génie contre les conventions de la Gesellschaft et de la culture dominante » [41]. Ainsi, tous les mouvements de réforme de vie initiés durant l’époque wilhelmienne, Jugendbewegung, Wandervogel, mais aussi la « Freikörperkultur », le naturisme, le végétarisme, l’eugénisme, ont-ils pour dénominateur commun une « forme de Naturmystik panthéiste » [42].
Avec cette mystique naturaliste panthéiste, associée directement à la lutte des romantiques vis-à-vis des « préjugés contre la nature » [43] de la tradition institutionnelle dominante du christianisme [44], associée aussi, à une critique du rôle de la science, et également à la critique des valeurs et institutions du capitalisme triomphant, nous avons affaire à une mouvance de pensée à l’identité et aux contours incertains. Pour Janus Frecot, il s’agit d’un véritable « conglomérat de mentalités historiques et d’idéologie » [45]. Il pourrait s’agir d’un produit de décomposition, né dans le mouvement de sécularisation et de dissolution des religions, de méfiance face au développement moderne, incarné par l’urbanisation accélérée et l’industrialisation. Ainsi, de la fin du XIXe siècle à la période de Weimar, l’Allemagne est en plein bouillonnement culturel. Marino Pulliero rappelle ainsi que le climat de l’époque est « marqué, précisément, par un mélange inextricable d’émancipation, de discours et de puritanisme » [46]. Avant la première guerre mondiale, le mouvement de jeunesse « aura plutôt l’apparence d’une petite galaxie composée de petites sectes », et l’on peut en dire autant, sur une période plus longue, des « innombrables sectes » de Lebensreformer [47].
Si l’on tente maintenant de dresser une liste des thèmes pris en charge par « le complexe historique » Lebensreform, il devient évident que le mouvement est porteur d’un désir d’une nouvelle expérience du monde, mais dans la dépendance à une utopie du retour à la nature, qui est aussi nostalgie d’un retour, par-delà l’histoire, à une humanité jeune et paradisiaque. Les conceptions bibliques du paradis originel, passées au filtre de la mystique naturaliste romantique, alimentent une recherche prise dans une ambiguïté entre un désir d’autonomie et d’émancipation créatrice du sujet, d’une part, et la tentation d’une religiosité mi pulsionnelle mi ascétique, tournée vers la fusion avec l’élément biologique de la nature, d’autre part [48]. Ainsi, le mouvement Lebensreform a couvert, entre autre, les aspects suivants : végétarisme et réforme de l’alimentation, théosophie, agriculture naturelle, l’abstinence de tabac, alcool, café ; des méthodes de bien-être naturel, le naturisme et le nudisme (Nackkultur), et la culture du corps (Freikörperkultur) ; les jardins ouvriers et les cités-jardins ; la protection des animaux et de la nature ; le désir d’évasion urbaine, mais aussi la réforme pédagogique, ainsi que le souci de la préservation des caractères paysagers et historiques des régions [49]. Cette grande variété de thèmes a pu s’étendre à l’idéologie völkish [50], au racisme, et à l’antisémitisme. Selon Erik Jayme, dans un article du Berliner Zeitung [51], c’était une priorité de l’exposition pionnière de Darmstadt sur le Lebensreform (en 2001) que de ne pas masquer les égarements idéologiques du mouvement Lebensreform. Au contraire, il s’agissait de montrer clairement au visiteur que cette évolution vers la libération du corps et l’hymne à la manière de vivre naturelle n’était pas séparée par un gouffre du Lebensborn nazi et du racisme.
Ces ambiguïtés fondamentales étant rappelées, nous pouvons maintenant, sur cette toile de fond, approcher l’agriculture biologique comme une des réalisations concrètes de ce mouvement. Rappelons auparavant que la recherche d’une vie autarcique et authentique ne se ramène pas à une affaire allemande. Sur les étagères des Lebensreformer, à côté du théologien marginal de la religion libre et « pasteur de la nature » Eduard Baltzer, fondateur du mouvement végétarien d’Allemagne [52], les ouvrages d’Emerson et Thoreau, les poèmes de Whitman, ne s’y retrouvent pas par hasard parmi les classiques. D’autre part, pas plus que pour Goethe ou pour Henri David Thoreau, qui s’intéressent avec passion à l’histoire naturelle [53], on ne saurait réduire les mouvements wilhelmiens à des productions seulement idéologiques et intellectuels. Mais il faut reconnaître que le cas allemand constitue une situation d’exception mais aussi de tragédie, dans la mesure où ce néo-romantisme touche de larges franges de la population du pays. On sait généralement que l’écologie et l’agriculture biologique sont plus développées depuis longtemps dans l’aire germanophone que dans le reste de l’Europe. Pour ce qui est de l’agriculture biologique, il faut cependant remonter au-delà de la représentation courante, laquelle voit aux origines le mouvement steinerien. Le végétarisme et le mouvement de Lebensreform, notamment, s’attachent aux conditions techniques et pratiques de leurs idées. La communauté Eden, près de Berlin, dès la fin du XIXe siècle, associera le végétarisme à l’agriculture naturelle.

2La Colonie végétarienne arboricole Eden, l’agriculture naturelle, et le pionnier Ewald Köneman2

Une partie du mouvement de Lebensreform, la réforme agraire, a mis en pratique la recherche d’une vie simple, saine, modeste, en harmonie avec la nature, par l’installation dans la nature rurale et la construction d’une existence agricole donnant, sous l’influence du végétarisme, la priorité à l’horticulture et à l’arboriculture. En 1893, dix-huit Lebensreformern fondent la Vegetarsiche Obstbau-Kolonie « Eden » (e.G.m.b.H) sur la commune d’Oranienburg, près de Berlin [54]. Le mouvement qui donne naissance à l’agriculture naturelle, et se développe au sein de la colonie Eden, se présente comme un sorte de troisième voie [55]. C’est-à-dire qu’il conjugue le thème de la santé par la nature avec le souci d’une alternative socio-économique au communisme et au capitalisme. Des membres d’Eden, tels Adolf Damaschke, écriront sur la réforme foncière, avec l’inspiration, notamment, de Henry George [56] ; Silvio Gesell, quant à lui, travaillera sur l’économie libre, après avoir fondé une Association physiocratique et avoir publié un ouvrage intitulé Ordre économique naturel (1916). Plus généralement, le modèle alternatif de société lancé à Eden se veut complet : la démarche autarcique interne comprend, outre l’arboriculture et l’horticulture, l’organisation coopérative, une banque coopérative, une école propre.
Les premières productions destinées aux magasins de réforme (Reformhaus) font du beurre végétal, des jus de fruits, des confitures. Aujourd’hui, fait « absolument remarquable » pour Heide Hoffmann und Grit Marx [57], la colonie Eden existe toujours, malgré la quasi mise en veille des quarante années de la RDA (1949-1989). Elle compte 1500 habitants sur 120 hectares. Les magasins de réforme, très nombreux et populaires en Allemagne, sont l’équivalent précurseur de nos magasins bio [58].
À côté de la recherche de l’autosuffisance avec des produits alimentaires végétariens, et la pratique d’un travail physique à l’air et à la lumière, la production de produits alimentaires de grande qualité était au premier plan. Les doutes concernant les diverses qualités de produits alimentaires et les risques sanitaires possibles ont justifié la renonciation à l’application d’engrais chimiques azotés et aux produits phytosanitaires contenant des métaux lourds. Le professeur d’agriculture Richard Bloeck (1863-1927) fut celui qui donna les orientations principales de l’agriculture développée à Eden. Celles-ci furent développées et systématisées par Ewald Köneman (1899-1976). Au début des années 1920, le jeune Ewald Köneman va vivre au sein de la colonie Eden, où il reçoit de Richard Bloeck, alors retraité, les incitations cruciales pour développer un système d’agriculture écologique. Ainsi, à partir des idées du mouvement de réforme de vie, le système d’agriculture naturelle s’est développé dans les années 1920-1930. Une revue, intitulée Ceux qui cultivent la terre, et sous-titrée Revue pour la garantie des principes de vie, est fondée en 1925 par Walter Rudolph pour soutenir ce premier système d’agriculture écologique allemand. Elle a sert à l’échange d’informations en offrant un forum pour les agriculteurs qui se sont occupés de questions de la recherche agronomique. Ewald Könemann devient directeur de cette revue en 1928. Il contribue particulièrement au développement de l’agriculture naturelle en rassemblant un savoir scientifique concernant une approche biologique de la fertilité des sols et les questions de la gestion de l’humus. Son étude intitulée Agriculture sans bétail, Culture naturelle, parue en 1925 dans un journal du Lebensreform [59], contient déjà, tout prêt, de nombreux éléments centraux de l’agriculture biologique. Les concepts de Könemann sont exposés sur plus de 400 pages dans son travail central, paru en trois parties, entre 1931 et 1937, et intitulé Culture biologique du sol et économie de la fertilisation. Selon Wolfgang Schaumann et alii [60], mais aussi selon Gunter Vogt, ce travail contient des vues encore d’actualité sur la dynamique de l’humus. La démarche agronomique de Könemann vise à la construction et à l’entretien d’un sol biologiquement actif, doté d’un sol à la structure grumeleuse stable, et riche en humus. Il donne des indications sur l’amélioration de la préparation du fumier et du compostage, sur un travail du sol sans le retourner, la couverture du sol, ainsi que sur l’usage des composts de déchets urbains. Il publie plusieurs brochures, sur l’horticulture (1940), sur le compostage (1941), sur la culture des fruitiers oléagineux (1943). Après la seconde guerre mondiale, il travaille avec le concept général de « bionomie », proche du concept d’écologie, en fondant le journal Bionomica. Il publie plusieurs ouvrages, notamment L’homme dans le royaume de l’ordre, Lois de la vie et ordre de la vie, en 1976 [61]. Bien qu’il se soit impliqué, dès les années 1930, dans la création d’organisations ayant établi des certifications, directives, et contrôles des pratiques de l’agriculture biologique, et qu’il ait animé, d’autre part, des rencontres d’échange sur le sujet, de 1952 à 1959 (« Les semaines bionomiques »), ses idées n’ont pas percé. Néanmoins, en Suisse, Mina Hofstetter (1883-1967) reprendra ses idées dans Nouvelle agriculture, ancien savoir (1942). Maria Müller donnera une descendance plus significative aux idées de Mina Hofstetter, à travers le mouvement organo-biologique Müller-Rusch. D’autre part, la Société suisse pour l’agriculture biologique (SGBL) a repris les approches de Köneman et organisé, en partenariat avec la chaîne de supermarché Migros, la commercialisation de légumes produits biologiquement.

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La critique romantique des fondateurs de l’agriculture biologique

Dans leur ouvrage intitulé Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre-courant de la modernité, Michael Löwy et Robert Sayre [62] ont mis en évidence l’extension politique, économique, et social d’un courant de pensée que l’on a trop tendance à réduire à la littérature. La révolte contre la « scientifisation » mécanique, la marchandisation et l’industrialisation « froides » du monde, a nourri de nombreuses œuvres cherchant à dépasser une sorte d’inversion générale des valeurs ayant cours dans la société occidentale moderne, à tel point que la société finirait par ne plus être qu’une collection d’individus atomisés et sans repères communs. Les nécessités primaires, telles la nourriture et le « moral », à savoir l’existence d’un sens global motivant l’humain à vivre, seraient bafouées dans la modernité. Michael Löwy et Robert Sayre ont proposé une typologie de cette critique de la modernité se déclinant en cinq thèmes : le désenchantement du monde, la quantification du monde, la mécanisation du monde, l’abstraction rationaliste, et la dissolution des liens sociaux. Tous ces thèmes se retrouvent peu ou prou dans l’œuvre des fondateurs de l’agrobiologie. Nous avons choisi d’insister plus particulièrement sur trois d’entre eux : le désenchantement du monde, compensé, chez les fondateurs, par une propension à une mystique biologique ou cosmique (§2142) ; la marchandisation et l’exploitation du monde, compensée par le souci de redonner le primat économique et social à une agriculture respectueuse de la fertilité et pourvoyeuse des nourritures essentielles à la survie des hommes (§22), tout en étant au service des agriculteurs et non une promotion de leur déracinement (§23) ; le rejet d’un rationalisme étroit, compensé par une ouverture aux questions spirituelles et par la volonté d’établir un savoir global (§24)
Mais avant d’aborder le thème du désenchantement et du réenchantement du monde chez les fondateurs, rassemblons un peu les divers traits d’ensemble de cette critique romantique agrobiologique.

2Des critiques de la quantification, de la mécanisation, de l’abstraction rationaliste, et de la dissolution des liens sociaux2

Tout au long de ce travail, nous retrouverons maints aspects d’une critique transversale mais globale de la modernité occidentale chez les fondateurs, ce qui est normal chez des auteurs aspirant à une agriculture alternative. Howard dénonce la multiplication des chiffres, tableaux et graphiques dans la production des sciences agronomiques comme une sorte de masque d’une certaine ignorance scientifique. Masanobu Fukuoka juge l’approche scientifique de la nature comme un leurre « centrifuge », au sens où la multiplication des points de vue nous éloignerait de l’unité absolue de la nature. La science expérimentale, basée sur les poids et mesures, est jugée parfaitement insuffisante par Steiner, au nom du dynamisme cosmique, lequel serait déterminant et seulement appréhendable à travers la sensibilité et la vision occulte. Hans Peter Rusch affirmera que la pensée du Tout vivant est nécessaire pour appréhender correctement la biologie et l’agriculture, les analyses scientifiques ne venant qu’en position seconde. Au cœur même de l’agriculture biologique se trouve ainsi affirmée l’irréductibilité du vivant à la science physico-chimique et mécaniste. Qu’il s’agisse de vitalisme, de holisme biologique ou cosmique, l’essentiel consiste, pour les fondateurs de l’agrobiologie, à rechercher une perspective sur le vivant qui prenne en compte un ensemble de processus intimement articulés et incompréhensibles par la seule analyse de diverses substances. A ce titre, les éléments fondamentaux de la nutrition végétale, mis en évidence par l’agrochimie, ne seraient que le résultat d’une approche abstraite, aveugle à des processus naturels biologiques plus importants mais plus difficiles à cerner. Les mystères de l’humus nourrissent la recherche et les spéculations des fondateurs de l’agrobiologie.
Sur le plan social, le capitalisme et le développement de l’agriculture marchande sont souvent mis en balance avec l’agriculture vivrière, avec l’agriculture en tant que ressource vitale, destinée à produire des aliments de bonne qualité susceptible d’entretenir notre santé et d’éviter les maladies. Il y a aussi, chez les fondateurs, une nostalgie de la qualité de vie paysanne et le désir de retrouver des rapports sociaux plus profonds, au-delà de la logique de la compétence imposée par les progrès de la division du travail dans le mode de production industriel. A ce titre, la diversité des tâches assumées par les paysans traditionnels, mais aussi le travail artisanal, sont valorisées, par exemple chez Howard et les intellectuels pionniers du mouvement organique, comme dans le parti politique « transversal » créé par Hans Müller, durant l’entre deux guerres. Venons-en maintenant plus précisément à la critique agrobiologique du désenchantement et découvrons comment les efforts fournis par les fondateurs pour remettre du sacré ou de l’absolu dans l’agriculture et/ou la société.

2Une critique générale : désenchantement et réenchantement agrobiologique de la nature2

En union avec le motif fondamental du romantisme, qui s’érige face à la séparation moderne d’avec le divin et d’avec le monde de l’expérience humaine et sensible ordinaire, les fondateurs de l’agriculture biologique ont traité de la nature sur un registre dépassant le strict réductionnisme scientifique. La nature des fondateurs, et la qualité du rapport des hommes à celle-ci, auraient quelque chose à voir avec ce qu’il y a de fondamental dans l’homme et avec ce qu’il peut y avoir de sacré dans l’univers. Dans ces paragraphes, nous étudierons successivement la question chez Howard, Müller, Rusch, et Fukuoka. Il est inutile que nous nous attardions maintenant sur le cas de Rudolf Steiner, puisque nous montrerons, plus loin et amplement, qu’il ne saurait y avoir d’approche anthroposophique sérieuse de la nature sans tenir compte des esprits et énergies suprasensibles qui la détermineraient : au sens magique et premier du terme « enchantement », le monde de la bio-dynamie est sans conteste un monde réenchanté.

Sir Albert Howard

Howard est celui chez qui cette perspective se voit le moins. Dans ses textes, aucune référence directe à Dieu, ni à l’ésotérisme, pas plus aux mythes. Mais il faut nuancer. L’anglais ne manque pas, en effet, d’évoquer régulièrement « notre mère la nature » dans son Testament agricole. De même, il a tendance, sinon à personnifier ou diviniser la nature, du moins à l’ériger en absolu, en orthographiant fréquemment, dans un très grand nombre de ses écrits, le mot « Nature » avec une majuscule. Et surtout, il n’aura pas retiré, de son long séjour en Inde, uniquement une méthode affinée de compostage et diverses innovations agronomiques. Il a mis un nom sur sa vision générale du fonctionnement biologique de la planète : la loi du retour. Et cette théorie globale, qu’il applique dans le compostage, il reconnait en trouver confirmation dans une notion centrale de la culture d’Orient, « la roue de la vie » [63]. Or, il est pratiquement impossible de séparer philosophie et religiosité dans la culture orientale, laquelle est un ensemble de visions du monde, qui, au-delà de leurs variations, convergent dans un naturalisme où esprits et dieux demeurent toujours présents. D’autre part, les origines du mouvement organique anglais, étudiées par Philip Conford [64], comptent, outre Howard, bien des hommes imprégnés de sensibilité religieuse romantique. Mentionnons seulement les profils tout à fait romantiques de précurseurs directs du mouvement organique anglais, tels Philip Mairet ou Alec Vidler, tournés vers l’image d’une chrétienté médiévale en harmonie avec la « loi naturelle », par exemple dans ses rapports à la terre aussi bien que dans ses équilibres sociaux et professionnels entre les villes et les campagnes. Deux organisations regroupent ces intellectuels pionniers, la William Temple’s Malvern Conference et le Council for the Church and Countryside. Sir Albert Howard a été membre de la seconde. Ainsi, bien que Howard ait été soucieux de séparer les registres de la raison et de la science d’un côté, d’avec ceux de la religion et de la mystique, de l’autre, on pourra néanmoins se demander s’il n’est pas demeuré, au moins partiellement, tributaire d’une conception mythique - cyclique - de la nature. A la fin de sa vie, le fait qu’il postule un cycle des protéines dans la nature constitue un indice supplémentaire pour cette ligne d’interprétation.
Passons maintenant à la perspective sur le désenchantement et ses recours développée par Hans Müller, le fondateur de l’agriculture biologique se présentant le plus ouvertement comme chrétien dans son combat pour les paysans.

Hans Müller : une agriculture biologique sous la bannière du christianisme

La position romantique d’Hans Müller, le compagnon d’Hans Peter Rusch sur la route Bio, mériterait, en raison de l’ampleur qu’elle occupe dans ses écrits, une étude entière. N’oublions pas que la perspective d’un romantisme politique, tel que défini par Michaël Löwy et Robert Sayre, qui serait agricole ou agrarien ici, aurait sans doute de quoi être largement féconde avec la carrière politique, institutionnelle puis originale, après guerre, de Hans Müller. Pour notre part, après les remarques qui vont suivre, son approche sociale et culturelle sera encore examinée dans sa critique du capitalisme et du matérialisme (§224). Soulignons pour commencer, que, parmi les fondateurs européens du mouvement agrobiologique contemporain, Hans Müller est, sans discussion possible, celui qui affiche le plus explicitement sa foi chrétienne [65]. En effet, il y a peu d’articles de sa main, parmi ceux qu’il a fait paraître dans sa revue Kultur und Politik, qui ne porte une référence explicite aux valeurs chrétiennes. Il faut plutôt retenir, avec le protestant Hans Müller, l’existence d’un courant d’agriculture biologique d’origine chrétien et agrarien. Un nombre non négligeable de ses écrits citent la Bible (le Nouveau Testament) voire commencent par une citation du Livre saint des disciples du Christ. Mais il s’agit d’un christianisme rural. Dans un article sur « Foi et technique » Müller associe de façon particulière l’agriculture et la foi chrétienne. Déjà, quand il écrit ce texte, à la charnière des années 1940 et 1950, il a pleine conscience que seules les personnes ayant vécu et grandi dans la tradition du milieu paysan peuvent comprendre ces « choses sublimes dont ne discute qu’avec réticence dans la famille agricole ». Mais il croit que chacun des membres d’une famille agricole a malgré tout encore « conscience que c’est cette responsabilité ultime mutuelle qui règle la vie commune à la ferme, entre l’agriculteur et sa femme, entre le maître et l’ouvrier, entre les anciens et les jeunes ». Le père de l’agriculture organo-biologique voit dans « cette attitude croyante » la force d’accepter les coups durs. Il raconte une vie et un travail agricole traditionnel empli d’invocations et de prières, pour les semis, la protection des étables, la vie de famille, etc. La force de caractère des paysans serait venue de leur foi. A l’appui de son interprétation, Hans Müller ne manque de faire référence à la tradition judéo-chrétienne. La Bible contiendrait un rapprochement particulier de la foi avec l’agriculture : « C’est la foi qui dévoile à l’agriculteur le sens le plus profond et plus beau de son travail et ses valeurs éternelles. Jésus Christ lui-même a tiré des images inoubliablement belles du travail de l’agriculteur. Quelles valeurs profondes et éternelles il a aperçu – pour ne citer qu’une seule de ses images – dans le semis ! » [66] Même si Müller ne le thématise pas explicitement dans cet article, on peut éclairer rapidement [67] ce qu’il y a au fondement de sa vision de l’agriculture « théologique » et base de la société. Le thème de fond consiste dans un idéal anthropologique qui serait tributaire du lien de l’homme à la terre. La figure de l’homme-agriculteur désignerait largement plus qu’un métier, elle parlerait de l’essence de l’homme. Perdre le lien à la terre serait pour l’homme comme une menace de perdre son identité. Une interprétation littérale de la Genèse voit Adam et Eve invités à cultiver la terre ; dans les paraboles morales et existentielles de la Bible, les images empruntées à l’agriculture ou à la nature dominent sur tous les autres types. La foi traditionnelle rurale, qu’Hans Müller entend entretenir chez les agriculteurs qui le suivent, concernerai ainsi rien de moins que le destin de l’humanité. Au-delà de la maxime relativement triviale selon laquelle les agriculteurs travaillent pour nourrir les hommes, la pensée d’Hans Müller ouvrirait vers une véritable philosophie de l’agriculture, de l’homme, et de la société. Absolument sans vouloir dévaloriser son intention, notons que de la sorte, le protestant Hans Müller semble en harmonie avec un catholicisme traditionnel depuis longtemps largement ringardisé. Le succès de son mouvement d’agriculture biologique prouve qu’il a su dépassé la nostalgie passéiste sans tomber complètement dans le matérialisme athée qu’il a dénonçé. Mais revenons pour l’instant à la nostalgie paysanne de Müller.

A l’instar des précurseurs de l’école organique [68], Müller ne cache pas sa nostalgie pour le monde paysan préindustriel. Il le dépeint ici d’une manière très vivante, en relatant ses souvenirs d’enfant de paysans. On y sent presque littéralement le merveilleux paysan-chrétien. Mais précisons que la thèse wébérienne du désenchantement du monde peut exhaler des relents païens qui ne conviennent pas à la spiritualité chrétienne. La lutte müllerienne contre l’envahissement par le « marais matérialiste » [69] ne saurait consister à réintroduire dans les campagnes les fées et autres divinités des sources. L’esprit de la nostalgie et de la critique exprimée par Müller sont portés tout entier par un Dieu transcendant, comme il est orienté sur le travail de la terre que le dieu biblique souhaiterait d’une manière toute particulière. En aucun cas il ne s’agit de voir dans la terre elle-même de quelconques enchantements [70]. Ecoutons cette évocation, longue mais pleine d’une nostalgie émouvante, celle d’un passé déjà lointain, pour nous habitants du XXIe siècle :

« Celui qui ne peut plus prier Dieu, se livre à l’idolâtrie. Celui qui ne vie plus sa vie et n’effectue plus son travail sous son œil paternel, celui-là perd les références et le respect. Qui s’étonne si ce développement nous apporte une ère sans respect et sans amour ? Aucun autre métier n’est autant lésé que celui du cultivateur si on l’évalue avec un esprit froid, matérialiste et sans respect. Comment une jeune génération, ayant grandi dans un tel esprit, et ne sachant rien du respect, peut-elle prendre la mesure des plus belles valeurs du métier agricole, lesquelles ne peuvent pas être exprimées en chiffres ?
En parallèle de cette évolution interne de l’esprit se développe aussi la mécanisation et la technicisation des travaux et de la vie agricoles. Ainsi, en agriculture, le moteur va vaincre. La rapidité devient omni-importante. Ce développement a été co-fondé et favorisé par le manque de main d’œuvre nécessaire pour le travail dans les champs. Mais, réciproquement, l’idolâtrie de la machine, du moteur, favorise notablement la fuite du travail agricole par la jeune génération. Pourtant, aucun travail n’a tant à perdre, en s’immergeant dans le bruit et le rythme de la machine ; que celui du cultivateur. Nous nous souviendrons toujours des soirées d’été inoubliables de la période des moissons.
Oubliés les difficultés de la journée, quand, suivant le père et une douzaine d’autres, en brandissant la fauche d’herbe humide de rosée, quand, à la fin de la journée, les cris de joie et les chansons résonnaient dans la vallée.
Et aujourd’hui ? Les chansons sont muettes. Le cultivateur ne sait plus chanter. Qui en aurait encore le temps ? A la place, c’est le bruit des moissonneuses-batteuses qui rompent le calme des soirées d’été. Comme nous nous sentions importants, lorsque nous étions autorisés à guider le cheval de devant. Calmement, les chevaux bruns tiraient la charrue le long des raies. Quel temps méditatif magnifique ! Ce vécu profond, aujourd’hui, ne subsiste que dans les poèmes et nous rappelle un temps heureux. Parce que trop souvent le bruit des moteurs a volé le calme et la méditation au travail agricole.
Ou bien encore, qu’est ce que l’évolution a laissé des semailles ? D’antan, nous étions à côté du père semant. Quelle image magnifique quand, sorti de la gibecière, jet par jet, le semis était confié à la terre, les graines sautant sur les mottes. Oubliée la fatigue des jambes encore petites à l’époque. Il nous restait le souvenir du respect et de la dévotion avec lesquels le père effectuait ce travail. Pour cela, également, le cultivateur de nos jours n’a plus le temps. Certes, aujourd’hui aussi des jeunes agriculteurs sillonnent la terre. Ils suivent la machine à semis, la surveillant afin de voir s’il n’y a pas de trou bouché et si elle fait correctement le boulot.
Le nombre de tels exemples pourrait être multiplié. D’antan, le travail agricole laissait le temps à l’homme pour le recueillement et la contemplation. A chaque pas, il le conduisait vers les ultimes questions de sa vie. Le temps, la vitesse et la technique ont largement volé l’âme du travail le plus beau » [71].

Mais, comme il l’écrit lui-même, malgré la nostalgie, Hans Müller ne cherche pas à « tourner la roue du temps en arrière ». Son inquiétude devant les risques de l’esclavage machinal ne le mène pas à inviter ses amis agriculteurs à suivre les luddites. Pas plus il n’aspire à un renversement révolutionnaire de type marxiste. Non, sa solution il la voit dans l’annonce du Christ Sauveur et un rapport vivant avec lui. Un renouveau du dynamisme de la foi devrait permettre un discernement dans l’évolution historique afin d’y choisir et construire des cadres de vie [72] ainsi que des organisations du travail où l’humain reste servi et non asservi par elle. Une autre façon de noter que Müller n’est pas un nostalgique passéiste consiste à rappeler qu’il a tenté de faire vivre un parti politique un peu incongru dans l’ère industrielle, entre 1918 et 1935. Ainsi, le « Parti paysans-artisans-citoyens » entend faire converger des personnes aux intérêts professionnels et économiques de plus en plus divergents, en tout cas selon le système économique dominant. La fin de sa participation à ce parti coïncide d’ailleurs avec la fin de sa collaboration avec les socialistes. Les socialistes des années 1930, autrement influencés par la pensée marxienne que ceux d’aujourd’hui, pouvaient considérer le monde rural fortement peuplé de familles de petits et moyens paysans comme un caractère résiduel de l’histoire, condamné à s’étioler à mesure du développement de la civilisation industrielle. On comprend, dans cette optique, que l’on puisse voir des « antagonismes de classes » entre les paysans et les citoyens-bourgeois beaucoup plus intégrés à la modernité. Bien que connaissant les analyses marxiennes, Hans Müller ne les partagera jamais. Dans les extraits suivants, la foi biblique est présentée comme la base nourricière du dynamisme des agriculteurs, tant sur le plan économique que sur celui du progrès culturel de la personne et de la famille. Mais la foi rurale est aussi présentée comme le « sanctuaire » où l’ensemble de la société peut se ressourcer :
« Celui qui veut vraiment aider les ruraux doit s’efforcer d’augmenter de plus en plus le nombre de ceux qui prennent position envers les questions de la vie, de la profession, des choses et des humains de leur entourage, à partir de leur rapport vivant avec le Christ. Bien sûr, cette partie de la population rurale se doit de maîtriser sans défaut ses questions professionnelles, se constituant ainsi une base économique solide, si elle veut agir comme le levain pour le pain et contribuer à la bonne qualité de la pâte. C’est de ce point de vue qu’il faut comprendre notre application vis-à-vis d’une valorisation juste du travail agricole, comme notre soutien et conseil pour chacun concernant les domaines les plus divers de sa vie et son travail, mais toujours avec le but de créer et sécuriser l’ascension culturelle de l’individu et de sa famille par sa sécurité économique. Nous sommes conscients que nous ne pouvons réussir à créer des valeurs solides uniquement à condition que notre œuvre soit portée par l’ultime responsabilité envers le Christ. […] Seuls les humains libres seront assez forts pour ce service, qui apportera du sens et de la perspective à leur vie. Que la population rurale reste pour un peuple un sanctuaire de cette liberté ancrée dans une forte foi, c’est sa mission. C’est pourquoi une société ne devrait pas rester indifférente envers la qualité de ses bases religieuses » [73].
La vision transversale d’Hans Müller s’efforçe donc de rassembler en un seul tout cohérent, d’une part, une foi chrétienne vivante au service de l’émancipation, d’autre part une conception agrarienne de la société, selon laquelle la vie paysanne et agricole constitue une base et un pôle d’équilibre nécessaire à la vie et au développement de l’ensemble des activités, et enfin un ensemble de conseils sur la vie agricole et le développement culturel des paysans. Par rapport aux catégories proposées dans l’ouvrage Révolte et mélancolie, on peut dire que Müller emprunte des éléments au « romantisme réformateur », par ses actions législatives et ses campagnes politiques, mais aussi qu’il appartient au « romantisme utopique », en tant qu’il dénonce capitalisme et matérialisme en proposant des modes d’organisation sociale alternatif. Plus précisément, il pourrait être intéressant de comparer sa démarche avec le « romantisme populiste » d’un autre suisse, l’historien et économiste Jean-Charles Sismondi. En effet, celui-ci critiquait l’industrialisme non d’un point de vue interne, économique, mais depuis une réflexion morale : « Je combattrai toujours le système d’industrialisation, qui a mis la vie humaine au rabais » [74]. Le même Sismondi refusait, à la suite d’Aristote, la chrématistique ou la recherche de la richesse comme but en soi, comme, un siècle avant Müller, « la réduction des hommes à la condition de machines ». Sur le plan social, il se référait au Moyen-Age, par exemple aux républiques italiennes, et il rêvait d’une société de petits artisans et propriétaires paysans. La commune rurale traditionnelle de Russie servira aussi de référence aux écrivains du pays où la doctrine de Sismondi connaîtra son plus grand développement. Outre des économistes « plus ou moins influencés par Sismondi » (Efroussi, Vorontsov, Nicolaion), il faudrait citer le philosophe Herzen, mais surtout Tolstoï, qui, parmi les grands écrivains russes, « montre la plus grande affinité avec le culte populiste de la paysannerie » [75].
Voyons maintenant comment son collègue Hans Peter Rusch se positionne sur cette question du désenchantement du monde.

Le holisme biologique chez Hans Peter Rusch ou la nostalgie de l’harmonie homme-nature

Point chez Rusch d’importants développements sur la foi, l’émancipation des hommes ou l’organisation idéale de la société. Comme médecin et biologiste sa pensée fut entièrement dévolue à un effort visant finalement à percer les secrets du vivant. Et c’est aux fondements de son approche philosophique et scientifique que nous retrouvons le désenchantement. En effet, chez Hans Peter Rusch, le désenchantement moderne a atteint nos conceptions de la vie et nos relations concrètes aux êtres vivants. Nous aurions perdu une conscience que les paysans, « nos pères », avaient encore [76] : « respecter le miracle de la vie », être « humble face à la merveille de la création » [77]. Cette lecture de la conscience paysanne devant le phénomène du vivant peut certainement être défendue à la lumière de travaux d’historiens. Mais Rusch ajoute une idée plus discutable à son tableau de la conscience humaine du passé : nous aurions à nouveau « à être conscients que l’homme n’est qu’un maillon de la chaîne biologique et demeure lié, pour la vie ou pour la mort, aux autres maillons » [78]. L’idée est particulièrement discutable dans le contexte du mouvement de paysans chrétiens pour qui Hans Peter Rusch écrit d’abord [79]. En effet, s’il est vrai que la Bible insiste sur la proximité de l’être humain avec les autres êtres vivants et le reste de la nature matérielle en général – en Gn 2,7 « Dieu modela l’homme avec la glaise du sol -, ce serait un contresens grave que de croire que le cœur de la tradition judéo-chrétienne soit, vis-à-vis de l’humain, arrimé à un matérialisme, fut-il biocentrique. C’est même une des originalités profondes de cette tradition religieuse et culturelle que d’affirmer d’abord la transcendance de l’homme sur la nature. Ainsi, la première mention de l’humain dans la Bible, au moment de sa création, précise-t-elle, dans une répétition significative : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa » (Gn 1,27). Du coup, il faut admettre que la tradition biblique expose à la fois une double polarité de l’identité humaine, entre nature et image de Dieu, et le primat de l’image de Dieu dans l’homme. En interrogeant la Bible, ce primat permettrait de penser et de connaître l’homme, en ce sens qu’il évacue toute hésitation paralysante sur l’importance respective de la nature et de la transcendance dans l’humain : comme l’humain serait d’abord image de Dieu, c’est en comprenant Dieu que l’homme pourrait se comprendre lui-même.
Tout autre est cependant le raisonnement ruschien. Celui-ci ne considère pas la singularité de l’homme dans la « merveille de la création ». En rabaissant l’homme au statut de maillon dans la chaîne biologique [80], ce n’est plus vers le divin que font signes ses appels à l’humilité devant la « merveille de la création » et au respect devant le « miracle de la vie ». Dans ses « Bases spirituelles » [81], Hans Peter Rusch passe par un glissement, depuis un vocabulaire d’inspiration chrétienne jusqu’à une imagerie d’inspiration païenne, pour légitimer ses conceptions de la biologie. Ainsi, « retrouver la conviction qui était celle de nos pères » va consister en « une conversion totale » à « l’image du Tout vivant » et au « concept du Tout » [82]. C’est du moins les « armes spirituelles » que Hans Peter Rusch propose pour légitimer sa « biologie globale » : « Nous avons besoin d’armes spirituelles pour le combat de l’ère biologique à venir. Seule l’image du Tout vivant peut apprendre à l’homme à penser biologiquement » [83].
Nous allons d’abord présenter le choix de la perspective holiste en science biologique fait par Hans Peter Rusch, en tentant de comprendre pourquoi il a eu besoin d’une telle posture de recherche dans une étude de la fertilité des sols. En le découvrant, nous apercevrons la coloration statique qu’il donne à la biosphère. Nous passerons alors à une première identification de la notion ruschienne de la fécondité, étroitement imbriquée avec son holisme. Les aspects « spirituels », que nous venons d’évoquer, resurgiront dans les aspects miraculaires de son approche de la fertilité. Finalement, l’analyse des idées les plus générales de la pensée ruschienne nous révèlera une tendance de fond à une mystique biologique, bien dans la ligne du réenchantement romantique.

Pour une biologie globale

Avant d’aborder les grandes lignes du contenu du holisme ruschien (unité du vivant, cycles biologiques, fécondité), nous allons préciser quelques aspects formels de cette perspective selon Rusch : son rapport à la civilisation industrielle et à l’organisation de la recherche scientifique ; l’étendue immense de la perspective ; la croyance acharnée de Rusch au concept central de son holisme, le cycle de la substance vivante ; sa justification de la science biologique global par un énigmatique et imprécis « penser biologique » global.
Selon Rusch, les institutions ne donneraient pas assez de moyens pour une approche biologique holiste, laquelle serait pourtant la seule valable. Le complexe institutionnel de « la civilisation technique » inhiberait le véritable progrès en favorisant uniquement la science « analytique » et « utilitariste » : « Finalement l’Etat, jusque dans ses ultimes ramifications, a fait sienne la cause de l’industrie, et a créé un ensemble de lois, d’institutions et de prescriptions qui confirment les prétentions de la science utilitariste ». L’inhibition toucherait particulièrement la biologie. Dans les années 1960, alors que la science disposait déjà de « moyens gigantesques », le biologiste devait, selon Rusch, se contenter « d’un équipement insuffisant ». Ceci expliquerait que le biologiste « se contente le plus souvent de résoudre des problèmes partiels et ne sait pas que son champ d’expérience propre est le cycle biologique d’une communauté d’êtres vivants considérée dans sa totalité » [84]. Lui, Hans Peter Rusch, le sait.
C’est pourquoi il nous explique aussitôt que la biologie globale qu’il souhaite couvre un champ de questionnement qui a de quoi décourager les plus téméraires : « Cette biologie globale a pour objet l’homme, l’animal et la plante, mais aussi l’organisme « terre vivante » [85], la médecine, l’art vétérinaire, les sciences agronomiques, la biologie du sol, la botanique, la zoologie, la microbiologie, la géologie et bien d’autres sciences, la ferme aussi bien que le laboratoire, la pratique médicale et toutes les autres occasions d’observer les processus vitaux ». Devant un tel programme, Rusch ne s’étonne pourtant pas que « les biologistes globaux » n’existent pas encore » et que la civilisation moderne n’ait « pas l’air décidée à les créer ». C’est que le gynécologue croit dur comme fer à la valeur de son modèle du cycle de la substance vivante. Son idée fondamentale du « cycle biologique » total constitue la trame essentielle de son approche holistique et de ses raisonnements. Elle revient presque comme un leitmotiv dans de très nombreuses pages de son bilan pour l’agriculture biologique, l’ouvrage intitulé La fécondité du sol, mais cette idée constitue aussi un des principaux thèmes des articles qu’il publie dans Kultur und Politik. Il sera donc inévitable que notre travail revienne sur ce concept (§ 343). Nous verrons que Rusch ne renoncera jamais à ce concept, même quand des preuves scientifiques renverront au statut de croyance dépassée l’idée qu’un niveau structurel du vivant se conserve tel quel, à travers les cycles de la biosphère.
Pour l’instant, en demeurant au plan des idées les plus générales, notons que Rusch anticipe l’étonnement du lecteur devant l’ouverture d’un tel programme de « biologie globale », dans un livre consacré à la fertilité du sol, un sujet que d’aucuns considéreraient comme plus circonscrit, plus spécifique, plus spécialisé. Cependant, plutôt que de justifier l’englobement de cette question écologique et agronomique essentielle dans le champ de recherche assez indéfini qu’il propose, Hans Peter Rusch nous renvoie directement au « penser biologique » global. Nous avons indiqué, en introduction de cette partie sur le romantisme ruschien, que la pensée biologique globale renvoyait au concept du « Tout vivant ». Mais qui ne voit que ce concept, au-delà de sa valeur de critique du réductionnisme, ne nous donne guère de piste concrète pour avancer dans la science biologique ? On retient du holisme écologique, généralement, l’idée que « tout est lié dans la nature » : les perturbations dans tel lieu géo-climatique ou à tel niveau des écosystèmes ont des répercussions sur l’ensemble. Certes. Mais il y a les questions des échelles spatiales et temporelles des perturbations : un arbre coupé là n’a pas grand-chose à voir, au niveau des conséquences écologiques et climatiques, avec la déforestation rapide de l’Amazonie ou la désertification de grandes étendues auparavant boisées ou agricoles. D’autre part, une perspective cadre holiste ne dispense pas de définir d’où part le regard scientifique opératoire : du végétal ? De tel type d’animaux ? De tel milieu naturel ? De telle conceptualisation et de tels faits établis à propos de tel processus physico-chimique ? Etc. Même si la perspective holiste est choisie, elle doit toujours se doubler d’une perspective interne opératoire de type analytique. Rusch semble en avoir gardé conscience. Mais, il ne le dit qu’en passant, peut-être de manière rhétorique. Sur le fond, il rappelle très souvent, par exemple, ses incertitudes sur les critères et les microorganismes qui ont servi au cours de ses évaluations de la fertilité des sols agricoles [86]. Si nous nous étonnons d’une telle imprécision du sujet d’étude de Rusch, cela « ne ferait que confirmer combien nous sommes tous spécialisés et combien nous avons perdu l’habitude d’une pensée biologique globale ». Encore exprime-t-il cette opinion en début d’ouvrage. A la fin de La fécondité du sol, les incertitudes ruschiennes débouchent sur une surenchère quant à la valeur de la pensée selon le « Tout ». Mais elles s’achèvent aussi sur un discours du « miracle » de la fertilité… Ce que nous pouvons d’ores et déjà souligner, c’est l’imprécision fondamentale de la démarche de Rusch. Elle sera mise en lumière plus loin, dans notre troisième partie, quant au concept de « substance vivante », lequel apparaîtra à la limite d’être un véritable protée, autorisant, même parmi les leaders du mouvement organo-biologique, des interprétations et des usages bien divers.
Mais venons-en maintenant aux aspects principaux du contenu du holisme ruschien. Dès les premières lignes du premier chapitre de La fécondité du sol, intitulé Vers une conception globale de la biologie, le lecteur est confronté à l’affirmation plurielle d’un holisme biologique, ainsi qu’à une définition originale de la fertilité. Le penser biologique ruschien est holistique, global : « L’ensemble des êtres vivants forme une communauté féconde. Les êtres doués de vie constituent une entité unique dans la nature, reliée au reste de l’univers, s’adaptant et se corrigeant elle-même, construite sur un principe qui lui est propre, extrêmement diversifiée dans ses manifestations, mais gardant une unité qui se traduit par une nécessaire symbiose. Chaque être vivant, et particulièrement l’organisme vivant qu’est la terre, doit se comporter de manière à être utile au Tout ». Dans ce passage, comme dans le reste de l’ouvrage, et également comme dans le reste de son œuvre, pour autant que nous en puissions en juger, grâce aux travaux récents de Gunter Vogt et Johannes Pain, et malgré notre lecture partielle du corpus ruschien, il n’est pas indiqué si Hans Peter Rusch parle de la totalité des êtres vivants en y incluant l’homme ou non. A notre connaissance, il ne semble pas que Rusch traite l’humanité à part du reste du vivant. Au contraire, comme nous l’avons déjà dit, il tend à réduire l’homme à un maillon de la chaîne biologique. Il n’hésite pas non plus à qualifier l’individu humain de « partie du Tout » : « La pensée biologique est la direction que nous devons suivre […] Dans un tel travail nous devons constamment nous rappeler que l’individu est une partie du Tout. Nous ne manquerons pas de revenir fréquemment sur ce point. Il peut arriver que nous interprétions mal telle ou telle découverte, mais si nous nous efforçons de penser en fonction du Tout et du principe de la vie, c’est-à-dire de penser biologiquement, nous ne courrons jamais le danger d’avoir une vue erronée de la situation de l’homme par rapport au Tout » [87]. Ainsi, comme la majuscule mise au « T » des expressions récurrentes « Tout » et « Tout vivant » le donne à pressentir, la conception ruschienne ne serait ni logocentrique [88], ni anthropocentrique, mais bien « biocentrique » [89] : « Le sol ne joue un rôle particulier que dans la mesure où tous les organismes, qui finalement tirent tous leur subsistance de lui, lui rendent également leur substance, directement ou indirectement, de sorte que l’on peut parler d’un cycle sol-organisme-sol dans lequel l’homme n’a pas la place à part qu’il s’attribue dans ses conceptions égocentriques » [90].
Le cœur de la réflexion de Rusch concerne la nature et le fonctionnement de la vie. Mais le point de départ de son travail, du moins tel qu’exposé dans La fécondité du sol, n’est pas établi sur des hypothèses. Rusch commence par poser des notions injustifiées : la notion d’unité du vivant, dès les premières lignes, et la notion de « cycles biologiques », dès les pages 29-30. Si la notion du holisme biologique est amenée par une considération sur la reproduction et la survie de l’espèce, celle ce « cycle biologique » apparaît, pour ainsi dire, sans crier gare. Pourtant, comme nous l’avons souligné, Rusch réunit rapidement les deux notions pour en faire le fondement de sa démarche : la vie serait une totalité unitaire et cyclique d’êtres vivants [91]. Nous n’explorerons pas maintenant la fonction de la notion de cycle chez Rusch. Quant à son origine et son importation dans le travail du chercheur, nous en restons, pour l’heure et à la suite du travail de Gunter Vogt, au stade des conjectures. Peut-être l’a-t-il puisé dans la littérature qu’il a étudiée. Quoi qu’il en soit, nous nous attacherons, en plusieurs endroits de ce travail, à critiquer l’usage de cette notion dans la l’étude de la fertilité naturelle. Introduisons-nous maintenant au problème du troisième pilier du holisme ruschien, à savoir la notion de fécondité.
Les postulats de l’unité du vivant et du cycle biologique supportent l’approche du sujet « concret » du dernier livre d’Hans Peter Rusch, la fécondité du sol. Mais Rusch, décidé à traiter les choses selon son « penser biologique » global, commence par traiter de la fécondité en général. Pour comprendre la théorie ruschienne de la fertilité du sol, il va donc nous falloir tenter de saisir au préalable sa théorie de la fécondité générale de la biosphère.

Comprendre la raison de ce détour sera plus aisé en recourant aux résultats d’une lecture plus large de l’œuvre ruschienne. Un tel parcours révèle que le travail d’Hans Peter Rusch apparaît comme une production mêlant science et idéologie. On y trouve des données scientifiques et des interprétations de tests de sols, comme des spéculations sur le « tout », le « miracle de la vie », le « plan de la création », ou l’étincelle divine de la fertilité. Entre les deux, le leitmotiv incertain du cycle de la substance vivante.
Mais partons des expérimentations laborantines de Rusch. Comme nous l’avons déjà indiqué, Rusch semble parfois reconnaître les difficultés rencontrées pour que ces tests microbiologiques soit scientifiquement significatifs. Il hésite, de plus, sur la détermination des « formes de vie » indicatrices de la fertilité des sols. Enfin, il lui arrive d’avouer son incertitude sur les critères de l’interprétation. Cette hésitation sur les conditions scientifiques de son travail a poussé notre investigation vers l’amont de celles-ci, au niveau des choix conceptuels primaires. La façon de poser les questions est évidemment déterminante dans les réponses que l’on obtient. Et cela est vrai en science plus qu’ailleurs, étant donné que toute discipline scientifique s’appuie sur une philosophie de la nature, c’est-à-dire un ensemble de concepts formels constituant une vision générale des choses, certes le plus souvent non dite, implicite. Dans le cadre de telle ou telle philosophie de la nature, les scientifiques construisent des concepts opératoires, susceptibles de se traduire en dispositifs expérimentaux, lesquels valideront ou invalideront, par la récurrence ou non des mêmes données chiffrées, la pertinence des concepts élaborés. L’analyse sérieuse d’une conception scientifique ne saurait donc faire l’économie d’une remontée aux idées les plus générales qui y sont impliquées. Hans Peter Rusch en a conscience quand il parle des niveaux « philosophique » et « scientifique » à propos de sa propre théorie de la fertilité du sol : « La fertilité du sol n’a donc pas seulement une valeur en elle-même, elle fait partie d’un tout, et elle est au service de tout ce qui vit. Ce tout – la communauté des êtres vivants – doit être considéré d’un point de vue philosophique, mais également scientifique, comme une entité biologique et fonctionnelle ; c’est dans cette perspective qu’il faut se placer si l’on entreprend de mesurer la fertilité du sol, et de le faire pour le bien des hommes ».
Or, une des premières faiblesses du travail d’Hans Peter Rusch, selon nous, réside dans l’absence d’un authentique traitement philosophique du concept de « tout vivant », - sans parler de celui de « cycle biologique ». Nulle part il ne semble argumenter son holisme biocentrique ou son organicisme autrement qu’avec l’observation du lien entre la fécondité et la reproduction de l’espèce. De plus, et les deux phénomènes sont sans doute liés à une même fragilité conceptuelle, Rusch ne s’attache guère à préciser sa compréhension du phénomène de la fécondité. Essayons néanmoins d’y voir plus clair.

La fertilité véritable ou le « miracle de l’agriculture biologique »

Découvrons la principale définition de la fécondité ruschienne dans les premières phrases de son œuvre « agronomique » principale :
« La fécondité est l’attribut le plus élevé des êtres vivants, c’est aussi le signe le plus visible de leur santé. Quand la santé disparaît, pour quelque raison que ce soit, la capacité de reproduire la vie dans son intégrité disparaît également. Dans la nature, aucun être vivant n’existe seulement pour lui-même : il est une partie d’un tout. Un être vivant n’est pas fécond simplement parce qu’il a des descendants ; il n’est réellement fécond que si ses descendants le sont également jusqu’au dernier de ceux dont nous pouvons avoir connaissance. La fécondité est nécessaire, non pas pour l’individu lui-même, mais pour la survie de l’espèce. La fécondité de la terre se prolonge dans les organismes qui y puisent leur nourriture, les plantes ; quant à la fécondité des plantes, elle trouve son prolongement dans les êtres vivants dont l’existence n’est pas directement liée au sol : les animaux et l’homme. Finalement, la fécondité de toutes les formes de vie qui voient le jour les ramène à leur origine : notre mère la terre ».
La fécondité, selon Rusch, est la « capacité à reproduire la vie dans son intégrité ». Le Robert ne va pas si loin. La fécondité, au sens propre, c’est la « Faculté qu’ont les êtres vivants de se reproduire ». Selon la définition ordinairement admise, on pourra juger de la fécondité d’un champ ou des plantes qu’il porte en dénombrant leur descendance : fécondité ou fertilité sont alors synonyme de rendement. Mais chez Hans Peter Rusch, il en va autrement. Notre auteur adjoint un étrange critère de qualité pour considérer qu’il y a « fécondité ». Par rapport à la définition courante de la fécondité, Rusch ajoute d’emblée une notion qu’il ne définit pas : « l’intégrité ». On est en droit de supposer qu’il prend ce mot au sens ordinaire : « Etat d’une chose qui est demeurée intacte ». Dès lors, à la lumière de l’évolution du vivant, admise peu à peu universellement depuis les travaux de Lamarck et surtout de Darwin, le lecteur peut être légitimement surpris. Comment parler d’une reproduction intègre du vivant alors que, par exemple avec l’observation des pinsons des Galapagos, un archipel sujet à de forts changements climatiques, Darwin a pu montrer que l’évolution du vivant pouvait être rapide, à l’échelle seulement de quelques générations ? Mais il vrai que Darwin n’est pas cité dans la bibliographie de La fécondité du sol. Son nom n’apparaît guère plus d’une fois dans le texte, en passant, sans commentaire [92]. Que faut-il penser d’un ouvrage de la deuxième moitié du XXe siècle qui vise explicitement une « conception globale de la biologie » s’il ne se positionne pas par rapport aux théories de l’évolution, l’un des acquis majeurs de la biologie ? Faut-il supposer que Rusch répugnait à tenir compte des faits pour les mêmes mauvaises raisons que Müller, lorsque celui-ci fustigeait l’époque advenue où « les demi-éduqués traçaient l’arbre généalogique de l’homme jusqu’à la jungle » [93] ? Nous ne conjecturerons pas à ce propos. Contentons-nous de noter que « être » et « se reproduire de façon intègre » seraient comme les deux stades d’un cycle biologique considéré comme stable au-delà du temps. Ainsi, la définition de la fertilité selon Rusch, avec la notion de reproduction intègre, ferait écho à sa notion de cycle de la substance vivante. Essayons alors une première approche de ce cycle biologique pour mieux comprendre la fertilité selon notre auteur. Mais auparavant, que le lecteur nous permette d’avouer notre perplexité : le holisme de Rusch, qui considère la vie comme « un tout indivisible », a quelque chose de particulièrement déroutant, dans la mesure où il tend à niveler les distinctions conceptuelles et ontologiques. On ne sait parfois plus trop s’il demeure des distinctions pertinentes dans la biologie selon Rusch, bien qu’il multiplie les termes descriptifs. Un des risques étant de se voir condamné au silence scientifique ou à l’incantation sur le mystère de la santé et de la fécondité. Comme nous le verrons, il semble que Rusch n’évite pas complètement ce cul de sac. Pour l’heure, réfléchissons à ce passage et découvrons ensuite la notion ruschienne de cycle :
« Il importe peu de savoir quelle phase du cycle biologique nous considérons, qu’il s’agisse des colonies bactériennes du sol, de la croissance d’un troupeau de bovins ou de la guérison des maladies causant la stérilité. La fécondité, comme la santé, est un tout indivisible. Quand elle disparaît elle le fait partout, et tout l’ordre biologique est détruit » [94].
Le cycle, chez Rusch, c’est la circulation des éléments du vivant entre tous les organismes existant. La fertilité ou la santé correspondrait à la circulation normale dans le cycle. La maladie ou l’infertilité serait due à des perturbations. Et pour Rusch, dans la nature, il ne s’en produirait que peu spontanément. Du coup, l’humanité est accusée d’être parmi les principales causes des maladies du cycle biologique. On le voit particulièrement quand Rusch considère que la fertilité la plus haute que l’on puisse espérer ne dépend pas de l’homme. Ainsi, la productivité biologique optimale dérive du « Tout intact par rapport à l’ordre humain » [95]. La notion d’un équilibre préexistant semble fondamentale. C’est l’ensemble du cycle qui devrait assaini pour retrouver son équilibre de fécondité optimale et donc de santé. De même, dans cette définition « technique » de la fertilité comme « potentiel biologique » [96], on rejoint cette idée d’un équilibre à maintenir : « La fertilité est la capacité de créer, en quantités optimales, un ordre biologique à partir du désordre minéral, grâce aux structures macromoléculaires, que ce soit pour maintenir un système vivant en ordre ou pour le transmettre en ordre. La fertilité du sol est la capacité optimale des forces macromoléculaires du sol de reconstruire ou de maintenir l’organisation des résidus de la vie végétale et animale pour les mettre à la disposition des plantes au moment voulu » [97]. Si l’on résume une première fois le cycle biologique chez Rusch, il faudrait dire que la substance vivante doit circuler de façon aussi peu perturbée que possible. Les interventions malheureuses entraîneraient des évolutions de la substance vivante vers des formes pathologiques. Le rôle du médecin et de l’agriculteur serait de donner de bonnes nourritures (organiques) aux « flores symbiotiques » des différentes phases du cycle biologique pour que les substances vivantes retrouvent leurs formes saines.
Précisons que, pour Rusch, la productivité biologique ne semble pas pouvoir tendre vers un maximum. Elle ne peut tendre que vers un optimum, et cet optimum serait un équilibre. S’il n’y a pas d’évolution et pas d’horizon pour le progrès de la productivité biologique, Rusch apparaît alors cohérent avec son point de départ lorsqu’il adopte la thèse du cycle de la substance vivante. L’image du cycle est bien une figure statique, dans la mesure où l’on ne postule pas, parallèlement, de quelconques variations, mêmes imperceptibles, qui pourraient, à une certaine échelle de temps, amener à traduire le cycle en une spirale régressive ou, au contraire, en une spirale vertueuse. Postuler l’inscription du cycle dans une évolution qui le dépasse est nécessaire pour donner un sens au cycle. Mais il n’y a rien qui soit développé explicitement chez Rusch pour donner à penser à une orientation du cycle biologique, rien qui indique vraiment une structuration évolutive ou involutive de la biologie ruschienne. La seule ouverture de La fécondité du sol est peut-être dans un passage de la conclusion, indiquant l’idée que la vie tendrait à « nager à contre-courant de la matière inerte » [98]. Sans précision supplémentaire, la notion de cycle renvoie à l’idée de l’éternel retour du même. Rusch semble bien installé dans cette optique : « Quand on parle d’un cycle, on ne postule ni commencement ni fin. La fécondité des êtres vivants n’est pas basée sur la fertilité du sol et ne trouve pas son origine dans ce dernier : elle forme un cycle qui sera toujours recommencé, aussi longtemps que la vie existera sur la terre » [99].
Finalement, toutes les notions ruschiennes convergent : reproduction intègre, maintien d’un cycle biologique stable, tout biologique intact. Elles convergent vers l’idée « d’un métabolisme originel » [100] et traduisent une attitude d’esprit fixiste ou statique à l’égard de la dynamique général du vivant. La conclusion ruschienne consite à dire que la fécondité serait un état idéal faisant retour à la situation biologique originelle. Il y aurait une fécondité originelle du monde vivant qui ne pourrait s’accroître. L’humanité ne pourrait que l’abîmer ou la restaurer. Le médecin d’Herborn semble marqué par l’influence d’une interprétation fixiste du mythe du paradis originel, appliqué à la question de la fertilité. L’homme aurait chuté et perdu l’idéal biologique premier. Et comme cet idéal aurait été cyclique, il faut que chaque élément du cycle de la substance vivante soit restauré dans son intégrité première. Au terme de son ouvrage, Hans Peter Rusch déclare en effet : « Le lecteur attentif aura compris, après tout ce que nous avons dit, que la productivité biologique optimale d’une chaîne d’êtres vivants ne peut être obtenue que lorsque tous les membres de cette chaîne sont dans un état biologique idéal » [101]. Arrivé à cette étape de notre interprétation du travail de Rusch, on peut déjà se demander comment cette théorie de l’état biologique idéal a pu être utile dans les situations culturales concrètes des fermes du mouvement Müller, vu qu’un agrosystème est toujours un milieu naturel modifié. La théorie ruschienne ne s’appliquerait-elle qu’aux milieux naturels primaires ? Mais passons, pour l’instant, et venons-en à une synthèse du romantisme ruschien. De façon quelque peu surprenante, le travail du gynécologue et microbiologiste va nous apparaître assez nettement ouvert à des idées pseudo-scientifiques. Autant nous analyserons certains aspects pertinents de sa critique de l’agrochimie et certaines pistes agronomiques qui peuvent sembler toujours d’actualité, autant il faut, dès maintenant, souligner une tendance à une spéculation, relevant de ce que nous proposons d’appeler une « mystique biologique », chez Hans Peter Rusch.

Hans Peter Rusch et la pente glissante d’une mystique biologique
A l’intérieur de son modèle du cycle de la substance vivante, Hans Peter Rusch postule que le point commun entre les deux règnes du vivant, le sol, ainsi que l’homme, serait les flores bactériennes [102]. Il y a bien des flores bactériennes chez les animaux et l’homme. L’originalité de la perspective ruschienne est de postuler qu’une telle flore bactérienne existerait aussi pour les plantes : ce serait le sol, la « terre vivante », qui assurerait ce rôle pour le règne végétal. Bien qu’il signale une fois qu’il a conscience de l’invraisemblance apparente de sa théorie [103], Rusch s’y engage néanmoins complètement. Il privilégie l’angle des flores bactériennes associées aux organes de la digestion chez l’homme et l’animal pour analyser la microbiologie du sol. La biochimie digestive des ruminants est l’analogie qu’il développe le plus pour penser la fertilité des sols. Au terme des tests d’échantillons de sols qu’il aura menés, Rusch conclura avoir largement vérifié son hypothèse : « Quand on arrive à isoler le sol vivant, là où l’on observe la plus forte croissance des racines nourricières de la plante, il ne reste plus aucun doute sur l’analogie entre la flore intestinale de l’homme et la flore des racines de la plante. On sait depuis longtemps déjà que les métabolismes animaux et végétaux sont identiques, avec cette importante différence que les plantes sont capables de synthétiser des substances nutritives grâce à la chlorophylle. Il est évident que les plantes utilisent également une flore intestinale, et même une flore qui correspond exactement à celle des animaux. Grâce à cela la nature nous donne la possibilité d’approfondir notre connaissance de son atelier « sol vivant » [104].

Devant ces rapprochements fragiles, poussant loin l’analogie métabolique plantes-animaux-humains, il faut se résoudre à admettre, avec Christian Feller et Raphaël Manlay, que la théorie ruschienne contienne une bonne dose d’idéologie [105]. Plus précisément, le modèle du cycle de la substance vivante pourrait être un héritage, au moins partiel, des croyances antiques à l’importance du rôle des cycles dans la nature [106]. De même, l’importance, exagérée au regard des connaissances actuelles, que Rusch donne à la nutrition organique des plantes, pourrait être une réminiscence lointaine de la croyance antique au principe de similitude [107].

D’un point de vue complémentaire, le thème de la santé par la symbiose [108] offre un argument de poids à l’interprétation qui verrait dans le modèle biologique de Rusch une forme mi-savante, mi-idéologique de sacralisation de la fusion de l’homme avec la nature. L’insistance avec laquelle cet auteur appelle à minimiser l’intervention agricole, d’une part, la répétition d’une perception de l’humain comme simple maillon du cycle biologique, d’autre part, vont dans le même sens. Nous ne sommes pas loin de distinguer également, derrière la forme du modèle ruschien, une influence dégradée de conceptions orientales, telles la roue de la vie et la loi du retour. Cette influence, peut-être inconsciente, aurait été renforcée, au moins, par l’étude des travaux d’Howard effectuée par ce médecin.

Finalement, l’esprit général de la recommandation agricole de Rusch pourrait s’approcher de l’invitation à cesser de mal intervenir sur les sols et les plantes, pour, en quelque sorte et autant que possible, les laisser être, et espérer voir advenir spontanément le « miracle » de la fertilité et de l’agriculture biologique. Hans Peter Rusch emploie régulièrement des expressions issues des approches religieuses du vivant. Mais il ne discerne pas ce qui relève des approches chrétiennes et ce qui relève du paganisme naturaliste antérieur ou concurrent. Quand les chrétiens désignent les fruits de la terre - les récoltes - comme des dons de Dieu, ils ne veulent pas dire que les récoltes ont poussé miraculeusement. Ils veulent dire que toute vie est en son origine une grâce de Dieu. Et que le travail agricole ne fait que coopérer à une fertilité, un élan de vie qui précède l’action de l’homme, et dont l’origine ultime, inconnaissable par la raison et la science, serait donnée par Dieu. Le Dieu transcendant du monothéisme a modelé la nature selon un ensemble de lois accessible à la raison. La qualité et la quantité d’une récolte, même si la Providence divine peut y concourir, dépend avant tout d’une agriculture en adéquation avec la nature qu’elle travaille. A rebours de Rusch qui conclut ses incertitudes sur les lois de la fertilité en confiant le travail agricole à des étincelles divines, la pensée chrétienne au moins, accompagnant sur ce point le mouvement de la modernité, se refuse à toute logique capricieuse ou magique dans les manifestations ordinaires de la nature. D’autre part, si l’expression « notre mère la terre » se trouve bien dans le Cantique des créatures de saint François d’Assise, il serait pour le moins exagéré d’en faire une idée biblique fondamentale. Resituée dans le contexte du cantique en question, l’expression renvoie aux remerciements à Dieu de saint François pour les biens et les beautés de la création qui rendent la vie humaine possible et agréable ici-bas. Il n’y a pas de dévotion, comme dans le paganisme, aux éléments naturels ou aux esprits qui les gouverneraient. Nous concédons aisément que le recours à la « mère terre » puisse se justifier, en contexte chrétien, par ce texte de saint François, et sans doute quelques autres. Peut-être même l’expression manifeste-t-elle une trace des influences des anciens cultes matriarcaux. Mais les observateurs du christianisme, même peu avertis, savent que les chrétiens ont, outre leur père biologique, un Père unique dans le Ciel. De même, ils apprennent facilement que la confession catholique dominante leurs reconnaît une autre mère, la Vierge Marie, elle aussi dans le Ciel [109]. Jamais, selon les compréhensions orthodoxes, la sphère du divin monothéiste ne se trouve mêlée directement avec les lois de la nature et de la terre. Quand les scientifiques Rusch ou Howard cèdent au recours à la mère terre, on peut présumer qu’ils manifestent le versant idéologique de leurs démarches. Il ne s’agit pas de dénigrer leur sentiment écologiste blessé par l’exploitation capitaliste et agrochimique de la nature. Mais le registre de la sacralité, impliqué dans l’expression « mère terre », - même s’il touche la sensibilité du lecteur, même s’il indique que les fondateurs de l’agrobiologie entendaient travailler à un problème touchant l’absolu, en la matière des conditions concrètes et sine qua non de l’existence humaine -, ne concerne pas la méthode scientifique. A la rigueur, à travers l’histoire et l’origine de la raison, il est possible de retrouver le point de contact et de séparation entre le logos et le mythos, comme nous l’avons indiqué plus haut. Les notions d’ordre et de lois de la nature peuvent indiquer la transformation qui s’est produite. Mais comment faire le lien entre des tendances à la sacralisation de la nature, d’un côté, et, de l’autre côté, la contestation agrobiologique des lois agrochimiques, menées au nom de leur inadéquation avec les lois naturelles de la fertilité, c’est-à-dire des régularités biochimiques données spontanément ? Nous ne voyons pas comment. C’est pourquoi nous verrions plutôt, dans ces ouvertures sur le sacré naturaliste, les traces d’une forte inquiétude écologique, que les fondateurs n’auraient pas réussi à dépasser avec leurs recherches à visée scientifique.

C’est aussi pourquoi nous considérons que Hans Peter Rusch manque aussi de discernement en matière religieuse, ou bien qu’il pratique un syncrétisme qui n’aide pas à comprendre son propos [110] : « Ce que le paysan considérait jadis comme « notre sainte mère la terre », qu’il saluait comme sa propre mère quand il rentrait chez lui après un voyage, lui fut présenté comme le support matériel des plantes, sans valeur en lui-même, d’aucune utilité pour la croissance des plantes et tout juste bon à permettre l’alimentation minérale de la plante, en attendant que la culture hydroponique soit suffisamment développée. La terre cessa d’être vivante, non seulement dans la réalité, mais également dans l’esprit du paysan ; ce dernier n’eut donc plus de répugnance à la maltraiter avec les roues des tracteurs et de monstrueuses moissonneuses-batteuses. Les fruits de la terre ne furent plus appelés un don de Dieu que du bout des lèvres et seulement le jour de la fête de la moisson ; ils étaient maintenant un produit fait d’eau, de sels minéraux et d’azote chimique, comme semblaient le démontrer de manière concluante les cultures hydroponiques » [111].

Poursuivons. La sacralisation de la mère nature, dont Rusch souhaite ainsi le retour, en creux, lorsqu’il regrette son oubli, entre en cohérence avec le vitalisme [112] de ce médecin. Il y a consonance entre les deux attitudes, celle de la religiosité qui personnifie l’unité de la vie dans « le Tout vivant », et celle d’une biologie radicalement holiste ne questionnant pratiquement pas le rapport organique-inorganique, et ainsi passablement repliée sur elle-même. Les images du « Tout », de l’unité, du cycle de la substance [113], tendent à former, aussi rapprochées qu’elles sont dans le texte ruschien, une hypostase de la somme des êtres vivants. La « chose », que semble être le « Tout vivant » pour Hans Peter Rusch, peut difficilement éviter d’évoquer chez le lecteur la présence d’un arrière-fond de mystique naturaliste chez l’auteur de La fécondité du sol. Le fait semble patent quand il revient, peut-être avec une tendance irrationnelle, sur le « mystère de la « force ancestrale » de la terre vivante » [114]. Ces orientations du texte ruschien donne le sentiment que l’auteur nous invite à nous soumettre à une « étincelle divine » qui se révèlerait dans le phénomène de la fertilité du sol et de la santé globale du cycle vivant. Et Rusch ajoute par endroits la référence à un regard paysan du passé voyant la fertilité comme don de Dieu, ou celle du « plan de la création », que sa recherche essaierait d’approcher à travers son modèle du cycle biologique. Mais il n’approfondit jamais ses ouvertures théologiques. En particulier, il ne nous dit jamais comment l’image du Tout vivant, plus ou moins sacralisé, peut offrir une place au projet d’un Dieu qui promet, dans l’alliance avec lui, la liberté à l’homme. Cela fait que, au bout du compte, on n’aurait plutôt tendance à croire que ses références à Dieu soient des mentions de circonstance, plaquées sur une théorie fondamentalement coulée dans une biologie autosuffisante, voire idolâtre, si l’on prend à la lettre les idées de l’absolutisation du Tout et de personnification de « l’organisme-sol », sans parler des thèses sur le bien fondé ou la normalité de l’évacuation des maladies pour la perpétuation de la santé du tout [115].
Toujours dans cette optique, Rusch invite le chercheur à reconnaître non pas les mécanismes de la vie mais « les forces originelles » de la vie quand elle « se manifeste dans son intégrité ». D’un côté, cette attitude le pousse à une modestie devant le phénomène de la vie, mais une modestie empreinte de mystère, qui va lui faire parler de « miracle de la productivité biologique » ou de « miracle de l’agriculture biologique ». Même si les développements de la science demeurent entourés d’un halo de nescience [116], convient-il à la posture scientifique de s’attendre à une réussite hasardeuse des processus qu’elle observe ou reproduit en laboratoire ? Non, bien sûr, puisque la science en tant que corps de savoirs correspond, classiquement mais très exactement, au total des lois de la nature déchiffrées à un moment donné. La productivité biologique optimale serait ainsi incalculable et « en quelque sorte imprévisible » : « Tout se passe comme si une étincelle jaillissait de l’intérieur, qui produit le miracle de la productivité optimale, cette étincelle divine, dont les poètes disent que sans elle le bonheur humain ne peut exister ». Il est possible que la science puisse parfois s’inspirer de la poésie, comme il est « peut-être nécessaire d’atteindre et de reprendre sans cesse contact avec l’inexprimé pour progresser en philosophie » [117]. Mais autant la science traite des faits positifs, autant la philosophie consiste en ce qu’elle est capable de dire de l’inexprimé, « malgré des déficiences d’expression qu’il faut sans cesse corriger » [118]. Le chemin de l’intuition poétique à la conceptualisation scientifique doit être formalisé et mathématisé pour exister. Hans Peter Rusch ne va pas jusque-là. En revanche, il fait souvent appelle au poète romantique Goethe dans La fécondité du sol. Notamment pour évoquer, en sus des forces originelles de la vie, l’idée des « plantes originelles » [119]. Et il ne prend pas la peine d’expliquer les procédés de sa pensée qui l’ont menés à en tirer des recommandations pratiques pour l’agrobiologie. Comme s’il prenait la théorie botanique goethéene pour argent comptant et s’en servait, peu regardant aux exigences d’une critique scientifique minimale, pour étayer ses recommandations agronomiques. Dans ce passage obscur, on trouve ainsi l’une des justifications originelles à l’emploi des poudres de roches dans l’agriculture biologiques : « Les plantes cultivées se conformant aux besoins des « plantes originelles » de Goethe, les roches originelles constituent le moyen idéal de satisfaire les besoins minéraux des plantes, toute fertilisation minérale unilatérale devant être éliminée. C’est pourquoi, en agriculture biologique, on utilisera exclusivement des roches primitives broyées, qui suppriment tout risque d’erreur de dosage » [120].
Ainsi, pour « parler » de la fertilité, Hans Peter Rusch glisse-t-il du registre scientifique au registre idéologique. Notre auteur n’est pas à un paradoxe près. Il déclare tantôt que la fertilité ne se mesure pas, et consacre des longues pages à rapporter les résultats de ses tests de fertilité des sols. Il avance que la fertilité ne se voit qu’à ses résultats – telle une récolte abondante – mais il s’acharne à proposer une conception globale de la biologie. Il dit, enfin, avoir trouvé une expérience biologique globale « modèle » avec les fermes des agriculteurs du mouvement Müller, mais il termine ses recherches en proposant aux agriculteurs, qu’il est censé conseiller, de s’en remettre au « miracle de l’agriculture biologique » [121]. On pourrait presque croire qu’il renvoie les agriculteurs à la Providence d’antan et aux prières chrétiennes des rogations, visant à s’attirer la bénédiction divine sur les récoltes et les travaux des champs. Mais ce serait encore trop. Le « Tout vivant » n’a, en effet, ni visage ni oreilles. Il faudrait pourtant s’y convertir, en acceptant d’y toucher le moins possible : « Il est dans la nature de la véritable agriculture biologique de ne pouvoir apporter la justification de son existence et démontrer sa supériorité que si elle renonce sans compromis à toute intervention dans tous les processus biologiques qui se déroulent dans « l’organisme » d’une ferme » [122]. Mais comment une telle mystique de la non-intervention sur le vivant a-t-elle pu aider des agriculteurs ? Dans les faits, chez Rusch comme chez Masanobu Fukuoka, il a bien fallu que nos adorateurs du « Tout vivant intact » cèdent du terrain à l’artifice humain pour dire quelque chose qui puisse avoir un rapport avec l’essence de la pratique agricole. Mais Rusch l’a fait d’une façon si incertaine que l’on se demande encore s’il l’a fait de façon sensée. Les deux phrases suivantes en témoignent : « Mais il nous faut accepter que la civilisation humaine d’aujourd’hui et de demain ne puisse jamais être une entité naturelle et originelle. Nous devons déterminer si, oui ou non, la nature nous laisse la possibilité de participer à son unité et à son harmonie, bien que notre civilisation nous contraigne à vivre autrement » [123]. Sans doute Hans Peter Rusch n’est-il jamais parvenu à se mettre au clair sur cette question. Tout cela nous donne déjà des explications pour comprendre pourquoi la réception sociale de l’agriculture biologique fut si controversée : le mythe y voisine l’ignorance mais aussi des faits scientifiques et des observations ordinaires. Cela permet aussi de saisir un peu pourquoi même Maria Müller et Hans Müller feront chacun leur propre interprétation des théories de Rusch auprès des paysans et paysannes. Enfin, sur le plan théorique, ces hésitations ruschiennes soulignent déjà, pour le progrès de l’agriculture biologique, l’importance cruciale d’un travail d’approfondissement sur la problématique, philosophique et scientifique, nature et artifice, nature et agriculture.
Passons maintenant à l’examen du romantisme de Masanobu Fukuoka. Ce dernier, bien qu’il ne soit pas occidental, a grandi et développé son agriculture au Japon, au cours du XXe siècle, qui a vu une occidentalisation décisive de la civilisation de son pays. Nostalgique de la civilisation paysanne, et plus encore d’une hypothétique agriculture originelle, Masanobu Fukuoka recoupe, dans son œuvre, l’ensemble des thèmes de la critique romantique de la modernité occidentale. Mais surtout, il est le fondateur qui prône de la manière la plus impressionnante et paradoxale une agriculture du retour à la nature et de la non intervention humaine.

L’agriculture fukuokienne ou la voie du retour à la nature

Dans les cultures orientales, la distinction entre questions de croyance et questions de savoir n’a pas la même importance sociale apparente que dans la modernité occidentale [124]. Les dieux orientaux sont toujours plus ou moins liés à la nature et le savoir est lié à une sagesse sur l’ultime des choses. Masanobu Fukuoka reste fondamentalement attachée à sa culture. Son agriculture originale ne peut se comprendre hors des questions culturelles qui l’ont fait naître. Il raconte ainsi l’événement intellectuel et spirituel, difficile à comprendre selon les schémas ordinaire de la pensée occidentale, qui l’a amené à s’engager dans l’agriculture : « Récemment des gens m’ont demandé pourquoi je m’étais engagé dans ce type d’agriculture il y a si longtemps. Jusqu’à présent je n’en ai jamais discuté avec quiconque. Il semble qu’il n’y avait pas moyen d’en parler. Ce fut simplement, - comment dire – un choc, un jaillissement, une petite expérience qui en fut le point de départ. Cette révélation changea totalement ma vie. Ce n’est rien dont on puisse vraiment parler, mais c’est quelque chose qu’on pourrait dire ainsi : « Les hommes ne connaissent rien du tout. Il n’y a pas de valeur intrinsèque dans quoi que ce soit, et chaque action est un effort futile et sans signification ». Cela peut sembler irrationnel, mais si on le met en mots, c’est la seule façon de le décrire. Cette « pensée » se développa dans ma tête sans que je m’y attende lorsque j’étais encore jeune. Je ne savais pas si cette intuition, que toute l’intelligence et l’effort humains sont négligeables, était valable ou non, mais si j’examinais ces pensées et essayais de les bannir, je ne pouvais rien découvrir en moi-même qui les contredise. Seulement la ferme conviction que c’était ainsi gravé en moi. On pense généralement qu’il n’y a rien de plus magnifique que l’intelligence humaine, que les êtres humains sont des créatures d’une valeur particulière et que leurs créations et réalisations telles qu’elles sont réfléchies par la culture et l’histoire en sont de merveilleux témoignages. Telles est du moins la croyance générale. Puisque ma pensée la refusait, j’étais incapable de communiquer mes vues à quiconque. En fin de compte je décidai de donner une forme à mes pensées, de les mettre en pratique, et ainsi de déterminer si mon discernement voyait juste ou faux. Passer ma vie dans l’agriculture, à faire pousser du riz et des céréales d’hiver, ce fut le parti que je pris » [125].

Masanobu Fukuoka articule le sens de sa « révélation » [126] avec celui des grandes traditions culturelles de l’Orient et avec la façon de cultiver les champs qu’il a développée. Il combine des éléments taoïstes et bouddhistes mais les seconds dominent, puisqu’il se décrit lui-même comme un agriculteur bouddhiste [127]. Pour bien comprendre sa démarche il faut donc s’efforcer de ressaisir les traits essentiels d’une culture tout à fait différente de la nôtre. Nous y reviendrons plusieurs fois dans ce travail, parce que, au-delà de l’œuvre de notre japonais, l’influence de la culture d’Orient concerne presque tous les fondateurs, directement ou indirectement. Entrons dès à présent dans le vif de cette dimension de notre sujet. Si l’on met de côté les différences sur le contenu ultime du réel, substantiel ou non substantiel, on peut dire, sans trop d’erreurs, que la mystique orientale considère que la voie du salut passe par une union de l’homme avec la nature ou l’être, considéré comme un tout unique. Ainsi, la spéculation mystique hindoue la plus poussée, fondée au VIIIe siècle après J.-C. par Shankara [128], traverse tout l’Orient et peut être considérée comme une origine typique de cette culture. Cette pensée établissait déjà la doctrine de la non-dualité. Dans le cadre des Grandes Paroles upanishadiques, du type tat tvam asi, une approche de l’expérience réflexive commune à tout être humain est prise comme point de départ. Ainsi, nous « nous éprouvons 1) comme sujet pensant, 2) comme une certaine présence physique dans l’espace du monde et enfin 3) comme une certaine vie affective, faite de désir et de crainte et liée au désaccord « naturel » des deux premières dimensions de notre être » [129]. Sur cet horizon de la problématique anthropologique, les propositions védiques nous identifient au brahman, en tant qu’« unité absolue de l’être, de la pensée et de la béatitude » [130]. Fondamentalement moniste, l’Orient considère, logiquement, que l’expérience et le sentiment humain d’une dualité, en soi-même et par rapport au monde, est une illusion. La délivrance ou le salut consistera essentiellement à se défaire de l’erreur. Revenons maintenant à Masanobu Fukuoka. Nous verrons ainsi que sa démarche correspond à une application de la mystique de la non-dualité.

Soutenance Thèse Y Besson
Présentation Powerpoint de la thèse d’Yvan Besson sur les fondateurs de l’agriculture biologique

Fig. n° 07 – La non-dualité chez Masanobu Fukuoka [131].

L’entreprise agricole fukuokienne vise largement au-delà de la production de denrées. De toutes les voies agricoles proposées par les fondateurs, elle est la plus radicale, la plus unifiée, mais aussi celle qui donne le plus d’importance à l’agriculture. Fukuoka donne tellement d’importance à l’agriculture qu’il la considère presque comme une voie supérieure d’accomplissement de soi : « Le but ultime de l’agriculture n’est pas de faire pousser des récoltes, mais la culture et l’accomplissement des êtres humains » [132]. L’agriculture naturelle « est davantage qu’une simple révolution dans les techniques agricoles. Elle est le fondement pratique d’un mouvement spirituel, d’une révolution capable de transformer la manière dont l’homme vit » [133]. L’agriculture fukuokienne se veut ainsi une voie d’accomplissement de la spiritualité orientale. La dualité, critiquée par les sagesses orientales, se décline, dans l’œuvre de Masanobu Fukuoka, sous les visages de « l’intellect discriminant », du « scientifique », et aussi sous celui de « l’agriculture moderne » ou « agriculture scientifique » [134].

Fig. n° 08 – L’approche discriminante, centrifuge et antinaturelle selon Masanobu Fukuoka [135].

Mais la dualité est encore entre la ville et la campagne, entre la « civilisation urbaine » [136] et la « philosophie paysanne » [137]. Plus fondamentalement, à la limite d’une démarche suicidaire [138], Masanobu Fukuoka invite au non-agir [139], à la non-intervention [140]. Il parle de son agriculture comme celle de la « voie immobile » [141], il veut « laisser être » la nature [142] dans sa ferme. Nous reviendrons sur la contradiction presque insurmontable qu’il y a dans l’idée d’une agriculture humaine naturelle au sens strict (§424). Pour l’instant, retenons que le thème du retour à la nature joue chez Fukuoka le rôle de la délivrance des illusions dans le bouddhisme. Masanobu Fukuoka glisse de l’invitation au « retour à la terre » [143] et au « retour à l’agriculture » [144] à celle du « retour à la nature » [145]. En fait, le véritable problème, repéré par cet ancien microbiologiste, serait celui de la séparation de l’homme d’avec la nature [146]. De là viendrait la dualité et la souffrance. Enjambant le hiatus de l’artifice impliqué dans l’agriculture, Masanobu Fukuoka fait jouer à « l’agriculture originelle » le double rôle de la nature et du mode de vie de l’humanité du paradis. Le passage suivant forme un assez bon résumé de son approche de l’agriculture et, lorsqu’il parle du devoir d’aller au paradis, de l’injonction morale qu’il adresse à l’homme à travers elle. On prendra note également de son panthéisme biologique [147] explicitement exprimé ici :

« La voie du non-faire selon laquelle la seule chose à faire est de se plonger dans le sein de la nature, se dépouillant corps et âme, voilà la route que doit prendre l’homme véritable. Le chemin le plus court pour atteindre l’état d’homme vrai est de mener une vie en plein air, simplement vêtu, simplement nourri, en priant la terre et les cieux. Le bonheur vrai et libre ne vient qu’en menant une existence simple ; on ne peut le trouver qu’en suivant la route extraordinaire, sans méthode, du paysan, indépendamment de l’âge et de la direction adoptée. Le développement et la résurrection spirituels sont impossibles si l’on s’écarte de cette voie du dépouillement. En un sens, l’agriculture est le travail le plus simple et aussi le plus grandiose dévolu à l’homme. Il n’y avait pour lui rien d’autre à faire et il n’aurait pas dû faire quoi que ce soit d’autre. La joie véritable de l’homme était l’extase naturelle. Elle n’existe que dans la nature et s’évanouit lorsqu’on s’éloigne de la terre. Un environnement humain ne peut exister hors de la nature, et on doit donc faire de l’agriculture le fondement de la vie. Le retour de tous à la campagne pour cultiver et créer les villages de l’homme véritable est la route qui mène à la création de cités idéales, de sociétés idéales et d’états idéaux. La terre n’est pas seulement le sol, et le ciel bleu un espace vide. La terre est le jardin de Dieu, et c’est dans le ciel qu’Il siège. Le paysan qui, mâchant avec soin le grain qu’il a moissonné dans le jardin du Seigneur, lève la face vers les cieux avec gratitude, mène la vie la meilleure, la plus parfaite qui soit. Ma vision d’un monde d’agriculteurs se fonde sur le devoir qu’a chacun de retourner dans le jardin de Dieu pour le cultiver et son droit de contempler les cieux azurés et de se voir accorder la joie. Ce serait là plus qu’un simple retour à une société primitive. Ce serait une manière de vivre dans laquelle chacun réaffirmerait la source de la vie (« vie » étant un autre nom de Dieu). L’homme doit tourner le dos à un monde d’expansion et d’extinction, et mettre au contraire toute sa confiance dans la contraction et le renouveau. Cette société d’agriculteurs peut bien sûr prendre la forme d’une agriculture traditionnelle, mais elle doit intégrer l’agriculture naturelle qui transcende l’époque et recherche avec honnêteté les sources mêmes de l’agriculture » [148].

Avec l’invitation à se plonger dans la nature, l’affirmation explicite du parti pris fukuokien pour une mystique naturaliste ne peut pas être plus claire. Philosophiquement ou dans la pratique agricole il faudrait « Faire un avec la nature » [149]. Néanmoins, pour le lecteur qui voudrait vraiment savoir ce qu’est la nature pour Masanobu Fukuoka, il y a de quoi se perdre. Nous y reviendrons dans notre dernière partie, mais notons déjà l’existence d’au moins trois sens de la nature chez ce citoyen d’Orient [150] : la nature est ainsi tantôt matérielle, purement matérielle [151] ou alors « tout vivant organique » [152], tantôt physico-spirituelle [153], ou bien encore « vide absolu », « néant » [154]. Histoire d’enfoncer le clou, il faut encore ajouter qu’il est peut-être vain de vouloir saisir ce qu’est la nature pour Masanobu Fukuoka parce qu’il évite finalement de prendre position sur cette question : « Les gens ne peuvent pas saisir la véritable apparence de la nature. Le visage de la nature est inconnaissable » [155]. Il faudrait donc en conclure que la sagesse et l’agriculture fukuokienne ne seraient pas le résultat d’un savoir. Immense défi pour la pensée occidentale dont le ressort est justement la confiance dans la capacité de l’homme à connaître le réel, à travers son ordre, son logos. L’œuvre de Masanobu Fukuoka fourmille au contraire d’invitation à renoncer à la connaissance et à « l’intellect discriminant ». La vie intellectuelle ne serait autre qu’un piège [156], et même les scientfiques, « astronome » ou « botaniste » ne feraient que « recueillir des impressions et les interpréter, chacun dans la prison de son propre esprit ». Il n’y aurait d’autre voie de salut pour l’homme que « la destruction de l’ego, se dépouiller de la pensée que les humains ont une place à part des cieux et de la terre ». C’est ainsi que Masanobu Fukuoka veut renouer avec « la sagesse du silence ». Du coup, on est en droit d’attendre, à titre de proposition concrète, le retour à la vie sauvage, le retour à la vie dans les bois. On imagine un Masanobu Fukuoka faisant l’apologie de la vie animale comme bonheur de l’homme. En fait, avec l’œuvre de ce japonais, il faut avouer que nous ne sommes jamais loin d’un tel primitivisme. Mais voilà, Masanobu Fukuoka est un homme et il s’adresse à d’autres êtres humains. Il pense, parle, propose une voie de salut à l’homme et en réalise les modalités concrètes sur la ferme héritée de ses parents. Il est livré, comme tout un chacun, à la problématique de l’existence humaine. A la base de la démarche de Masanobu Fukuoka réside une contradiction fondamentale : autant les traditions spirituelles dominantes de l’Orient ont poussé les hommes au renoncement, via l’ascèse et à la méditation, même si parfois la compassion incarnée peut aider à la libération de la tristesse du monde, autant Masanobu Fukuoka invite-t-il à l’action en proposant une théorie et un ensemble de techniques agricoles.
C’est ainsi que le retour à la nature fukuokien est revêtu du vêtement paradoxal de l’agriculture : « l’agriculture est le travail le plus simple et aussi le plus grandiose dévolu à l’homme. Il n’y avait pour lui rien d’autre à faire et il n’aurait pas dû faire quoi que ce soit d’autre ». Nous reviendrons sur cette contradiction fondamentale, déjà aperçue chez Hans Peter Rusch, dans notre dernière partie.

Mais nous ne pouvons pas finir ce paragraphe sans évoquer le panthéisme fukuokien. Pour Masanobu Fukuoka, « Dieu et la nature ne font qu’un ». Il n’y a pas de création de la religiosité orientale. Il y aurait un « surgissement naturel » sans que l’on puisse marquer strictement un avant et un après, comme si nous étions au cœur d’un cycle, sans commencement ni fin, s’actualisant à chaque instant. Quand M. Fukuoka parle de Dieu, cela n’a rien à voir avec l’Être transcendant et personnel désigné par ce terme dans les monothéismes. L’idéologie de l’Un domine la pensée fukuokienne. Retourner à la Nature signifie pour lui « réunifier Dieu, la nature et l’homme ; lesquels ont été désemparés par le genre humain ». Il n’y a pas de relation personne à personne possible avec le Dieu fukuokien : « Dieu et la nature ignorent l’homme et ne s’adressent pas à lui ». Mais nos catégories sont encore plus brouillées quand, dans la dernière citation de L’agriculture naturelle donnée ici (commençant par « La voie du non-faire… »), notre auteur déclare que « vie » serait « un autre nom de Dieu » tout en nous enjoignant à affirmer « la source de la vie » : passe encore l’identification idéologique de Dieu et de la biosphère, déjà tendancielle chez Hans Peter Rusch, mais que comprendre dans l’idée d’affirmer la source de Dieu ? Si le concept de Dieu est ultime, c’est justement en fermant notre questionnement par une Réponse censée être parfaitement satisfaisante, et du coup, en nous renvoyant à l’action d’une manière sereine, car orientée. Une fois de plus nous sommes confrontés aux limites de la compréhension de la culture orientale. Comme nous le verrons, la rationalité et le respect du principe de non-contradiction ne sont pas faciles à repérer et à suivre en Orient. Et pour ce qui est du cas particulier du discours de l’auteur japonais, il faut reconnaître que notre concept de Dieu n’y a plus de sens : chez M. Fukuoka, Dieu est dépassé par la nature. Ce n’est plus Dieu qui est créateur de la nature mais « La nature [qui] est « créatrice » de Dieu » [157]. Ce n’est plus Dieu qui a créé la totalité de la nature ex nihilo : au contraire, « Seule la nature a le pouvoir de produire quelque chose à partir de rien » [158].
En lieu et place d’un dieu créateur de toute chose c’est « Dame Nature » qui (re)vient. Si un « Esprit suprême » revient sous la plume de Masanobu Fukuoka, c’est aussitôt pour se retrouver « incarné » dans la nature [159], un peu à la manière des idéologies du New Age et de l’ésotérisme : « cet Esprit suprême peut être conçu comme caché au sein de Dame Nature » [160]. Au passage, en sacrifiant au culte de la mère nature [161], Masanobu Fukuoka en profite pour renvoyer au placard la tradition judéo-chrétienne : « Mais le secours divin, pour l’homme, est impossible ; […]. Et le temps a passé quand l’humanité pouvait être sauvée par le Christ » [162].

Rappelons enfin que la perspective fukuokienne, ici dégrossie, englobe tous les thèmes critiques du romantisme européen. Avec une telle critique de la pensée et de la connaissance humaine, Masanobu Fukuoka dépasse le rejet de « l’abstraction rationaliste » [163] pour dénoncer comme errements tout désir de distanciation d’avec la nature. Approche de plain-pied, la pensée orientale en général et fukuokienne n’a pas subi le désenchantement : si Dieu est, une sorte d’expérience primitive [164] devrait nous le donner à vivre au contact de « la nature pure et innocente » [165]. Ne plus parler, ne plus penser, ne plus chercher : les préceptes orientaux sont essentiellement négatifs, dans le sens d’un déblaiement de ce qui nous encombrerait. La civilisation technique et la mécanisation pour alléger le fardeau de nos tâches ? Aliénation de la qualité de notre rapport au monde, disparition de la joie paysanne, aussi bien chez Hans Müller que chez Masanobu Fukuoka [166]. Si le premier fait des concessions à la technique, par pragmatique, pour permettre aux paysans de survivre dans des conditions adverses, le second ne créera pas directement de mouvement agricole, sans doute trop extrême. La quantification et le dénombrement des phénomènes, bases de la puissance technoscientifique de l’humanité moderne ? Ce ne serait qu’une illusion, nous rendant aveugle sur l’essentiel, une dérive centrifuge – « La recherche erre à l’aventure » - et un amoncellement de résultats spécialisés sans rapport avec « la loi naturelle » [167]. Enfin, bien que Masanobu Fukuoka souhaite un retour à une agriculture originelle d’avant la tradition paysanne, il garde la nostalgie d’une vie villageoise tranquille. En opposant « philosophie paysanne » et « civilisation urbaine » il retrouve l’opposition, en vogue parmi les adeptes des mouvements de Lebensreform et de la sociologie naissance (Tönnies), entre Gemeinschaft organique et Gesellschaft atomiste (communauté versus société) [168]. Masanobu Fukuoka rêve du temps où les paysans avaient le temps de contempler la nature, d’écrire des poèmes, ou d’entretenir les lieux de cultes. La modernité industrielle a pénétré dans les campagnes et a faussé « complètement les notions de temps et d’espace » mais aussi la sociabilité des paysans : « La disparition de l’âtre au cœur de la maison paysanne a éteint la lumière de l’ancienne culture villageoise. Les discussions au coin du feu se sont tues, et, avec elles, la philosophie paysanne a disparu » [169]. Ce serait, comme dans le cas de la Suisse d’Hans Müller, la base d’une société stable – « la pépinière du peuple japonais » - qui aurait disparu avec les paysans au Japon.

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[1Cf. Cauvin J., Naissance des divinités, Naissance de l’agriculture, Flammarion, 1998 (CNRS Editions, 1997).

[2Mazoyer M., et Roudart L., Histoire des agricultures du monde, Seuil, p. 67-98. Les auteurs sont assez durs dans leurs critiques des thèses de Jacques Cauvin sur le primat d’une mutation culturelle aux origines de l’affirmation sociale de l’agriculture comme mode de vie dominant. A la page 89 ils ont tendance à renvoyer l’interprétation archéologique de Jacques Cauvin au rang des anciens mythes. Lors d’un entretien avec Marcel Mazoyer, nous avons pu constater une hostilité certaine à l’égard de ces mêmes travaux. Celle-ci nous est alors apparue déplacée. Il nous semble également, depuis, que la critique de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart manque de pertinence. Ils reconnaissent que « la question du rôle joué par la densité de la population dans le passage de la prédation à l’agriculture » est « très controversée » (p.77), ils avouent également que les connaissances actuelles à partir desquelles ils ont tenté leur interprétation leur semblent « riches mais aussi lacunaires, confuses et contradictoires » (p. 96). Et il est vrai que l’on peut trouver leur explication matérialiste contradictoire : ils racontent la longue évolution, semble-t-il assez complexe, qui a permis la sélection des plantes, notamment des céréales, et la domestication des animaux, en évitant de faire intervenir des facteurs psychologiques et spirituels. Quelle est donc cette anthropologie de l’agriculture où l’homme ne semble jamais douter de bien agir quand il se met à artificialiser nettement son environnement ? A quoi cela sert-il de déclarer, après avoir construit une théorie basée sur les facteurs démographiques, techniques, et écologiques, qu’il « restait cependant à ces sociétés à réaliser la dernière et la plus difficile des conditions nécessaires au développement de l’agriculture, à savoir une véritable révolution sociale et culturelle » (p.96, Je souligne), si l’on ne travaille pas sur cette question ? On ne serait pas loin de voir ici, projeté sur l’analyse historique, un préjugé moderniste croyant naïvement et indistinctement que l’homme aurait depuis toujours cru « être en progrès », depuis qu’il invente de nouvelles techniques. Plus profondément, il pourrait s’agir d’un préjugé antispiritualiste : l’homme agirait d’abord puis réfléchirait éventuellement ensuite à la cohérence globale de son comportement. On comprendrait alors que Marcel Mazoyer et Laurence Roudart ne discutent guère non plus le détail des thèses célèbres de Marshall Sahlins sur l’abondance préagricole : si l’homme vécut d’abord relativement facilement sur le donné, sans avoir à le modifier sensiblement, cela lui laissait du temps pour réfléchir et spéculer. Comment envisager que le passage à l’agriculture, nettement plus compliqué, ne l’ait pas profondément interrogé ?

[3Verlinde J.-M., Les impostures antichrétiennes, Des apocryphes au Da Vinci Code, Ed. Presses de la Renaissance, 2006, p. 51.

[4Verlinde J.-M., ibid., p. 54.

[5Blanquart P., Une histoire de la ville, Pour repenser la société, La découverte, 1997, 194 p., p. 41.

[6Verlinde J.-M., Les impostures antichrétiennes, ibid., p. 55. Le « miracle grec » est une expression devenue commune pour désigner la naissance de la raison occidentale. Joseph-Marie Verlinde essaye de saisir le cœur de l’événement avec la notion de transcendance.

[7Urs von Balthasar H., Dieu et l’homme d’aujourd’hui, DDB, 1966 (1958), 342 p., p. 38.

[8Verlinde J.-M., op. cit., p. 56.

[9Urs von Balthasar H., La gloire et la croix, IV, Aubier, Paris, 1981, p. 130, cité in Verlinde J.-M., ibid. (C’est moi qui souligne).

[10Verlinde J.-M., Les impostures antichrétiennes, ibid., p. 59.

[11Borella J., La crise du symbolisme religieux, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1980, p. 11, cité in Verlinde, J.-M., ibid., p. 60.

[12Saint Bonaventure, Itinéraire de l’esprit vers Dieu, 9 ; 15, trad. H. Duméry, Vrin, Paris, 1960, cité in Verlinde J.-M., ibid., p. 60-61.

[13Waldenfels H., Manuel de théologie fondamentale, Cerf, 1997, p. 317, cité in Verlinde J.-M., ibid.

[14Verlinde J.-M., Les impostures antichrétiennes, ibid., p.62.

[15Pic de La Mirandole J., De la dignité de l’homme, Ed. de l’Eclat, Paris, 1993, p. 8-9, cité in Verlinde J.-M., ibid., p.62-63.

[16Une idée répandue notamment par Simone de Beauvoir, la compagne de Sartre.

[17Verlinde J.-M., ibid., p.63.

[18Berdiaev N., Le sens de l’histoire, Aubier-Montaigne, Paris, 1948, p. 120, cité in Verlinde, J.-M., ibid., p.63-64.

[19Verlinde J.-M., ibid., p. 64.

[20Paracelse, La grande astronomie, Dervy, Paris, 2000, p. 119, cité in Verlinde, J.-M., ibid., p. 63-64.

[21Cf. Ladrière, J., L’univers de la rationalité et la vie du sens, in La Foi chrétienne et le Destin de la raison, Cerf, 2004, 367 p., p. 43.

[22Borella, J., La crise du symbolisme religieux, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1980, p. 125, cité in Verlinde, J.-M., ibid., p. 69.

[23Borella, J., La crise du symbolisme religieux, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1980, p. 12, cité in Verlinde, J.-M., ibid., p. 69.

[24Aujourd’hui, le thème de la fatigue de l’humanisme moderne est toujours d’actualité : cf. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi, Ed. Odile Jacob, 2000, 448 p.

[25Berdiaev N., La fin de la Renaissance, A propos de la crise contemporaine de la culture, in Le nouveau Moyen-Age, L’Age d’Homme, 1985 (1924), 141 p., p. 22-23.

[26L’opposition agrobiologique entre organique et chimique rejoint sous plusieurs angles l’opposition de l’organique au chimique, en tant que l’insistance est portée sur la spécificité du biologique, d’une part, et que l’on peut rapprocher le chimique du physique, par exemple lorsque l’on évoque les sciences physico-chimiques, d’autre part.

[27Berdiaev N., La fin de la Renaissance, in Le nouveau Moyen-Age, ibid., p. 32-33.

[28Marx K., Manifeste du Parti communiste, Le livre de poche, 158 p., 2000, (LGF,1973), (1848), p. 54.

[29Cf. Löwy M., Sayre R., Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre courant de la modernité, Payot, 1992, 306 p., p. 46-47.

[30Weber M., Le savant et le politique, UGE 10/18, 1994 (1963), 223 p., p. 120.

[31Löwy M. et Sayre R., op. cit., p.48-49.

[32Ibid., p. 49.

[33Ibid., p. 49-50.

[34Cf. Baubérot, A., Histoire du Naturisme, Le mythe du retour à la nature, PUR, 2004, 351 p.

[35Löwy M. et Sayre R., op. cit., p. 46.

[36Rapoport, M., (Dir.), Culture et Religion, Europe, XIXe siècle, Ed. Atlande, Neuilly, 2002, 767 p., p. 352.

[37Ibid., p. 353.

[38Nipperdey T., Réflexions sur l’histoire allemande, Gallimard, Paris, p. 156-176.

[39Ibid., p. 353 et 640.

[40En parallèle des paragraphes 2132 et 2133, on pouura lire Delort R et Walter F., Histoire de l’environnement européen, PUF, p. 89-112.

[41Pulliero, M., Walter Benjamin, Le désir d’authenticité, Bayard, 2005, 1055 p., p. 574.

[42Ibid., p. 744.

[43Selon Donald Worster (Les pionniers de l’écologie, Ed. Sang de la terre, 1998, (1977), p. 77), qui semble adhérer sans nuance à la thèse bien diffusée de Lynn White Jr exprimée dans The Historical Roots of Our Ecologic Crisis (White Lynn Jr, The Historical Roots of Our Ecologic Crisis, in Science, vol. 155, 1967, p. 1203-1207) : Donald Worster ne parle pas des préjugés contre la nature comme éléments du christianisme institutionnel jusqu’à une date récente, mais il en fait un apanage du christianisme en soi (« Les préjugés contre la nature de la religion occidentale »).

[44Cf. Bastaire, J., Pour une écologie chrétienne, Cerf, 2004, 88 p.

[45Janus Frecot a constitué, pendant trente ans, des archives au sujet du mouvement de Lebensreform. Celles-ci constituent maintenant la première bibliothèque pour des travaux de recherche sur les différents aspects et les ruptures du mouvement de réforme de vie en Allemagne. La collection se compose de plus de 1500 livres et brochures, et contient environ 250 revues et environ 850 « cahiers ». Le premier fruit de ce travail de rassemblement fut la publication d’une monographie sur le peintre Fidus et son époque, dont Janos Frecot et Diethardt Kerbs furent les principaux auteurs : Fidus 1868-1948, La pratique esthétique des mouvements d’évasion civils (Ed. Rogner et Bernhard, Munich, 1972). Cf. Frecot, J., Quarante années de mouvement de réforme de vie en Allemagne, environ 1890-1930, Bibliothèque Janos Frecot, Berlin, disponible sur le web : www-sul.stanford.edu/depts/hasrg/german/lebens.html (Ce texte a été écrit par J. Frecot en 1996). Auparavant, il existait, comme ouvrage de base sur la question, une sorte de manuel, (cf. Kerbs D. und Reulecke J., Handbuch der deutschen Reformbewegungen, 1880-1933, Wuppertal, Hamme, 1998), comme nous l’avait signalé Marino Pulliero (Pulliero M., Entretien avec l’auteur, 18 11 2003).

[46Pulliero M., op. cit., p. 496.

[47Ibid., respectivement p. 472 et p. 801.

[48Marino Pulliero éclaire bien cette situation : « Ce leitmotiv de l’autonomie confirme la position géo-confessionnelle (protestante) de la Jugendbewegung… Sauf que l’élément de l’obsession répétitive (fétichisation d’instances langagières) prévaut sur l’élément réflexif, et que l’autonomie passe de l’éthique individualiste (formaliste) à la signification de l’existence du groupe, d’un Sujet… Il en va de même pour le culte de la nature ou de la naturalité comme le lieu et la garantie de l’authentique : nature signifie « die Mutter-Natur » et en même temps la nature ou l’essence de l’homme, le Soi naturel comme source de l’expérience immédiate : l’intériorité comme source intarissable de l’autonomie d’un mouvement qui jaillit von innen et qui se développe selon la loi interne du vivant, de l’organisme, par opposition à toute forme de rationalité mécanique » (p. 480). Les « Sonnenwender de Fidus représentent l’illustration parfaite de cette nouvelle religiosité, à mi-chemin entre le « mystère » théosophique et l’hygiénisme des Lebensreformer… » (p.476).

[49Le mot composé allemand « Heimatschutz » a deux sens. Il désigne d’abord « la préservation du caractère d’une région ». Il a second sens militaire qui est « protection du territoire national ». Le mot « Heimat » désigne d’abord le pays, le pays natal, la patrie. (Cf. Dictionnaire Langenscheidt Allemand-français, Larousse,1979, article « Heimat »).

[50Via le développement des mouvements de jeunesse tournés vers la randonnée, l’inspiration de Fichte va servir à faire du paysage « un lieu d’identification collective concrète » : « L’individualisme romantique des pérégrinations de Sternbald – et du Taugenichts – va disparaître, noyé dans la cosmologie d’un Riehl où le paysage, le Volk et la nature ne forment plus qu’une seule totalité. L’immersion dans le paysage qui avait nourri l’âme romantique devient substance d’un mysticisme völkish s’opposant – dans l’œuvre de Riehl et dans tout le courant qu’elle inspire – à la civilisation matérialiste mécanique de la bourgeoisie » (Cf. Pulliero M., ibid., p. 473-474).

[51Jayme E., Article dans l’édition du Berliner Zeitung du 6 12 2001.

[52Au cours du mouvement de sécularisation du christianisme en Allemagne, accompagné par le protestantisme, il s’est formé des mouvements religieux libres. Eduard Balzer (1814-1887), d’abord théologien dans l’église évangélique, s’en est écarté pour fonder et diriger la première communauté religieuse libre, dans les Nordhausen, en 1847. Démocrate libéral, il a participé activement aux événements révolutionnaires de 1848-1849. Avec le rétablissement de la Confédération germanique en 1850, puis l’accès au pouvoir d’Otto von Bismarck en 1862, Balzer renonce à son engagement politique institutionnel. Après la lecture, en 1866, du Manuel pratique du bien-être naturel (Das Praktische Handbuch der naturgemäßen Heilweise) de Théodore Hahn, ouvrage consacré à l’alimentation végétarienne, il s’oriente vers le végétarisme. Avec d’autres personnalités, Eduard Baltzer fait partie de la première génération des végétariens modernes. En 1867 il fonde la première association végétarienne d’Allemagne, nommée « Association pour un mode de vie naturel (végétarien) », qui sera le modèle pour d’autres associations et organisations végétariennes dans le pays. Il a publié son œuvre végétarienne principale, Le mode de vie naturel, en plusieurs volumes, entre 1867 et 1872 (Chemin vers la santé physique et social, La réforme de l’économie politique, Lettres au Pr Dr Virchow, Le végétarisme dans la Bible). Ces ouvrages de Baltzer sont devenus des classiques des adeptes du mouvement Lebensreform. (Nous avons pris les références sur Baltzer sur le site de l’International Vegetarian Union (ww.ivu.org/history/europe19b/baltzer.html, visite de 09 2006). Son ouvrage Pythagore, le sage de Samos, a été réédité en Allemagne en 1987). Selon Marino Pulliero, il est aussi le prophète d’un « socialisme religieux » de l’homme naturel. Le soin du corps serait non seulement la condition de la santé et de la beauté, mais aussi un devoir religieux. Avec son ouvrage Gott, Welt und Mensch. Grundlinien der Religionswissenchaft in ihrer neuen Stellung und Gestaltung systematich dargelegt (Nordhausen, 1869), il serait bien, au-delà du végétarisme, un précurseur de l’idéologie wilhelmienne. (Cf. Pulliero M., ibid., p. 537 (n. 213)).

[53Worster D., Les pionniers de l’écologie, p. 108. Par histoire naturelle il faut entendre un travail de classification des espèces végétales ou animales, ainsi qu’un effort pour penser leurs relations mutuelles. Goethe et Thoreau apparaissent ainsi comme des pionniers de la science écologique.

[54Pour les données concernant Eden, nous avons puisé sur le site internet actuel de la colonie, lequel est déjà très complet et indique d’autres liens sur le web (cf. w.eden-eg.de, visite de 09 /2006). Un autre haut lieu du Lebensreform et du naturisme alternatif de la Belle Epoque fut la colonie Monte Verita, à Ascona, dans le Tessin : cf. Gimeno P., L’esprit d’Ascona, précurseur d’un écologisme spirituel et pacifiste, in Ecologie et politique, vol. 27, 2003, p. 235-244.

[55Au niveau idéologique, la variété du Lebensreform se retrouve à Eden. On y trouve notamment des personnes influencés par un socialisme religieux ainsi que des juifs et des chrétiens, par exemple des partisans de l’application de la Loi mosaïque dans le monde contemporain (Cf. Onken, W., Modellversuche mit sozialpflichtigem Boden und Geld, 59 p., disponible sur le web : ww.ats20.de/blog/stories/2003/08/01/eden.html [visite de 09/2006]).

[56Henry George (1839-1897), journaliste, éditeur, et homme politique américain, publia Progrès et pauvreté en 1879. Il préconisa l’instauration d’une taxe unique sur la plus value comme moyen de lutter contre le bénéfice réalisé par les propriétaires fonciers. Ses idées influencèrent le mouvement fabian en Angleterre, de Sydney et Béatrice Webb (Cf. Le Robert des noms propres, article George Henry).

[57Hoffmann H., et Marx G., (Humboldt-Universität, Fakultätsschwerpunkt Ökologie der Agrarlandschaften, Berlin), Die Entwicklung des Ökologischen Gartenbaus in der Obstbausiedlung Eden, sur le web : orgprints.org/1297/01/hoffmann-1999-entwicklung-eden.doc, [visite de 09/2006].

[58Evidemment ils ne sont plus approvisionnés par la seule structure Eden mais par le monde de la production biologique et écologique en général. Une ancienne filiale, aujourd’hui indépendante de Eden, participe à cet approvisionnement des Reformhaus.

[59Dans le TAO-Monatsblätter für Verinnerlichung und Selbstgestaltung, 11, 1925. Cf. Schaumann W., et alii, Geschichte des ökologischen Landbaus, SÖL, Bad Dürkheim, 2002, 200 p., p. 182.

[60. Schaumann, W., et alii, Geschichte des ökologischen Landbaus, op. cit ; Vogt, G., Ewald Könemann, texte disponible sur le web :.ww.vegetarierbund.de [visite de 04/2004].

[61Der Mensch im Reich der Ordnung, Lebensgesetze und Lebensordnung, Braumüller, Wien, 1976. Pour une bibliographie des publications d’Ewald Könemann voir Schaumann, W., et alii, Geschichte des ökologischen Landbaus, op. cit.

[62Cf. Löwy M. et Sayre R., Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre-courant de la modernité, op. cit.

[63Conford P., The Origins of the Organic Movement, p. 63-64.

[64Ibid. Sur ce point, voir aussi Barton G., Sir Albert Howard and the Forestry Roots of the Organic Farming Movement, in Agricultural History, vol. 75, 2, 2001, p. 168-187.

[65Rappelons déjà que Rudolf Steiner ne proclamait pas une foi chrétienne mais une « science spirituelle » : tout, y compris les questions ultimes (la mort, Dieu, etc), est question de savoir et d’initiation. La croyance n’a théoriquement pas sa place dans l’anthroposophie : il s’agit d’une gnose, c’est-à-dire d’une doctrine proposant une voie de salut par la connaissance. Néanmoins, sur la question chrétienne, comme sur bien des questions et à l’instar de bien des ésotérismes, les contradictions ou les incohérentes ne manquent pas chez Steiner : en 1922, avec le protestant Friedrich Rittelmeyer, il fonde à Dornach la « Communauté des chrétiens ». Ses pasteurs entendent administrer « les sept sacrements chrétiens » et œuvrer dans le sens de « l’Eglise johannique », telle qu’en ont parlé Schelling et Novalis. La Communauté des chrétiens « refuse tout dogme afin de garantir la liberté d’enseignement de ses prêtres et la liberté de penser de ses membres ». Selon Johannes Hemleben, cette organisation « chrétienne » aurait été la première à ouvrir le ministère de pasteur aux femmes. (Sur tout ceci, voir J. Hemleben, Rudolf Steiner, Triades, 2003 (Hamburg, 1963),175 p., p.147-152. Comme confirmation supplémentaire de l’appartenance de l’anthroposophie au gnosticisme, l’auteur rapporte un témoignage de Selma Lagerlöf, une romancière suédoise prix Nobel, à propos de l’anthroposophie : « J’ai longtemps pensé qu’il n’était pas juste, à notre époque, d’en rester à une religion fondée sur des prodiges non démontrés. La religion, au contraire, doit être une science démontrable. Il ne s’agit plus de croire, mais de savoir » (p. 175)).

[66Müller H., Glaube und Technik, Der Glaube des Bauern, II, op cit.

[67Nous travaillons ce thème de manière plus spéculative dans notre quatrième partie.

[68C’est Philip Conford qui emploie l’expression « organic school » à propos des pionniers anglais.

[69Müller H., Glaube und Technik, Der Glaube des Bauern, II, op. cit.

[70Comme chez Rudolf Steiner…

[71Müller H., Glaube und Technik, Der Glaube des Bauern, II, op. cit.

[72Des cadres de vie légaux, notamment : Hans Müller, même après sa carrière politique institutionnelle, appellera régulièrement les membres de son organisation, en proposant sa réflexion, à se positionner dans le débat politique, qui, comme on le sait, fut, après la seconde guerre mondiale, riche de bouleversements pour le monde agricole.

[73Müller H., Der moderne Mensch und sein Glaube, in Kultur und Politik, 1949, Traduction U. Pellieux, revue par l’auteur.

[74Sismondi J.-C., Etudes sur l’économie politique, cité in Löwy, M. et Sayre, R., Révolte et mélancolie, op. cit., p. 109. Sismondi sera aussi bien en lutte avec les théoriciens « classiques » de l’économie (Smith, Ricoardo, Say…) que reçu de manière incertaine par les marxistes. Michaêl Löwy et Robert Sayre rapporte ainsi que Marx admira sa critique « rigoureuse et radicale » du capitalisme, tandis que Lénine en fera un réactionnaire dans Pour caractériser le romantisme économique (Sismondi et nos sismondistes nationaux) (1897), ou que, à l’inverse, Rosa Luxemburg le défendra face à Lénine, dans L’Accumulation du capital (1911). Soit dit en passant, et sans autre recherche de notre part, de Sismondi à Hans Müller, en passant par Berdiaev, il est possible qu’il existe un courant de critique romantique chrétienne de la modernité, une critique aussi bien culturelle que politique et économique.

[75Löwy M. et Sayre R., Révolte et mélancolie, op. cit., p. 108-110. Il faudrait sans doute citer d’autres populistes russes du début du -17à iècle, tels Tchayanov, Preobrajenski, et peut-être aussi Kautsky (cf. Mendras H., La fin des paysans, Actes sud, 1991 (1984), p. 366-367).

[76Sur l’identification ruschienne de « nos pères » avec la figure du « paysan » de jadis, voir notamment les pages 94-95 et 307-308 de La fécondité du sol.

[77Rusch H.-P., La fécondité du sol, Ed. Le courrier du livre, 1972 (Karl F. Haug Verlag, Heidelberg, 1968), 315 p.p. 307. (Référence souvent abrégée « F.S. » ou « FS » ci-dessous).

[78Ibid., p. 307.

[79Cf. sa dédicace de La fécondité du sol à Hans et Maria Müller, ou son interprétation des fermes des agriculteurs du mouvement organo-biologique comme une « expérience biologique globale » (p. 308), à partir de laquelle il a pu travailler.

[80On a presqu’envie de dire que Rusch aurait pu parler de l’homme comme maillon de la chaîne alimentaire…

[81Il s’agit du titre de l’avant-dernier paragraphe de La fécondité du sol (p.307-309).

[82Cf Rusch H.-P., La fécondité du sol, ibid., p. 307-308. Les travaux récents sur l’étymologie du mot « païen » relativisent l’ancien rapprochement de « païen » (via pagus et paganus) avec la campagne et les paysans, lesquels auraient résisté plus longuement à la christianisation. Il faut préférer une origine plus généraliste, relative aux anciens cultes répandus dans toute la société. Le terme « païen » désigne alors l’adepte du polythéisme gréco-latin par opposition à l’adepte du christianisme. Le polythéisme ou le paganisme antique est naturaliste : les dieux sont liés aux événements de la nature. Parler du « Tout vivant », comme le fait Rusch, fait directement écho au paganisme via le dieu grec Pan. Le dieu Pan, divinité de la fécondité, fut rapproché par les Alexandrins du mot grec pan (le tout), et il devînt ainsi « une incarnation de l’Univers ». (Pour l’étymologie de « païen » voir Rey, A., Dictionnaire historique de la langue française, article « Païen,ïenne » ; sur le dieu Pan, voir Le Robert des noms propres, article « Pan »).

[83FS, ibid., p. 307.

[84Ibid., p.38. Je souligne.

[85Le thème de la « terre vivante » pris au sens fort de l’organisme terre vivante est peut-être l’image clef du holisme ruschien. On la retrouve fréquemment, notamment aux p. 58 ; 79 ; 121 ; 161 ; 183. Il l’applique surtout au sol mais elle n’est évidemment pas contradictoire avec son idée du « Tout vivant » appliqué à la biosphère. Claude Aubert, le traducteur de La fécondité du sol, ancien Secrétaire général de Nature et progrès, fut aussi fondateur d’un centre consacré au jardinage biologique et aux technologies écologiques qu’il a nommé « Terre vivante » (en Isère). Remarquons, que, comme dans le cas de l’hypothèse Gaîa, les ambiguïtés de ces images ne favorisent pas une compréhension scientifique des enjeux de l’écologie. Tant que l’on s’échinera à ne pas vouloir poser sérieusement les questions philosophiques et spirituelles de notre rapport à la nature comme telles, et à les articuler aussi rigoureusement que possible avec la méthodologie scientifique, le risque est grand que l’ambiguïté écologique perdure à tous les niveaux de la culture, prise entre un naturalisme à tendance mystique et un développement technologique incapable de justifier d’une insertion véritablement écologique dans la biosphère.

[86On en finirait pas de relever les pages ou Hans Peter Rusch signale ses hésitations ou affirme des choses mal fondées : cf. p. 23 ; 33-34 ; 37 ; 42-49 ; 57-58 ; 103 ; 167 ; 171 ; 216 ; 218 ; 221 ; 224 ; 226 ; 231 ; 236 ; 239 ; 241 ; 269 ; 271…

[87Rusch H.-P., ibid., p. 44-45.

[88Logocentrique, c’est-à-dire centré sur le logos, la raison, l’approfondissement de notre connaissance de la vérité, de l’ordre de la réalité.

[89Sur ces définitions propres à la pensée écologique et à sa critique, on pourra consulter De Roose F., et Van Parijs P., La pensée écologiste, De Boeck, 1994 (1991), (notamment les articles traitant du « biocentrisme » et de « l’anthropocentrisme »), ainsi que Bourg D., Les scénarios de l’écologie, Hachette, Paris, 1996, 142 p.

[90FS, ibid., p. 58

[91Cf. Ibid., p. 38, ainsi que ci-dessus (passage référencé par la note n° 166).

[92A la page 48.

[93Müller, H., Der Glaube des Bauern, op. cit.

[94FS, p. 86

[95Ibid., p. 310.

[96Voir p. 153-154, également p. 137.

[97Rusch, H.-P., p. 136-137. Remarquons aussi l’association de sa conception de la fertilité au vocabulaire des « forces ». Rusch parle ici de « forces macromoléculaires », ailleurs de « forces de liaison ». A notre connaissance, l’auteur n’a jamais défini mathématiquement et physiquement lesdites forces. Dans ces conditions, il pourrait s’agir d’un vocabulaire préscientifique ou non scientifique, loin de supporter l’intelligibilité du propos.

[98Ibid., p. 310. On peut penser au problème entropie / néguentropie.

[99Ibid., p. 58.

[100Cf. Rusch H.-P., FS, p. 79-82.

[101Ibid., p. 307. Ce thème de la fertilité « tout ou rien » revient plusieurs fois chez Rusch. Cf. par exemple p. 95.

[102Ibid., p. 54 et p. 224-247.

[103Ibid., p. 226.

[104Ibid., p. 235-236.

[105Bien que Rusch prétende à une « séparation stricte » entre les « sciences » et les « bavardages » (cf. Rusch H.-P., Wissenschaft und Praxis, in Kultur und Politik, 1961, 16, 3, p. 15-19).

[106Feller C., et Manlay R., Evolution des concepts d’humus et de fertilité sur trois siècles dans une optique de rendements soutenus, Université Laval, GCBR, 2001, 21 p., p. 11.

[107Nous reviendrons plus loin sur ces liens des théories agrobiologiques fondatrices avec l’héritage antique des conceptions de la fertilité et de la nutrition végétale. Cf. infra, § 321.

[108Un thème qui parcourt l’ensemble du livre mais qui est présenté comme tel aux pages 226-228.

[109Précisons que le culte marial est souvent historiquement entré en conflit avec des cultes naturalistes régulièrement liés à la dévotion à la fertilité et aux dons de la mère terre.

[110Nous ne tenons pas compte pour l’instant, dans la lecture de ce passage, du caractère bien campé de l’opposition agrobiologie versus agrochimie, à savoir si oui ou non on peut oublier le sol en agriculture. En revanche, on peut noter le caractère romantique de la dénonciation sans nuance de la mécanisation agricole moderne.

[111Rusch H.-P., FS, p. 94-95.

[112Au sens large, le vitalisme est une « Doctrine suivant laquelle les phénomènes vitaux sont irréductibles aux phénomènes physico-chimiques et manifestent l’existence d’une « force vitale » qui rend la matière vivante et organisée » (Le Robert).

[113Rusch évoque bien plusieurs cycles de substances mais la référence, au singulier, au cycle de la substance vivante, revient incomparablement plus fréquemment. Rusch devait voir les différents cycles intégrés dans le grand cycle du Tout.

[114FS, op. cit., p. 146.

[115A cet égard, l’acceptation, par Hans Peter Rusch, d’une médaille décernée par la Weltbund zum Schutze des Lebens (Fédération mondiale pour la protection de la vie) est intrigante. En effet, cette organisation a été connectée avec des organisations d’extrême-droite. (Hans Müller a lui aussi reçu une décoration de la même organisation, en 1979). Sur ce point, voir Riesen R., Die Scweizerische Bauernheimatbewegung (Jungbauern), Entwicklung von den Anfângen bis 1947 unter der Führung von Dr Hans Müller, Möschberg/Grosshöchstetten, Ed. Franke, Bern, 1972, cité in Simon B., Zur Geschichte des Organish-biologischen Landbaus nach Müller-Rusch, in Zeitschrift für Agrargeschichte und Agrarsoziologie, 39, Heft 01, 1991, p. 69-90.

[116Sur l’idée de nescience, voir Maldamé J.-M., Le Christ et le cosmos, Vrin, p. 70-73. Sur le rôle de la nescience en Orient, voir Hulin M. Shankara et la non-dualité, Bayard, 2001, p.89-95. Voir aussi infra, le § 242.2213.

[117Gilson E., Le réalisme méthodique, Téqui, 1935, 103 p., p. 63.

[118Ibid.

[119Rusch H.-P., La fécondité du sol, p. 132. Rusch n’explique pas le sens de la plante originelle. Il s’agirait d’« une Urpflanze, une plante primordiale ou archétypale » dont nous percevrions « les diverses métamorphoses dans les différents types de plantes » (Cf. Bortoft H., La démarche scientifique de Goethe, Triades, Paris, 2001 (The Institute for Cultural Research, London, 1998), 159 p., p. 73). Outre ce livre « épistémologique » sur Goethe, où l’on trouve une quinzaine de pages consacrées à la plante originelle (p. 67-83), les anthroposophes ont édité le texte de Goethe dévolu à ce sujet (cf. La métamorphose des plantes et autres écrits botaniques, Triades, 1999). Le lecteur curieux de la question trouvera aussi des pistes de lectures dans la bibliographie du livre d’Henri Bortoft.

[120Rusch H.-P., op. cit., p. 132.

[121Cf. Rusch H.-P., ibid., p. 305-307.

[122Ibid., p. 306.

[123Ibid., p. 42.

[124Cf. Pons P., Japon : attachement sélectif à la nature, , in Bourg D., (dir.), Les sentiments de la nature, La découverte, Paris, 1993, 247 p., p. 34 : « les Japonais n’établissent pas de distinction radicale entre divin et naturel. Le panthéon des divinités shintoïques est d’ailleurs composé autant d’éléments naturels (l’astre solaire, des montagnes, des arbres, etc.) que d’êtres humains ».

[125RBP, p. 34-35. Dans ce chapitre intitulé « Rien du tout », p. 34-39, l’auteur revient plus en détail sur sa dépression, suivie de sa révélation, à l’issue d’une nuit passé au pied « d’un grand arbre », où ces mots sortirent inconsciemment de sa bouche : « Dans ce monde il n’y a rien du tout… ». Les proximités avec les circonstances de l’illumination de Siddharta-Bouddha et son expérience de la vacuité sont frappantes. Sur un autre point, lorsque l’auteur considère l’amour de l’intelligence humaine comme une croyance générale, il ne s’exprime sans doute pas du point de vue traditionnel de sa culture, mais plutôt sous l’angle de l’acculturation à Occident qui touche le japon moderne.

[126On peut noter l’incertitude sur le statut de l’événement : s’agit-il d’une « expérience » où le sujet découvre un objet ? D’une « pensée » ? Mais qu’est-ce qu’une pensée ? Une réflexion, une imagination ? Ou bien s’agit-il d’une « intuition », quelque chose comme une fulgurance du sens des choses apparaissant à la conscience ? Enfin, s’il s’agit d’une « révélation », on peut penser qu’un « objet », la nature voire un esprit ou « Dieu » aurait parlé à Masanobu Fukuoka… L’auteur ne le sait pas bien lui-même. Mais, dans le dernier ouvrage traduit de lui en français, il ne s’embarasse plus d’incertitudes : « Moi, qui ai reçu une révélation de Dieu, à un certain moment il y a cinquante ans […] » (Cf. Fukuoka, M., La Voie du Retour à la Nature, Ed. Le courrier du livre, 2005, p. 10. Référence souvent abrégée ci-dessous RBN, à partir du titre de l’édition anglaise : Fukuoka M., The Road Back to Nature, Regaining the Paradise lost, Ed. Bookventure, Madras, 1987, 377 p.)

[127Cf. L’agriculture naturelle, p. 15,23, 40.

[128Cette datation est celle qui est retenue actuellement, bien qu’il y ait eu de nombreuses controverses où certains voulaient faire remonter la vie de cet homme à l’époque de Bouddha, soit plus d’un millénaire en arrière. Cf. Hulin, M., Shankara et la non-dualité, Bayard, Paris, 2001, 278 p

[129Hulin M., Shankara et la non-dualité, ibid.., p. 87

[130Hulin M., ibid.., p. 87.

[131Cf. L’agriculture naturelle, p. 20.

[132RBP, p. 144.

[133AN, p. 30.

[134AN, p.19-23.

[135AN, p. 21.

[136Sur la civilisation urbaine, voir A.N., p. 23, 33, 293, 297.

[137L’agriculture naturelle, p. 32-33.

[138Le suicide, au Japon, n’est pas considéré de la même manière qu’en Occident.

[139AN, p. 14-15, 30.

[140On peut penser aussi à certains yogis qui parviennent, au prix de longues ascèses et méditations, à ralentir de façon spectaculaire le rythme de leur souffle (cf. Verlinde, J.-M., L’expérience interdite, p. 45-64).

[141AN, p. 15.

[142Thème fondamental de la philosophie fukuokienne, le « laisser être » la nature est le complément positif du « non-agir ». Sur le « laisser être », cf. par exemple La révolution d’un seul brin de paille, p. 59-62.

[143RBP, p. 40-43.

[144AN, p. 297-299.

[145Sur le thème omniprésent du retour à la nature, voire par exemple L’agriculture naturelle, p. 12 ; 19 ; 20 ; 23 ; 28 ; 299 ; et bien sûr l’ensemble du dernier ouvrage de Masanobu Fukuoka, traduit récemment en français, intitulé La Voie du Retour à la Nature.

[146Dans une référence que nous avons égarée, nous avons lu que Schelling, ou peut-être Fichte, avait érigé le problème de la « séparation » en problème fondamental. On voit combien la problématique romantique européenne pourrait être rapprochée de la culture orientale.

[147La réalité ultime se comprend chez Masanobu Fukuoka selon la chaîne suivante de mots équivalents : nature, Dieu, vie, alternance vide-forme…

[148AN, p. 297.

[149Ibid., p. 140.

[150Nous pensons que le traitement des cultures orientales sous l’angle de la culture orientale n’est ni artificiel, ni excessivement réducteur. Pour cette perspective, nous nous appuyons sur plusieurs auteurs, dont Ivan P. Kamenarovic. Mais Masanobu Fukuoka pratique lui-même ce rapprochement en utilisant la catégorie de la « philosophie orientale » (cf. La révolution d’un seul brin de paille, p. 164) et en se référant, au-delà du bouddhisme, au taoïsme, à Gandhi, ou aux « concepts du Yin et du Yang du I Ching » (cf., sans exhaustivité, La révolution d’un seul brin de paille, p. 137, 143, 148 ; L’agriculture naturelle, p.31, La Voie du Retour à la Nature, p. 271), ou encore à l’hindouisme (Cf. La Voie du Retour à la Nature, p. 220). On peut dire que c’est un thème clef de la pensée fukuokienne que d’opposer la voie orientale de « contraction » ou centripète à la voie occidentale « d’expansion » ou centrifuge. De même, M. Fukuoka pense observer que « les techniques médicales de l’Orient […] affirment peu à peu leur cohérence réciproque et se vulgarisent » (in La Voie du Retour à la Nature, p. 231). Pour ce qui est du seul Japon, il y a une tendance au syncrétisme entre le culte shintoïque et le bouddhisme, « sur la base ces croyances primordiales qui font du monde phénoménal un absolu et excluent tout principe qui le transcenderait » (cf. Pons, P., Japon : un attachement sélectif à la nature, in Bourg, D., (dir.), Les sentiments de la nature, op. cit., p. 34).

[151RBP, p. 184 : « Le monde lui-même est une unité de matière ».

[152AN, p.56.

[153RBP, p. 157. Il affirme là une fois de plus son moniste en déclarant que, « en réalité matière et esprit sont un ». Mais dans ce mouvement, commun à la pensée orientale, il est obligé de reconnaître le monde dual, entre la vision de l’opinion et la thèse du monde absolu et un. Mais, quoiqu’il en soit, la pensée profonde de Masanobu Fukuoka est antispiritualiste. Même quand il désigne l’homme comme « animal spirituel », c’est pour rattacher le spirituel aux sentiments et aux émotions, et jamais à une quelconque transcendance : « il semble presque que nous ayons oublié que l’homme est un animal spirituel qui ne peut être pleinement expliqué en termes organiques, mécaniques ou physiologiques. Il est un animal dont le corps et la vie sont extrêmement changeants et qui subit d’importantes vicissitudes physiques et mentales. […] La nourriture que prend l’homme est directement et indirectement liée à ses émotions, de telle sorte qu’une alimentation faisant abstraction des sentiments est sans valeur » (Cf. L’agriculture naturelle, p. 289).

[154Cf. L’agriculture naturelle, respectivement aux pages 71 et 97.

[155RBP., p. 168.

[156Cf. le paragraphe intitulé « Le piège du savoir » dans La Voie du Retour à la Nature, p. 205-206.

[157La Voie du Retour à la Nature, p. 299-300.

[158L’agriculture naturelle, p. 15.

[159Cf. L’agriculture naturelle, p. 31. Rappelons que, pour les chrétiens, Dieu s’est incarné dans le Christ, pas dans la nature. Dans la même tradition, comme nous l’avons noté plus haut, la nature n’en pas pour autant dévalorisé : sa beauté fait signe vers la beauté et la gloire du Créateur.

[160La Voie du Retour à la Nature, p.299.

[161Sur ce point, voir aussi L’agriculture naturelle : « l’homme est devenu étranger à la nature et en est arrivé à bâtir une civilisation de son propre cru, comme un « enfant capricieux en rébellion contre sa mère » (p. 27).

[162La Voie du Retour à la Nature, p.301.

[163Löwy M. et Sayre R., Révolte et mélancolie, op. cit., p. 60.

[164Fukuoka M., La révolution d’un seul brin de paille, p. 138 et 192.

[165Fukuoka M., L’agriculture naturelle, p. 305.

[166Pour ce dernier, voir L’agriculture naturelle, p. 32-33.

[167La révolution d’un seul brin de paille, p. 101-103 ; L’agriculture naturelle, p. 63-68

[168Cf. Pulliero M., Walter Benjamin, Le désir d’authenticité, p. 479-482. Ajoutons que cette opposition recoupe celle entre Kultur et Zivilisation.

[169L’agriculture naturelle, p. 33.

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