Le rationalisme en question chez les fondateurs de l’agriculture biologique

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
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Autre aspect de la critique romantique de la société moderne menée par les fondateurs de l’agrobiologie, la mise en question du rationalisme scientifique, constitue une attaque particulièrement profonde et difficile à cerner. Même chez Sir Albert Howard, qui nous apparaît, au bilan, avoir proposé l’œuvre dont les écrits manifestent le moins ouvertement un mélange des genres, entre science agronomique, philosophie de la nature, histoire et philosophie de l’histoire, et politique de développement à base agrarienne, on doit souligner l’importance de la part idéologique et les revendications d’une connaissance de la véritable « Nature ». Nous y reviendrons plus loin, notons simplement que la référence à « la Nature » ne relève pas du discours scientifique, pas plus que ladite « Loi du retour » ou « Roue de la vie », qu’il emprunte à la culture orientale. D’autre part, le compostage en tas, pourtant au cœur de sa méthode, n’apparaît guère plus que comme une imitation bien grossière des processus d’humification naturels, au contraire de ce que Howard considérera toujours, y voyant une presque parfaite reproduction de la nature et de sa « fameuse » loi du retour de tous les déchets à nature. A propos de Hans Peter Rusch, nous aurons encore tout loisir de prendre la mesure de la complexité de son approche, combinant volontairement une « pensée de la vie » et du « Tout vivant » avec des éléments empruntés au savoir scientifique établi, ou utilisant des procédures scientifiques apparemment valides pour tester des échantillons de sol ou de compost. Le médecin de Herborn fera souvent référence aux théories de Goethe sur la nature, défendra le recours à l’homéopathie, et ne saura pas bien se positionner par rapport à la « métaphysique », « l’occultisme » ou les « tentatives faites […] pour fonder l’agriculture et la médecine sur des bases mystiques et occultes » [1]. Concernant Masanobu Fukuoka, la lecture de son œuvre déconcerte l’occidental non averti : c’est que l’agriculteur et biologiste japonais prétend faire reposer sa méthode de culture sur son expérience spirituelle typiquement orientale, marquée par le bouddhisme, mais aussi le taoïsme et le shinto. Si l’on ajoute à cela l’inspiration chrétienne, encore discrète chez Howard, mais omniprésente chez Hans Müller, et, par-dessus tout, l’ésotérisme affirmé de Rudolf Steiner [2], le lecteur comprendra sans doute la nécessité d’un effort d’approfondissement philosophique sur ce que sont les fondements de notre culture occidentale, mais aussi ceux de l’Orient, ainsi que sur les principes précis de ce que l’on appelle la scientificité, la méthode scientifique, pour qui veut parvenir à une vision à peu près claire des grandes lignes du travail proposé par les fondateurs de l’agriculture biologique.
Dans cette section, nous traiterons la mise en question du rationalisme à partir du cas de la bio-dynamie. Nous partons du principe de base que le parti pris de la raison est nécessaire à l’intelligibilité du monde et des différents points de vue humains. Nous traiterons donc de la mise en question du rationalisme en la considérant comme une démarche visant, même inconsciemment, à l’approfondir. Après une introduction, nous chercherons à comprendre comment la doctrine anthroposophique, à la base de sa déclinaison agricole, peut être envisagée dans une critique rationnelle. La plupart des auteurs universitaires reconnaissent la difficulté et l’apparence rétive de l’œuvre de Steiner à la raison [3]. En nous appuyant sur l’histoire de confrontations de ce genre, nous montrerons que l’idée d’une opposition claire entre science et para-science, ou science et occultisme, n’est pas suffisante pour rendre justice à l’œuvre steinerienne. Nous essayerons donc d’aller au-delà de la seule perspective de la rationalité scientifique « dure » pour questionner l’histoire de la raison occidentale sur ce problème. C’est à ce niveau d’étude que l’on pourra le mieux se rendre compte, d’une part, des enjeux des désirs de « science occulte », et, d’autre part, de la proximité de la méthode scientifique d’avec les principes de la constitution d’une expérience commune ou d’un monde partagé, au sein de catégories culturelles toujours forgées sur des images spécifiques du rapport de l’homme au monde et à lui-même. Dans cette réflexion philosophique, nous confronterons ainsi la raison occidentale à l’optimisme cosmologique qui la fonde, mais aussi au mystère qui la borde. Rappelant également l’exigence logique universelle de non contradiction, nous soulèverons ensuite la dominante pessimiste de la perspective orientale sur le monde. Le cas de l’approche fukuokienne, traversée une dernière fois au § 424, illustrera assez bien le différent Orient-Occident, ainsi que la présence universelle, mais discutée, du principe de non contradiction, qui permet de penser le dialogue de ces deux grandes sphères culturelles.
Au terme de ce parcours nous espérerons avoir un peu clarifié les enjeux idéologiques et culturels fondamentaux qui traversent les origines de l’agriculture biologique. Entrons maintenant progressivement dans le monde anthroposophique, qui à coup sûr, ne laissera pas toutes les lectrices et tous les lecteurs assuré(e)s dans leurs convictions quant aux questions ultimes de l’existence humaine.

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Introduction à l’agriculture bio-dynamique

Comprendre l’agriculture bio-dynamique nécessite de saisir les fondements de l’anthroposophie. Prétendre traiter de l’agriculture steinerienne en s’en tenant à une approche toute extérieure, en étudiant les résultats aux champs obtenus par les agriculteurs adeptes, ou bien en décrivant les débats et les techniques expérimentales mises au point par les chercheurs agronomiques de cette mouvance, telles les « cristallisations sensibles » [4], nous semble relever d’un engagement tout pragmatique, - au sens de la simple prise en compte de ce « qui marche » ou de ce qui se mesure - , parfaitement en porte à faux avec la démarche et l’intention profonde de l’anthroposophie. Rudolf Steiner a toujours privilégié un cheminement intérieur, intellectuel et « spirituel », pour établir sa sagesse de l’homme – « l’anthroposophie » - et sa « science spirituelle ». Conformément à toute démarche ésotéro-occulte, il faut partir d’une réflexion et d’une investigation sur une supposée réalité cachée, occultée, pour découvrir l’éclairage et le fil conducteur qui donnera sens au monde matériel, que la conscience ordinaire considère comme le plus fiable. Encore une fois, réaffirmons que, par rapport aux objets « anthroposophie » et « bio-dynamie », l’ambition de traiter séparément la question matérielle et la question spirituelle nous semble passer à côté du sujet.

2La base ésotérique2

En s’appuyant d’ores et déjà sur la citation de Pfeiffer ci-dessous, nous pouvons énoncer le choix de notre ligne d’interprétation. L’agriculture bio-dynamique est une combinaison entre, d’une part, une rationalisation de l’agriculture traditionnelle, à l’instar de l’agriculture organique howardienne, et, d’autre part, une application spécifique de l’ésotérisme anthroposophique à l’agriculture, via, notamment, le recours à des préparations pour le moins mystérieuses [5].

« On savait autrefois préparer un tas de compost beaucoup mieux que ne le font aujourd’hui bien des cultivateurs « expérimentés ». En Flandre, par exemple, il existait une association qui avait seule le droit de ramasser les déchets organiques de toute espèce pendant le jour. Ces déchets étaient et entassés en couches alternant avec des couches de terre. Le compost « mûr » était très apprécié. […] Dans le sud du pays de Galles, on pratique encore en maints endroits le genre de préparation que nous préconisons : dispositions en couches alternées, emploi de la chaux vive, couverture de terre, etc. Il suffit là-bas d’y ajouter les préparations pour parfaire le travail. Le procédé Indore de Sir Albert Howard, qui s’est inspiré de ce qui se fait dans les régions tropicales et subtropicales, ressemble beaucoup au nôtre, l’emploi des préparations bio-dynamiques mis à part, bien entendu. » [6]

Grâce à un premier parcours dans le texte des conférences que Steiner a consacré à l’agriculture, suivie d’une comparaison de cette lecture avec une première analyse de deux définitions contemporaines de la bio-dynamie, nous espérons démontrer l’importance fondamentale de l’ésotérisme dans l’agriculture bio-dynamique. Tout lecteur attentif du Cours aux agriculteurs en prend conscience, particulièrement en notant que les ouvrages de Steiner intitulés Théosophie et Science de l’Occulte étaient présentés, par le maître lui-même, comme des préalables à une compréhension juste de l’agriculture bio-dynamique : « Rudolf Steiner conseilla à ces agriculteurs et jardiniers, s’ils voulaient se placer dans les meilleures conditions pour comprendre les conférences du cours aux agriculteurs, d’étudier au préalable les deux ouvrages de base de la science spirituelle anthroposophique : « Théosophie » et « Science de l’Occulte » » [7]. Nous suivrons plus loin le conseil de Steiner. Nous allons découvrir auparavant un avant-goût de la teneur du Cours aux agriculteurs, puis entamer un détour historique et épistémologique important, afin d’essayer de dégager une perspective rationnelle permettant de comprendre et critiquer l’œuvre steinerienne.

2La bio-dynamie dans Agriculture, Fondements spirituels de la méthode Bio-dynamique : entre savoirs paysans perdus et nouvel âge cosmique ?2

En 1924 Rudolf Steiner a donné une série de huit conférences tournant autour du thème de l’agriculture, mais il présentait sa démarche comme une dimension particulière de l’anthroposophie : »cet objectif particulier [qu’est l’agriculture] était lié à des préoccupations ressortissant à l’anthroposophie en général » [8] ; « tout ce qui se dira ici ne doit avoir d’autre fondement que l’anthroposophie » [9] ; « Le lecteur de ces publications privées peut pleinement les considérer comme une expression de l’Anthroposophie » [10].
Selon Rudolf Steiner, l’agriculture est en crise pour deux raisons liées à l’émergence de la modernité : d’une part, l’usage d’engrais chimiques artificiels à la place des fumures organiques, et, d’autre part, le remplacement d’une pratique agricole instinctive [11] basée sur une « tradition héritée de l’ancien temps » [12] par une pratique ayant recours « à la science » [13] moderne seulement « matérialiste ».
Dans l’Introduction à ses conférences aux agriculteurs, Rudolf Steiner situe ses vues sur l’agriculture à l’intérieur du cadre général de l’anthroposophie. Il rappelle également que les considérations de la démarche anthroposophique sont occultes : « ce souffle ésotérique qui maintenant parcourt toute la Société anthroposophique » [14]. Rudolf Steiner ne suit pas la chronologie historique conventionnelle qui dépend des cultures. Il découpe l’histoire à l’échelle de l’humanité, et les longues époques de l’histoire de l’humanité seraient, en fait, des périodes cosmiques. Lorsque Rudolf Steiner vivait et écrivait, l’humanité aurait été justement en train de traverser un changement d’époque cosmique : le « Kali Yuga ou ère de ténèbres, qui a commencé en l’an 3101 avant J. C. […] a pris fin en 1899 » [15]. Rudolf Steiner considère également qu’il y a eu des temps anciens où existaient une autre forme de rapport nécessaire à la nature, une autre forme de rapport nécessaire à l’existence et à la survie des humains et de la vie en général. La conception de la nature de cette époque daterait, - pour sa formalisation ? -, d’Aristote et de son élève Théophraste. Cette approche s’appuierait sur « la tradition des mystères » et « la clairvoyance instinctive » [16], et elle se serait maintenue jusqu’à la fin du moyen âge. C’est donc la modernité qui l’aurait fait disparaître.
La crise de l’agriculture est aussi liée à la perte d’une sagesse paysanne qualifiée de nombreux superlatifs. Elle serait notamment « extraordinaire » et « infinie », « l’esprit de la paysannerie » serait plein de « bon sens » [17]. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait attendre à la suite de cette interprétation idéale, par exemple une défense et une reprise d’appui sur les principes de cette sagesse paysanne dans les principes de l’agriculture selon Steiner, nous trouvons « carrément » une invitation paradoxale à une nécessaire révolution dans nos manières de connaître, voire même, cela ne nous apparaît pas clair, dans nos façons d’agir en général. Tantôt Steiner invite à introduire un peu de sagesse paysanne dans la science agronomique dominante, chimique, car sa méthodologie « a été frappée de mort » [18], tantôt il s’agit de faire rupture avec l’héritage paysan passé pour s’ouvrir à une nouveauté nécessaire à la survie de l’humanité :

« Nous sommes […] à la veille d’une importante transformation au sein de la nature. L’héritage du passé, ce que nous avons toujours perpétué, aussi bien en fait de dispositions naturelles, de connaissances transmises de père en fils et autres que les médicaments qui sont parvenus jusqu’à nous, tout cela perd son sens. Il nous faut acquérir des connaissances nouvelles pour pouvoir pénétrer tout le contexte des choses de la nature. L’humanité n’a que cette alternative : acquérir dans les domaines les plus divers des connaissances nouvelles qu’elle empruntera au contexte de la nature tout entier, au contexte du cosmos, ou bien laisser dépérir, dégénérer la nature et la vie humaine tout ensemble. » [19]

D’autre part, Steiner avance que la disposition intérieure des personnes joue dans la qualité de l’agriculture produite. Il invite à des « méditations » et à des « exercices de concentration » [20] pour réaliser de manière optimale les opérations culturales qu’il propose. Il rappelle en plusieurs passages que les « almanachs paysans » des années 1880 comportaient encore toute un « savoir » liés aux « signes planétaires » ; mais ils parlaient également « à l’âme et au cœur » [21]. Pour Steiner, bien « des dictons populaires contiennent une foule de sentences qui peuvent encore donner à l’homme d’aujourd’hui des indications importantes. […] [Cependant, il n’est ] plus possible aujourd’hui d’écrire une philosophie du paysan comme celle-là ; à notre époque, ces connaissances [sur les aspects les plus secrets de la nature] se sont presque entièrement perdues » [22].
A lire cet ouvrage de Steiner, il est difficile de se dégager de l’impression d’une oscillation permanente entre, d’un côté, l’apologie de la civilisation paysanne pré-moderne et, de l’autre, l’invitation à son dépassement par un « savoir » et une pratique agricole nouvelle, concernant l’humain et la nature tout ensemble, une démarche visant à porter les hommes contemporains de Steiner à la hauteur de l’âge cosmique nouveau qui commencerait. Les échelles de temps semblent mélangées. De même, les notations relevant d’une analyse de l’histoire, qui pourrait passer pour plutôt « objective », semblent servir de tremplin, ou de structure discursive « sérieuse » ou rassurante, pour permettre et légitimer une invitation à une vision et une pratique du monde pour le moins partiellement étrange. De plus, Rudolf Steiner ne nous dit jamais, dans cette ouvrage au moins, comment il a obtenu ces « savoirs » [23].

2Des définitions compliquées et intrigantes.2

Si l’on compare maintenant les premiers propos de Steiner sur la bio-dynamie avec des définitions plus récentes, nous allons nous rendre compte que la compréhension de cette méthode ne semble pas plus aisée aujourd’hui qu’il y a plus de soixante quinze ans.
La définition de la « bio-dynamie » se « réfère à la fois à la vie et à ses lois intrinsèques (bio) et aux forces qui les maintiennent (dynamie). Elle se base sur la reconnaissance de phénomènes ou d’éléments qui ne sont pas accessibles aux sens (« suprasensibles ») et qui existent en plus des éléments quantifiables ou mesurables par la science. Ainsi, la matière devient le support physique de forces suprasensibles appelées « forces éthériques formatrices » (relatives aux espaces célestes). L’agriculteur doit donc capter ces forces et les utiliser pour planifier ses cultures. Par exemple, un calendrier planétaire permet d’effectuer les travaux agricoles au moment le plus opportun pour capter les effets bénéfiques liés à la position des astres. » [24]
Dans cette définition, nous voyons plus de questions que de réponses. Il nous semble assez aisé de constater l’incertitude sur la nature des « forces éthériques formatrices » : sont-elles suprasensibles, inaccessibles à nos sens, ou bien sont-elles « relatives aux espaces célestes », lesquels, jusqu’à preuve du contraire, sont tout aussi matériels que nos corps et que notre planète ? Veut-on dire que nous ne pouvons pas envisager ces forces par nos sens (vue, ouie, odorat, toucher…) mais que nous pourrions les constater voire les mesurer en nous aidant d’instruments de mesure scientifique ? Dans ce cas là, suprasensible voudrait simplement dire inaccessible à l’homme « nu ». Il ne semble pas que cette interprétation soit la bonne, puisque lesdites forces « existent en plus des éléments quantifiables ou mesurables par la science ». En conclusion, cette définition ne nous permet pas de nous prononcer sur la nature des forces qui sont censées maintenir les « lois intrinsèques » de la vie.
Cette incertitude peut paraître problématique. En effet, par quel moyen l’agriculteur va-t-il « capter ces forces et les utiliser pour planifier ses cultures » s’il ne sait pas s’il s’agit de forces matérielles ou immatérielles ? En admettant qu’il y parvienne, ou pense y parvenir, en attribuant, par exemple, une évolution « X » de ses cultures, qu’il aura recherché, à la démarche et/ou au moyen bio-dynamique qu’il aura employé, comment pourra-t-il progresser dans son travail s’il ne comprend pas véritablement ce qu’il fait ? Devra-t-il demeurer dans l’attente des conseillers et experts en bio-dynamie ? Devra-t-il se contenter d’un empirisme tâtonnant du type « ceci marche ici et pas là » ou « parfois » ? Peut-on parler de rationalité, de logique, et a fortiori de science lorsque les pratiques ne semblent pas théorisées ni susceptibles de l’être ?
L’approche de Jean-Michel Florin [25], évoquée ci-dessous, comporte des remarques d’accès assez facile sur les interactions et les différences entre la nature sauvage et l’agriculture. Nous pouvons sans doute les comprendre sur le plan strictement physique. Mais elle comprend aussi des indications plus énigmatiques sur des niveaux de la réalité qui seraient suprasensibles (« subtils ») et qui auraient un rôle important de « catalyseurs de forces » pour les cultures :

« En agriculture bio-dynamique, je préfère employer le terme de « ferme » plutôt que celui d’ »exploitation ». Le terme de « ferme » renvoie plus à l’idée de faire un organisme agricole, de telle sorte qu’il y est équilibre, comme chez un organisme vivant. Il y a le sol minéral, le végétal, et également des niveaux plus subtils. Ces niveaux jouent le rôle de « catalyseurs subtils de forces ». Au sein d’une ferme bio-dynamique on pourra intégrer des plantes sauvages pour les interactions qu’elles auront avec les plantes cultivées. On pourra également intégrer des « préparats » [26] (fermentés par exemple) pour « ré-apporter » à la terre. Le but étant de former le plus de liens possible dans la ferme. Il s’agit de « copier » plus ou moins un écosystème naturel. Mais la démarche va plus au-delà, puisqu’il s’agit d’animaux domestiqués, avec qui ont été créé des liens depuis 10000 ans, et que nous demandons à ces animaux de produire beaucoup plus que leurs « cousins » sauvages. Dans le Cahier des charges bio-dynamique, il est stipulé que l’apport d’intrants extérieurs pour l’alimentation de la ferme ne doit pas excéder 20 % (sauf dérogation, en cas de sécheresse par exemple). Ce n’est pas seulement pour une raison d’économie de transport, mais aussi pour une raison plus subtile : les plantes d’ici sont soumises à des influences spécifiques comme les animaux qui mangent ici. En conséquence, les animaux seraient beaucoup mieux nourris en mangeant là où ils croissent, ils cumuleraient ainsi toujours plus de qualités subtiles [27]. Au fur et à mesure que l’on fait cela, la santé s’améliore, il y a mise en place de synergies positives. On renforce cet « agrosystème », où l’on demande sur place des rendements supérieurs à l’état sauvage, avec les différents « préparats », issus des différents règnes, minéral, végétal, animal. Les « préparats » [à employer] évoluent avec l’équilibre dynamique de la ferme. Il s’agit d’une évolution dynamique. Il n’y a pas de règle générale, chaque paysan doit trouver la règle de sa ferme. » [28]

Ces deux exemples de définitions ne nous donne pas un principe directeur pour l’agriculture. C’est peut-être parce que la bio-dynamie peut sembler tellement compliquée et ouverte (« évolutive »), par certains côtés, que la nécessité s’est toujours fait sentir de produire de nombreux ouvrages de vulgarisation et « d’application pratique », à destination des agriculteurs praticiens. Dans un de ces ouvrages, le sommaire indique un ensemble de recettes pour réaliser des préparations, pour les « dynamiser », pour faire du compost, pour déterminer des dates de semis… Il n’y a pas de références au substrat théorique qui justifierait ces méthodes. On ne voit pas comment ces recettes s’inséreraient dans une approche globale et cohérente de l’agriculture. Existe-t-il, d’ailleurs, une telle théorie aux origines de la bio-dynamie ? Si l’on entend par « théorie » un ensemble de faits et d’hypothèses rationnellement organisés pour donner une interprétation d’un fait ou d’une situation [29], alors, force est de constater, que ni le livre Agriculture, Fondements spirituels de la méthode Bio-dynamique,, ni La fécondité de la terre, ne présente une telle approche globale et organisée de l’agriculture. La méthode bio-dynamique insisterait plutôt sur les particularités de chaque ferme, de chaque lieu, de chaque moment de la saison. Si cette hypothèse se vérifiait, elle serait, sur ce point, à l’opposé de l’agronomie moderne, laquelle voudrait déterminer des standards de culture passe-partout, déconnectés des originalités des terroirs [30]. La biodynamie, quant à elle, se concentrerait sur l’individualisation de chaque ferme dans son milieu pour espérer obtenir l’agriculture de la meilleure « qualité ».

Bien qu’il semble difficile d’approfondir l’étude de cette base ésotérique sans s’appuyer sur une approche générale qui la remettrait en perspective, à moins de s’inscrire dans un commentaire plus ou moins partisan, il faut néanmoins d’ores et déjà ouvrir notre analyse sur les démarches qui ont été entreprises, dès l’origine, pour essayer de valider les « performances » et l’efficacité de la bio-dynamie selon des critères propres à la « science officielle ».

2Le souci anthroposophique de l’expérimentation scientifique2

On entend souvent dire que l’agriculture bio-dynamique commence avec un cycle de conférences consacrées à l’agriculture que donne Rudolf Steiner, peu avant sa mort, en 1924, en Silésie. On dit même, parfois, que Steiner était plutôt un intellectuel et qu’il n’avait aucun goût particulier pour l’agriculture : il aurait donné ces conférences suite à l’insistance d’un groupe d’agriculteurs et de propriétaires fonciers. Bien qu’il soit difficile, encore à ce jour, de faire toute la lumière sur les motivations de Steiner pour l’agriculture, il faut certainement tenir compte des faits suivants, relatés par les archivistes du centre pour la bio-dynamie de Stuttgart. Ce centre compte plus de 10.000 documents et a aujourd’hui un site Internet. Actuellement, les archivistes font un travail de tri pour dégager ce qui leur semble le plus intéressant [31]. Ce travail sur les archives fait apparaître que Rudolf Steiner avait, à partir de 1923, initié des expérimentations destinées à tester ce qui est devenu ensuite les préparations bio-dynamiques (« Biologisch-dynamischen Präparate »). Ce travail d’expérimentation continuera après la mort de Steiner, au sein d’un réseau d’agriculteurs-expérimentateurs, autour d’Ehrenfried Pfeiffer. Ce qu’il nous semble important de retenir, ici, pour essayer de reconstituer au plus juste la problématique première de l’agriculture selon Steiner, c’est la double orientation de la démarche : d’une part, le travail philosophique et ésotérique, de l’autre, un souci de mise au point et de vérification empirique de préparations à vocation directement agricole. Nous allons revenir sur la « volonté de faire science » de Steiner et de ses suiveurs, tel Pfeiffer, dans la bio-dynamie (§2415), puis, un peu plus loin, sur un point d’attitude commune à la démarche scientifique et à l’anthroposophie, à savoir l’ouverture au possible (§ 242132). Mais il ne s’agira pas pour autant de confondre la « connaissance » occulte et la connaissance objective visée par la science. Le travail historique et épistémologique, que nous allons alors proposer, vise à montrer la complexité et les enjeux de la définition progressive de la science, à travers plusieurs débats et controverses où l’identité des sciences expérimentales, et plus tard des sciences humaines, s’est précisé face à des théories et « faits » occultes. Ces problèmes nous ménerons aussi à questionner la rationalité en tant que telle, dans sa genèse historique et ses principes. Dans ces paragraphes, nous revenons aussi sur le différent culturel Orient-Occident. Ces repères nous aideront à comprendre la naissance et la nature l’anthroposophie et de l’agriculture biodynamique (§243), ainsi que, par ailleurs, à resituer l’œuvre de Masanobu Fukuoka et les influences orientales que l’on rencontre chez Steiner et chez Howard.

2L’expérimentation dans la recherche bio-dynamique2

Le travail de Rudolf Steiner dans le domaine agronomique ne repose pas uniquement sur ses recherches philosophiques et ésotériques. Titulaire de divers diplômes scientifiques, auteur d’une thèse de Doctorat sur « Vérité et science », il s’efforça de prouver ses théories, ou tout du moins, de leur donner une allure scientifique, en recourant expressément à l’expérimentation physique. Cet effort vers la scientificité sera poursuivi autour du biologiste Ehrenfried Pfeiffer.
Dès 1923, voire dès 1922 [32], Rudolf Steiner essaie de mettre au point des protocoles expérimentaux pour vérifier l’efficacité supposée de certaines préparations pour prévenir ou guérir certains phénomènes pathologiques dans les cultures. Après sa mort, ces expériences se poursuivent et sont conduites par un « cercle d’expérimentation d’agriculteurs anthroposophes ». Une correspondance importante s’établit entre les participants. Puis cette correspondance sera relayée par une « Lettre », elle-même étoffée et remplacée, à partir de 1927, par un véritable périodique. Cette revue s’intitulait « Biologisch-Dynamischen Wirtschaftsweise in Mitteleuropa », elle fut animée par le chercheur Ehrenfried Pfeiffer, l’homme à qui Rudolf Steiner avait confié la tâche de poursuivre ses travaux en biodynamie. Ehrenfried Pfeiffer, biologiste, fait Docteur honoris causa de l’Université de Philadelphie, est l’auteur de La fécondité de la terre. Avec ses travaux et cette publication, il est le premier grand propagateur de la biodynamie. Ce souci de l’expérimentation traduit l’alliance que a voulu réaliser Steiner entre sa pensée et la démarche scientifique dans le domaine agricole. La traduction concrète et sociale de ce souci d’expérimentation pris une forme courante à l’époque. En effet, les réseaux d’agriculteurs/expérimentateurs étaient une pratique très fréquente de production/circulation/validation de connaissances par les stations agronomiques allemandes. Dans cette lumière, on perçoit finalement combien les pionniers de l’agriculture bio-dynamique empruntent aux concepts et dispositifs de production de savoir des sciences agronomiques germaniques de l’époque [33]. Ehrenfried Pfeiffer, dans le chapitre IV de la Fécondité de la terre, consacré au « Processus biologiques dans les composts », montre également ce souci de travailler en articulant la pensée de Steiner et les démarches et outils de la science expérimentale moderne :

« Dans ce chapitre, nous n’exposerons que des points de vue résultant de la pensée bio-dynamique. […] Beaucoup des faits que nous allons exposer ont été ensuite repris par les agronomes officiels, et publiés. L’auteur tient à témoigner de son estime pour ces chercheurs. Son travail, à lui, se basa sur les exposés de Rudolf Steiner. Mais il a très souvent recours aux méthodes et à l’appareillage des biochimistes et des biologistes. » [34]

Néanmoins, Pfeiffer semble avoir parfaitement conscience que les agriculteurs/chercheurs anthroposophes ou bio-dynamistes travaillent dans une marginalité certaine, car la perspective steinerienne ne peut pas être admise facilement :

« Il est dans la nature des choses que l’aspect biologique de ce mouvement soit plus facile à exposer et à faire admettre que l’aspect dynamique ».

L’agriculture bio-dynamique présente deux aspects qui ne se situent pas, selon l’idéologie dualiste moderne, sur le même plan de réalité. Pfeiffer considère que l’aspect biologique, matériel, sensible, des vues et propositions des recherches biodynamiques peut être compris et admis par les « agronomes officiels » (sic). Mais il est conscient que l’aspect dynamique, qui relève d’un hypothétique autre plan de réalité, lequel serait « suprasensible », métaphysique, immatériel, est plus difficile à exposer et à faire admettre par les scientifiques courants, car ces chercheurs ont été formés et travaillent dans le cadre d’une idéologie matérialiste et dualiste. Cependant, Pfeiffer pense, à la différence des scientifiques matérialistes, et à la suite de Rudolf Steiner, qu’une connaissance scientifique du plan suprasensible est possible grâce à une prolongation des méthodes expérimentales de la science moderne dans cette direction.
Ainsi, l’ouvrage de Pfeiffer est d’une lecture beaucoup plus aisée que celle des conférences du Cours aux agriculteurs de Steiner. Il y fait, somme toute, peu de références directes aux vues ésotériques de Steiner. En revanche, les traits d’une approche matérialiste de l’agriculture et du monde paysan y sont nombreux. De plus, Pfeiffer, qui déclare qu’il a dirigé un laboratoire de microbiologie des sols, donne d’assez nombreux tableaux de chiffres qui tendraient à prouver, si les conditions de l’expérience sont vérifiables, que la méthode bio-dynamique donnent des résultats supérieurs à l’agrochimie, dans des conditions d’élevage ou de culture comparables.

Néanmoins, il ne faudrait pas basculer dans la tendance à minimiser le rôle de l’ésotérisme dans la démarche. Bien que certains puissent vouloir présenter, voire pratiquer la bio-dynamie sur le strict plan agronomique (physique), on se rend assez vite compte qu’une telle entreprise est partiale, sinon impossible. De l’aveu même d’un de ses ardents propagateurs en France [35], il n’est guère possible d’envisager la pratique de l’agriculture bio-dynamique de façon sérieuse sans entrer dans l’étude de l’anthroposophie. De même, un ouvrage paru récemment en France, sur les conditions de La naissance de l’agriculture bio-dynamique [36], rédigé par Aldabert Grag von Keyserlingk, un participant du Landwirtschaftlicher Kursus, atteste amplement que l’on y a causé exclusivement ésotérisme. Ceci peut-il faire comprendre que Paul Ariès, par exemple, préfère nommer cette agriculture « l’agriculture anthroposophique » [37], plutôt que l’agriculture bio-dynamique ? Ne serait-ce pas plus parlant pour le grand public ? Cette appellation, en insistant plus sur les différences que sur les proximités de ce courant d’agriculture avec les autres courants d’agriculture biologique, lesquels ne se revendiquent pas de l’ésotérisme, ferait-elle du tort à l’agriculture de Rudolf Steiner ? Symétriquement, tenter de marquer nettement l’originalité d’une telle agriculture occulte, ne serait-ce pas contribuer à lever un peu plus le voile de suspicion qui pèse encore aujourd’hui sur les agriculteurs biologiques en général ? Quoi qu’il en soit, la possibilité même d’une compréhension rationnelle des origines, du contenu, et des objectifs de l’agriculture steinerienne, relevait pour nous, au début de ce travail, d’une véritable gageure. Interloqué, comme bien d’autres, devant les écrits anthroposophiques, nous ne savions véritablement pas comment aborder le sujet. En même temps, devant le sentiment profond d’un déficit de rationalité, nous ne voulions pas livrer au lecteur une simple description des idées steineriennes. L’analyse scientifique exige un effort d’interprétation, la justification d’un point de vue explicatif, en sus d’une description aussi fidèle que possible de l’objet de recherche. Après une période d’hésitation sur cet aspect des origines de l’agriculture biologique, la contribution de Dominique Bourg et la découverte du parcours et des travaux de Joseph-Marie Verlinde se sont révélées décisives pour orienter nos investigations et notre réflexion. La piste qui s’est alors proposée à nous consistait, d’un côté, à engager une recherche historique pour voir si et comment s’étaient déjà présentés de tels conflits entre la rationalité scientifique et des « sciences » définies par leurs producteurs eux-mêmes comme « sciences occultes ». Parallèlement, afin de ne pas travailler en faisant comme si le rationalisme était une valeur évidente, il fallait s’efforcer de contribuer au débat qui tente de mettre au clair les enjeux et les limites du savoir rationnel. La section qui vient maintenant (§242) rapporte les recherches que nous avons menées dans cette perspective. Cette longue préparation nous permet ensuite de comprendre comparativement les fondements pseudo-scientifiques de l’anthroposophie, mais aussi les délicates questions rationnelles et spirituelles qu’elle pose, à l’instar d’autres « faits occultes » rapportés par les chercheurs, à nos conceptions contemporaines de la connaissance valable (§243).

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Dans quelle mesure l’étude rationnelle critique de l’œuvre ésotérique de Rudolf Steiner est-elle possible ?

L’occultisme en tant que tel propose des textes, des doctrines, ainsi que des recettes ou rituels qui semblent résister, habituellement et en apparence, à l’analyse rationnelle, ainsi que défier les principes de base, généralement admis et inconscients, qui structurent universellement le jugement humain. Mais l’occultisme, outre sa longue histoire, est toujours présent dans notre culture occidentale du début du XXIe siècle, pourtant réputée largement soumise à la norme de l’expertise scientifique. Par exemple, on peut s’étonner que quelques universitaires et scientifiques adhèrent peu ou prou à l’anthroposophie, même s’ils n’en font pas publicité. En soi, une telle présence historique et contemporaine constitue un motif suffisant pour que l’on tente une analyse rationnelle des mouvements et doctrines occultistes. Cependant ce n’est pas cela qui nous a motivé à engager un effort pour essayer de voir s’il y avait un au-delà de l’irrationalité apparente dans l’ésotéro-occultisme. Notre motivation première a résidé dans le raisonnement suivant : si d’assez nombreux agriculteurs biologiques affirment une efficacité des méthodes biodynamiques, alors qu’ils confrontent ces procédés à l’épreuve du terrain (leurs champs), tandis qu’une bonne proportion d’entre eux n’en connaissent guère les fondements ni n’adhèrent officiellement aux organisations de l’agriculture anthroposophique, comment ne pas prendre ces dires au sérieux, au moins à titre d’hypothèses ? De plus, nous avions constaté, au cours d’entretiens et de lectures préparatoires à ce travail, que ce soit au contact de chercheurs de l’INRA , ou dans certaines publications issues de maisons d’édition rattachées à l’enseignement public agricole, qu’une ouverture se dessinait aujourd’hui en France, en vue de tester, dans un cadre « officiel », certaines méthodes « qualitative » d’évaluation des produits agricoles, au premier rang desquelles apparaissait la méthode anthroposophique dite des « cristallisations sensibles ». Dès lors, plutôt que de postuler que les agriculteurs convaincus de l’efficacité biodynamique s’illusionnaient, il nous fallait partir de l’hypothèse inverse, selon laquelle il y avait au moins une part de vérité dans ce qu’ils prétendaient constater. Etant entendu que l’agriculture biodynamique, comme toute l’anthroposophie, était rattachée, par son inventeur, à la « tradition » occultiste occidentale, il aurait pu paraître logique, en procédant du général au particulier, de commencer par ramener à la lumière les principaux traits communs des divers occultismes. Mais, non seulement de tels travaux généralistes existent déjà [38], mais encore ils ne répondent pas ostensiblement à la question qui nous préoccupait : déterminer ce qui est éventuellement accessible à la raison en général, et à la raison expérimentale en particulier, dans l’ésotérisme.
C’est pourquoi, en un premier temps (§2421), privilégiant la perspective épistémologique et partant de l’hypothèse qu’il y a autre chose, dans l’ésotéro-occultisme, que de l’imaginaire, de la manipulation des adeptes, ou bien des illusions chez les praticiens et spectateurs [39], nous nous sommes attelés à étudier quelques-uns des travaux scientifiques qui se sont penchés sur l’ésotérisme, dans son histoire moderne, afin de découvrir ce qui résiste, quelles sont les réalités visées et/ou mises en œuvre, derrière d’indéniables tendances irrationnelles et inquiétantes. Nous allons ainsi, à partir d’exemples, consacrer plusieurs développements à un survol de la confrontation entre ésotérisme et science, sur une période courant du XIXe siècle à la mort de Steiner. Cependant, auparavant, afin de familiariser le lecteur avec cette problématique, et après une introduction de la question à la lumière de la Grèce ancienne, nous avons jugé éclairant de faire un détour historique plus ample, jusqu’aux prémices médiévaux de la science moderne, pour découvrir, de façon surprenante, pour nous qui « sommes presque tous convertis à la foi positiviste » [40], qu’elle présente plus d’un lien, dès ses origines, avec la démarche occulte. Par contraste avec cette histoire longue de la confrontation science-occultisme, la situation contemporaine, celle de l’évitement a priori, par l’immense majorité des scientifiques, des questions posées par l’occultisme, apparaîtra d’autant plus décalée. Mais l’étonnement du lecteur devant cette situation devrait nettement s’atténuer lorsqu’il aura compris, à l’étude de ces confrontations autour de la science, à travers, notamment, le compte rendu de l’affaire Pigeaire et l’analyse des retombées que nous en proposons, que c’est la question de la Référence qui, là-dessous, fait retour dans la culture libérale moderne. Autrement dit, nous espérons pouvoir convaincre que c’est la question de Dieu et de la valeur des religions qui menace de revenir raisonnablement sur le devant de la scène, si l’on étudie sérieusement le dossier historique de l’occultisme. Or nous savons tous que « la liberté de la recherche », comme nos libertés quotidiennes, ne sont pas faciles à remettre en cause, surtout s’il ne s’agit plus de les soumettre à des lois publiques révisables mais de les mesurer à un Absolu.
En un second temps (§ 2422), nous allons porter notre réflexion plus profondément, toujours dans la perspective épistémologique, mais vers les fondements de la théorie de la connaissance rationnelle. Devant l’anthroposophie et l’occultisme, mais aussi en raison de l’influence orientale qui a pesé sur la majorité des fondateurs de l’agriculture biologique, la nécessité d’un tel travail sur ce que l’on entend par connaissance selon la raison ou rationalité, nous est apparue de plusieurs manières. Mais n’anticipons pas. Etudions d’abord le problème dans le cadre limité de sa confrontation à la raison scientifique.

2Les sciences dites occultes hors de portée de la méthode scientifique ?2

Lumières scientifiques contre ténèbres obscurantistes : aperçu sur la version positiviste de l’histoire des sciences

Il est bien connu que le XIXe siècle fut marqué par l’installation des sciences modernes dans la culture et la civilisation occidentale. Le fait est particulièrement remarquable avec l’extension de la Révolution industrielle où sciences, techniques, et finances se mêlent de plus en plus étroitement pour construire le « progrès ». Traditionnellement, au moins depuis l’idéologie des Lumières, on considère que la science expérimentale [41], en se développant et en se diffusant, est censée faire reculer la prégnance des divers « obscurantismes » sur les consciences et dans les pratiques. Les croyances populaires, les religions, les mythes, les théories et pratiques occultes sont fréquemment rangées parmi ces obscurantismes que l’esprit et les résultats des sciences pourraient nous faire rejeter et oublier.
Ainsi, l’histoire et la philosophie positiviste [42] des sciences ont parfois raconté que l’évolution de la connaissance humaine était une sorte de lent processus de rationalisation, depuis les âges obscurs de l’homme des cavernes jusqu’à la fin du Moyen-Âge, avec une petite accélération au moment des philosophes et mathématiciens grecs (Platon, Aristote, Pythagore, Thalès…). Ensuite, lors de la période dite de la Renaissance (XVe-XVIe siècle), le monde occidental, renouant avec le « miracle grec », aurait commencé d’entrer assez soudainement dans la modernité, grâce à la révolution des sciences modernes. Cette présentation de l’histoire met d’un côté ce dont il faudrait s’écarter et s’abstraire, de l’autre ce vers quoi il faudrait tendre pour aller vers le « progrès ». C’est ainsi que « la science apparaît comme l’antithèse de la magie » [43]. Dans ces récits qui célèbrent le triomphe de la science moderne sur les idéologies obscures, les croyances farfelues, les sciences occultes, les mythes et autres « pseudo-savoirs » populaires, il est souvent fait référence à des personnages célèbres symbolisant cette nouvelle mentalité progressiste. De « grands » physiciens, comme Galilée, Newton, Einstein, Pierre et Marie Curie…, sont censés êtres des modèles de victoires sur les préjugés et les croyances irrationnelles : ils seraient des hérauts du progrès, ayant apporté les lumières de la raison et de la science expérimentale dans un monde jusqu’alors dominé par les illusions et les charlatans.
Il ne s’agit pas ici de mettre au jour les présupposés d’une telle considération des rapports entre science et croyances. Il ne s’agit pas plus de discuter l’efficacité pédagogique et sociale qu’a pu avoir cette conception de plus en plus dominante du progrès culturel depuis deux bons siècles. Il s’agissait, plus simplement, d’y faire allusion pour mémoire. Car nous disposons aujourd’hui de suffisamment d’études solides pour remettre en cause cette vision de l’histoire. L’idée d’un détachement consciemment et méthodiquement organisé des sciences par rapport aux « parasciences » apparaît, pour le moins, exagérée. Cette représentation des choses devrait céder la place à la prise de conscience du fait que science moderne et occultisme sont deux histoires bien moins étrangères l’une à l’autre que le récit positiviste des origines de notre science actuelle a bien voulu nous le dire.
Ainsi, comme nous allons l’entrevoir, depuis les prémices grecques jusqu’à notre époque industrielle marquée par l’impressionnant développement de son aura [44] et de ses applications techniques innombrables, la science moderne a toujours côtoyé autre chose que des faits bruts et indubitables. Aussi, remettre l’anthroposophie dans le contexte de l’évolution des connaissances, c’est peut-être commencer par constater que même le développement important et continu des sciences, depuis le début du XIXe siècle, n’a pas vidé la société des croyances diverses. Le « désenchantement du monde », pronostiqué par Max Weber, n’a jamais vraiment eut lieu. Il est cependant impossible, dans le cadre imparti à ce travail, d’esquisser une image fidèle, même forcément réduite, d’une histoire qui s’étire sur près de vingt six siècles. C’est pourquoi, après avoir défini notre perspective, celle de la relance périodique du travail de définition de la démarche de la raison et de la science, nous proposerons seulement quelques « coups de projecteur » sur des moments clefs de cette histoire. D’abord le tournant médiéval, lequel marque, avant la Renaissance, le début d’un changement de domination sociale et culturelle, avec l’initiation du basculement de la voie scolastique vers la voie expérimentale. Nous porterons ensuite notre regard sur un grand XIXe siècle. C’est en effet lors du grand siècle de la Révolution industrielle que la science va acquérir, par ses succès, son image prestigieuse d’éclaireuse et de salvatrice de l’humanité. Mais c’est aussi le siècle qui verra de plus ou moins nouvelles pratiques occultes, en particulier le spiritisme, devenir, au moins par l’intérêt qu’elles soulèvent, quasiment des phénomènes de masse. Dans ce contexte, c’est aussi et bien-sûr le siècle d’apparition de la théosophie blavatskyenne et de l’anthroposophie de Rudolf Steiner. A la charnière des deux mouvements, faussement réputés comme parfaitement contradictoires, le XIXe siècle du savoir sera aussi celui des controverses sur « les forces naturelles inconnues », lesquelles mobilisent des hommes au-delà de leurs titres sociaux de « scientifiques », « journalistes », « médecins »… Enfin l’apparition, au tournant des XIXe et XXe siècles, de la théorie de la relativité, en provoquant « une crise des fondements des mathématiques et de la physique » [45], achèvera de faire du XIXe le siècle qui enfante la crise du rationalisme que nous subissons encore. L’ouverture de ce vaste chantier, dans lequel nous nous plongerons, se marque notamment, en France, par l’introduction, en 1901, du mot « épistémologie ».

La relance historique périodique de l’instauration problématique de la raison

Entre 1800 et les premières décennies du XXe siècle, les questions liées à des phénomènes « occultes » sont donc présentes. Parallèlement, avec le développement des sciences et de leur prestige, il apparaît un désir social de plus en plus marqué, au sein des élites culturelles, pour une éducation scientifique. Mais les deux phénomènes sociaux ont pu se rejoindre. Le rapport social à l’occulte, au moins durant cette période, ne saurait donc être ramené à des croyances et pratiques populaires déclinantes, ou bien à des attitudes réactionnaires. Des personnes instruites ont porté leurs questions sur l’occulte, - et bien d’autres -, aux institutions porteuse de la science légitime [46], dans l’attente d’une explication ou d’une reconnaissance, de la part des instances officielles du savoir, de leurs observations, théories, ou questionnements. La confrontation qui va resurgir épisodiquement à partir de la fin du XVIIIe siècle, entre la science établie et ce qui est rangé dans l’occulte, rappelle les débats entre magie et science expérimentale que nous évoquerons à propos des premiers signes de la genèse de la science moderne, au Moyen-Age. Mais il est significatif de remarquer que cette mise en discussion des « faits », « croyances » et « savoirs » traverse également l’Antiquité, période à laquelle sont apparus les principes directeurs de la rationalité occidentale. Ainsi, depuis la culture grecque ancienne et la distinction biblique entre la nature (la création) et Dieu (le Créateur), les tentatives se sont multipliées pour construire une connaissance de la nature relativement indépendante des croyances religieuses. Mais l’histoire des modes d’élaboration et de justification des savoirs légitimes est prise dans l’histoire générale des hommes : la problématique du savoir demeure confrontée aux autres dimensions complexes de la vie quotidienne et intérieure humaine, dont, au plus proche du savoir, le rapport à la part de mystère du monde, que côtoie sans fin le désir de connaître. Pour ce qui concerne la Grèce ancienne, les auteurs s’accordent à considérer le VIe siècle avant J.-C. comme la période à partir de laquelle une nouvelle conception du monde commence à apparaître dans cette tension :
« Le VIe siècle avant J.-C. voit un certain nombre d’attaques menées contre les croyances religieuses et les pratiques magiques au nom d’une pensée spéculative qui se fonde notamment sur les concepts de « nature » et de « cause » et qui se veut dans une certaine mesure attentive à l’observation. Pour les médecins et pour plusieurs autres spécialistes, la « nature » (phusis) implique une régularité immanente du rapport cause-effet. Il est donc exclu d’invoquer une intervention divine « surnaturelle », plus ou moins transcendante, qui viendrait rompre la régularité de ce rapport. Dans cette perspective, l’invocation aux divinités se trouve remplacée par l’observation qui permet de découvrir le rapport de cause à effet et par une vérification expérimentale qui permet de s’assurer de sa régularité, mais de façon très rudimentaire » [47].
Néanmoins, il n’y a pas eu une transition brutale entre un mode de pensée religieux et un mode de pensée naturaliste mais bien plutôt une cohabitation des deux modes, plus ou moins assumée ou conflictuelle, selon les moments et les personnes :
« Aussi loin que l’on remonte en Grèce ancienne, les savoirs humains, pratiques ou théoriques, trouvent leur origine ultime chez les dieux. Les efforts qui furent consentis au cours des siècles pour enraciner ce savoir dans l’observation et pour le confirmer dans l’expérimentation n’arrivèrent jamais à rompre ce lien qui eut même tendance, à la fin de l’Antiquité, à devenir de plus en plus puissant » [48].
Finalement, que ce soit au cours de l’Antiquité, du Moyen-Age, ou depuis la Révolution industrielle, il semble que l’établissement du savoir socialement légitime n’aille pas de soi. De fait, il devient difficile de ne pas songer à l’hypothèse d’une récurrence historique de cette problématique. La perspective émergente est celle de la relance périodique du travail de définition de la science et de la raison. Présente tout au long de notre histoire culturelle, cette problématique acquiert le statut d’une question transhistorique. Pour un peu, si l’on n’avait pas peur d’être accusé « d’occidentalo-centrisme », elle pourrait être ou devenir anhistorique. Elle relèverait alors du geste fondateur d’engagement philosophique initié en Grèce, sans cesse à renouveler, consistant à instaurer la raison comme modèle du savoir et guide de la sagesse. Cette perspective, que nous défendrons plus loin, nous semble bien thématisée par Jean Ladrière. Sans anticiper sur la suite de ce travail, concluons simplement en reconnaissant que le parti pris de la raison relève plus d’un projet au domaine extensible que d’une technique dont nous connaîtrions une fois pour toutes les performances possibles et les limites. Sous ce point de vue, une véritable volonté actuelle de savoir rationnel ne serait pas « le simple prolongement d’une action commencée antérieurement, qui continuerait à se dérouler en vertu de son énergie interne » mais « une action vraiment nouvelle, en laquelle la pensée doit se réassumer entièrement elle-même, dans la réeffectuation résolue des décisions originaires, par une mise en jeu de la liberté instituante aussi radicale qu’au premier jour » [49]. En Occident, c’est au Moyen-Age qu’une nouvelle étape de discussion sur la problématique de la connaissance rationnelle va accoucher des prémices de la méthodologie scientifique. Les controverses verront s’affronter des arguments théologiques, d’autres tirés de la philosophie grecque, d’autres issus de la magie et de l’alchimie, et enfin d’autres, pragmatiques, en provenance de « l’esprit d’ingénieur » montant.

Le creuset médiéval de la révolution scientifique moderne et l’occultisme

Au Moyen-Age, entre les Xe et XIIIe siècle, naît le projet conscient d’une science expérimentale, différente de la science scolastique [50] des théologiens. Il y a plusieurs raisons à cela, en provenance des progrès de la technique dans la société, du développement urbain et marchand favorisé par les surplus agricole, mais aussi en provenance du domaine religieux et intellectuel. Sur le plan des idées, l’apparition d’une nouvelle façon d’envisager le savoir dépendra de disputes théologiques et philosophiques, particulièrement autour de l’idée de l’existence d’une nécessité universelle. Ces disputes furent rendues possibles par un des phénomènes culturels importants de l’époque, la redécouverte, au sein de la chrétienté médiévale, des écrits du philosophe Aristote [51], mais aussi de nombreux textes concernant l’astrologie ou les techniques [52], grâce à des traductions de l’arabe, au XIIe siècle notamment. Jusqu’à ce moment, on peut dire que la foi chrétienne dominait la société européenne cultivée et qu’il régnait une sorte d’accord entre la raison et la foi. Mais la foi était aussi et bien entendu croyance au surnaturel et à la Providence divine. C’est à l’intérieur même de l’Europe chrétienne que des courants de pensées, théologiques, monastiques, politiques, scientifiques, vont naître et parfois s’affronter violemment. Le monde médiéval est un monde vivant, plein « d’êtres » et de « forces », un monde diversifié, entre l’ancien paganisme et l’harmonie du monde céleste sous l’égide d’un Dieu Amour certes, mais d’un Dieu également Tout-Puissant [53]. Cette combinaison laisse beaucoup de place à la possibilité d’un certain arbitraire, de la surprise, du miracle, dans la vie quotidienne du Moyen-Age. On lit cette oscillation entre un monde réglé et régulier, d’un côté, et un monde ouvert à la grâce et à la Providence, de l’autre, dans cette approche de la vision du monde de Roger Bacon [54] :

« Bacon est […] un Franciscain : un chrétien, et mieux encore un théologien. On lui a appris que le monde et l’humanité sont les créations d’un Dieu Tout-Puissant. Il croit au surnaturel, à la Providence ; aussi est-il préparé à voir partout la Volonté du Créateur. Certes, le Dieu qu’il adore est aussi Intelligence : un Dieu qui a conçu et construit le monde et l’humanité selon une rationalité supérieure. Comme il est écrit dans le Livre de la sagesse (11.20), Dieu a « tout ordonné selon la mesure, le nombre et le poids ». Mais enfin, la Grâce divine se manifeste où elle veut quand elle veut. Et puis Satan, lui aussi, est actif en ce monde. Et il y a les anges, ainsi que toute une hiérarchie d’esprits célestes ; et des démons. Autant dire qu’une foule de forces mystérieuses peuplent l’environnement de l’homme médiéval » [55].

Pour résumer cette situation en termes épistémologiques, on peut dire que « le monde de la grâce, de la prière et du miracle n’invitait guère à penser la nature comme un domaine soumis à des « lois » rigoureuses, comme un strict enchaînement de « causes » et d’« effets ». A tout moment, on pouvait craindre et espérer tout et n’importe quoi » [56]. Dans un tel contexte, « où surabondait l’imprévisible », peut-on envisager que des hommes décident de se consacrer « méthodiquement à la recherche de relations stables entre classes de phénomènes » ? Ne faut-il pas, pour se lancer dans une entreprise, la concevoir d’abord comme possible, susceptible d’aboutir ? Ce ne serait donc pas du côté de son christianisme que Roger Bacon et bien d’autres hommes de son temps auraient puisé l’inspiration de son projet d’une science expérimentale et opératoire. Pour Pierre Thuillier, c’est bien du côté de l’astrologie et de la magie que les premiers concepteurs d’une nouvelle science ont trouvé une image du monde qui « justifie et valorise la recherche de certaines régularités, l’exploration minutieuse du réseau des « causes naturelles » ». C’est ainsi que l’on peut comprendre un des messages des textes de Roger Bacon consacrés aux sciences occultes : « dans l’univers des tireurs d’horoscopes et des magiciens, les relations de causes à effets sont beaucoup plus strictes que dans l’univers chrétien du Moyen Age profond » [57].
Certes, ces traditions occultes restent dans l’univers religieux et il demeure, entre les théologies orthodoxes, les spéculations héritées d’Hermès Trismégiste, et les pratiques occultes, « une subtile parenté souterraine ». Nous sommes encore loin de la « rationalité scientifique » telle que les chercheurs actuels la comprennent, mais la tendance à établir de « strictes relations causales » est déjà là. Une distinction qui travaillera une bonne part des développements de la pensée moderne ultérieure est déjà consciente :

« alors qu’une prière s’adresse à un Etre libre qui pourra faire la sourde oreille, une formule ou une opération magique doit (normalement) être suivie d’effet » [58].

Les théologiens-philosophes d’alors comprennent bien la distinction des approches. La meilleure preuve que la philosophie occultiste est originale, c’est que les représentants les plus officiels de la Foi ont réagi énergiquement.
Etienne Tempier [59], évêque de Paris, condamne une longue liste d’ »erreurs » parmi lesquelles figurent celle-ci : « Rien n’arrive par hasard, tout se produit selon la nécessité. » Pour Tempier, représentant de la foi et de la croyance orthodoxe, cette proposition, qui affirme un déterminisme universel, est impie car elle entraverait la Toute-Puissance de Dieu :
« pour un croyant, Dieu seul détient le Pouvoir ; il ne peut être enchaîné par aucun déterminisme ». Retenons bien présent à l’esprit que la condamnation en question s’attaque aussi bien à l’aristotélisme qu’à l’occultisme. Plusieurs propositions condamnées en 1277 concernent la doctrine des influences célestes : « il est faux, selon Tempier, que les cieux soient éternels, faux qu’ils soient à l’origine de tout ce qui existe et de tout ce qui se passe ici bas. Il est faux également, qu’il y ait une « Ame universelle », qu’il y ait plusieurs « premiers moteurs ». Et il est faux que les « causes secondes » (c’est-à-dire les causes étudiées par les sciences profanes) aient un fonctionnement autonome » [60].
Autour de cette célèbre condamnation de 1277, célèbre car ses arguments seront repris plus tard, notamment pour l’affaire Galilée, une véritable crise s’amorçait. Une crise d’une grande importance, puisque les auteurs contemporains s’accordent encore à la reconnaître comme telle, aussi bien du côté des non-croyants que des croyants. Dans cette crise, on trouve, schématiquement, d’un côté, « le christianisme traditionnel, attaché à la défense du primat de Dieu », et de l’autre, « des conceptions parfois très audacieuses de l’ordre naturel » [61]. En fait, il peut apparaître que l’Eglise s’opposa, en général, à la pénétration des œuvres païennes (c’est-à-dire non chrétiennes) en Europe [62]. Mais les relations entre la philosophie grecque, l’occultisme, et la théologie chrétienne sont difficiles à démêler. En effet, malgré l’interdit de l’Eglise, les textes d’Aristote mais aussi des documents sur les techniques, sur la magie, avaient pénétré les institutions et les écoles ecclésiastiques.
L’enjeu de la crise était de taille : il s’agissait de savoir si la philosophie, qui, en principe, était la « servante de la théologie », pouvait s’émanciper. En ces temps-là, la philosophie englobait ce que nous appelons la science. Pour le développement de l’étude de la nature, l’issue du débat devait donc être décisive. Dès le XIIe siècle, on constate que la fissure est là ; et au XIIIe siècle, elle s’élargira Malgré ce décalage croissant, les « intellectuels » puis les savants, d’Albert le Grand à Descartes et ses contemporains, se débrouilleront pour travailler aux sciences profanes sans s’attirer les foudres de l’autorité ecclésiale. Il leur fallait trouver des ruses et des compromis pour concilier leur foi en la Providence divine avec leurs conceptions concernant l’ordre rationnel de la nature.
L’Eglise a été peu à peu contrainte au compromis avec « la philosophie naturelle » d’Aristote et le reste des sciences profanes. Ainsi, Thomas d’Aquin, pourtant condamné par Tempier, car il reprenait des propositions cosmologiques d’Aristote, serait plus tard canonisé, c’est-à-dire élevé au rang de Saint. Bien que, comme son maître Albert le Grand, il n’a dédaigné pas les sciences occultes, il sera également fait Docteur de l’Eglise catholique.

Après avoir montré succinctement les influences qui lient la science, à sa naissance, à l’occultisme – l’idée d’une nécessité universelle -, nous allons évoquer l’aspect opératoire recherché dans la nouvelle science, qui est peut-être tout aussi significatif des proximités réelles de ce que l’on oppose aujourd’hui sous les noms de sciences et parasciences.

L’efficacité pratique ou le but commun de la magie et de la technoscience

Dans la science ou le savoir scolastique des théologiens médiévaux, la « raison spéculative paraissait triompher » [63]. Les grands scolastiques s’appuyaient sur la Révélation chrétienne, mais ils admettaient aussi la primauté de la logique. Ils « se complaisaient à édifier de vastes systèmes spéculatifs quasiment clos, où tout était prévu, « expliqué » d’avance » [64]. Leur science n’était pas ouverte au changement et à la transformation du monde. Pour les plus radicaux, la question des miracles ou les contradictions apparentes du texte biblique avec l’idée d’une certaine autonomie de la nature et de ses lois, remettaient en cause l’idée même de la possibilité d’une « science positive ». Cependant, les triomphes de la raison spéculative dissimulaient mal une stérilité certaine sur le plan pratique. Même Etienne Gilson, pourtant soucieux de montrer la concordance de l’esprit de la philosophie scolastique avec l’épistémologie des sciences modernes, en convenait [65]. Or, dans la société, il y a eu de fort changements dans les techniques, l’agriculture, le développement urbain et commercial, au point que l’on a pu parler de « Révolution industrielle du Moyen-Age » [66]. Si l’on ajoute à cela l’arrivée des nouveaux textes traduits de l’arabe que l’on a évoquée ci-dessus, on comprend, avec Pierre Thuillier, « qu’il était assez normal », dans un contexte socio-culturel devenant « favorable », qu’une « réaction « réaliste » se manifestât » [67].
Les rapports de la science et de la vérité vont peu à peu évoluer à l’intérieur même du christianisme, la problématique foi et raison va se compliquer. La démarche expérimentale va gagner du terrain au détriment de la scolastique. Le critère de la vérité d’un savoir va se rapprocher du critère d’évaluation d’une technique, c’est-à-dire son efficacité. Les mentalités même du Moyen-Age, vont se convertir aux idéaux « d’acquisition, de gain, de conquête » [68]. Dans le même temps, la question de l’adéquation du savoir avec la Révélation, via la scolastique, va perdre de son importance. Roger Bacon envisage la nouvelle science expérimentale comme celle qui « met à l’épreuve de l’expérience les nobles conclusions de toutes les sciences ». La science scolastique, qui prétendait à la vérité, se voit peu à peu ramenée, jusqu’à la quasi-disparition de sa pratique, au statut d’hypothèse. Et les hypothèses qui ne pourront êtres testées et validées par un dispositif expérimental seront peu à peu dévalorisées. Mais ce renversement ne s’est pas fait en un jour :

« A cette époque [au XIIIe siècle], la théologie et la philosophie étaient jugées plus « nobles ». Aussi la science expérimentale ne pouvait-elle être acceptée que comme une sorte d’appoint. Une science, dans l’université du XIIIe siècle, c’est un corpus de connaissance fondé sur des principes surs et certains [tirés de la Bible] ; et, même chez Galilée, cette conception demeurera visible. Pour admettre que le jeu des hypothèses et des tests expérimentaux suffit à engendrer une science digne de ce nom, il faudra du temps » [69].

Le rôle de la magie et des sciences occultes dans ce changement est important. Ces sciences ont joué le rôle d’une « base d’appui » culturelle dans le débat entre la voie scolastique et la voie expérimentale (via experimenti). Comme nous l’avons déjà souligné, l’univers médiéval est richement peuplés d’êtres et de forces diverses, de miracle et de Providence divine. La séparation, dans notre culture contemporaine, entre un monde physique certain et un monde spirituel, dont l’existence relèverait de la croyance, est loin d’exister aussi clairement au Moyen-Age. Ainsi, la recherche des « vertus » ou des « qualités » occultes s’appuie sur le changement social alors en cours et peut se justifiee par le souhait « d’aider les gens », en participant à la création de richesses, à l’invention d’outils et de techniques. Cette recherche pouvait apparaître alors rationnelle. Mais elle le peut encore si l’on s’en tient au critère de l’efficacité pratique. L’exemple de l’aimant revient souvent dans les documents médiévaux.

« N’est-il pas magique qu’un tel corps attire un morceau de fer ? Au sens strict, il y a là une « qualité occulte » ; car on ne sait pas expliquer pourquoi l’aimant a une vertu attractive. Mais ça marche ! En un sens, il est donc tout à fait rationnel de se livrer à la recherche des « qualités occultes »… Il faut seulement faire preuve d’esprit critique : s’informer soigneusement, faire des tests expérimentaux » [70].

Cependant, sous le nom de magie, on trouve de tout au Moyen-Age. Des « recettes techniques tout à fait sérieuses, mais aussi des amulettes et des incantations, des tours de passe-passe, des trucages et des fraudes, des médicaments extraordinaires et des histoires absurdes ». L’objectif de la « science expérimentale » va être de séparer le bon grain de l’ivraie en recourant à l’expérience. Le but de la magie est de rendre possibles des actions, des opérations. Fondamentalement, la magie est recherche de la puissance. La norme qui permet de distinguer le vrai du faux, en ce domaine, c’est donc l’efficacité pratique. Roger Bacon ne va pas modifier radicalement le projet magique mais il va s’efforcer de le rationaliser et de le légitimer socialement. Le magicien est « littéralement un expérimentateur, un homme qui fait des opérations concrètes et constate si elles sont couronnées de succès ou non ». Et chez Roger Bacon, on trouve également de nombreux textes qui semblent réduire la science expérimentale à un « ensemble de tâtonnements menés à l’aveuglette ». Mais la petite différence qu’il introduit réside dans le souci d’une vérification systématique : au lieu de mener des explorations purement empiriques, il propose un « projet délibéré de contrôle : grâce à des tests, on saura quels sont les savoirs opératoires, ceux qui sont à la fois véridiques et utilisables dans la pratique » [71]. Enfin, il y avait le problème de légitimation sociale de la magie face au christianisme. On recourut souvent au distinguo fragile entre magie noire, satanique, et une autre, « excluant tout pacte avec Satan et pratiquée pour des motifs légitimes », parce qu’elle aiderait les hommes à vivre mieux. Cette manière d’assigner à la magie « une valeur morale et même politique remontait très loin ; et elle était facilement récupérable par des chrétiens soucieux d’apporter le bien-être à leurs frères » [72].
Roger Bacon et ses semblables ont jugé légitime de perfectionner les sciences occultes, et ils se sont appuyés sur l’idée d’une magie naturelle pour penser ce projet. En fait, ces hommes voulaient rendre scientifique la magie naturelle [73]. A ce point de notre développement, nous avons compris que l’intention de la science expérimentale moderne ne se distingue pas fondamentalement de celle de la science occulte, en tant que toute deux cherchent à augmenter la puissance de l’homme sur la nature. Comme le note justement Pierre Thuillier, ce rapprochement de la science occulte et de la science moderne permet de préciser ce qu’est la démarche principale de cette dernière. Ainsi, « rendre scientifique une entreprise qui vise à accroître le pouvoir de l’homme sur la nature, c’est faire de la technoscience » [74]. Paul Valéry a même ramené la science qui nous est familière à « l’ensemble des recettes qui réussissent toujours » [75]. Une conclusion corollaire est que la dénomination de « science moderne », ou même, plus simplement, et plus couramment aujourd’hui, de « science », cache peut-être cette sympathie originelle des deux démarches étudiées ci-dessus. C’est pourquoi il vaut mieux peut-être parler de « technoscience » pour désigner la science expérimentale qui s’est mis en place progressivement depuis le XIIIe siècle. En utilisant la référence à la « technique », le terme « technoscience » renvoie à l’efficacité pratique et à la puissance, critères de la technique, pour montrer le projet opératoire qui domine la nouvelle façon de faire science. La différence avec la science scolastique semble ainsi mieux marquée. Ce recours commun à la technique a laissé ses traces jusqu’à nos jours, par exemple dans les instruments qui se retrouvent avant et après le passage de la magie et de l’alchimie à la chimie. En guise de conclusion de ce parcours médiéval sur les débats nouveaux autour de ce que doit être la « bonne » science, précisons un peu les choses.

Un moyen commun à la magie et à la science moderne : le recours aux instruments

A l’instar de Pierre Thuillier, Lewis Mumford s’appuyait particulièrement sur les travaux de Lynn Thorndike, pour reconnaître l’existence d’une préparation de la science moderne dans les pratiques magiques occidentales. Reprenant et prolongeant ce que nous venons de souligner, Mumford distinguait deux points de passage entre magie et science : la volonté opératoire sur le concret sensible et la création d’instruments et de méthodes d’expérimentation.
Premièrement, entre « l’imagination et la connaissance exacte », la magie joua le rôle d’un « état intermédiaire » : « C’est par la magie que fut définitivement instituée la conquête générale du milieu extérieur. On n’aurait guère pu songer à cette campagne sans l’ordre institué par l’Eglise. Mais sans l’audace sauvage et combattive des magiciens, les premières positions n’auraient pu êtres emportées. Car non seulement ils croyaient au merveilleux, mais ils brûlaient de le pratiquer. Dans leur recherche de l’exceptionnel, les philosophes naturalistes qui leur succédèrent furent guidés vers le régulier » [76]. Ajoutons que le développement de la magie est soutenu par les premiers élans du capitalisme, à travers le souci de l’or pour le commerce et les entreprises. Ce besoin d’or, aux débuts du capitalisme, « provoqua de grandes recherches sur la transmutation des métaux vils en métaux nobles […]. La magie apprit du moins à l’expérimentateur qu’il était aussi difficile de changer le plomb en or qu’un goujat en gentilhomme. C’était un progrès véritable vers le réalisme » [77].
Deuxièmement, le legs et la continuité directe de la magie à la science se voit bien dans plusieurs instruments et méthodes qui se sont transmis de l’alchimie à la chimie, notamment. Les « instruments de recherche, cependant, se développèrent avant que l’on découvre le procédé. Si le plomb ne se changea pas en or dans les expériences des alchimistes, on ne peut leur reprocher leur échec, mais on doit les féliciter de leur audace. Leur imagination leur faisait sentir le gibier dans un terrier où ils ne pouvaient pénétrer, et leurs cris finirent par attirer les chasseurs en cet endroit. Les résultats de leurs recherches furent plus importants que l’or : la cornue, le four et l’alambic, l’habitude de broyer, moudre, brûler, distiller, dissoudre, c’est-à-dire des appareils et des méthodes valables pour une science et des expériences réelles. Aristote et les Pères de l’Eglise cessèrent d’être des autorités pour les magiciens qui s’appuyaient sur ce que leurs mains pouvaient faire, ce que leurs yeux pouvaient voir et le mortier, le pilon et le faire » [78].
En se présentant plus comme une démonstration que comme un exercice dialectique, la magie contribue à libérer la pensée européenne de la tyrannie des textes écrits, dans laquelle la scholastique avait tendance à la tenir. Elle « orienta l’esprit humain vers le monde extérieur. Elle suggéra le besoin d’agir sur ce monde. Elle contribua à créer des instruments nécessaires pour y parvenir et rendit plus aiguë l’observation des résultats » [79]. Ce complément sur les instruments et les méthodes était important pour renforcer notre argumentation quant à la réalité des proximités entre ce que trop d’entre nous croient encore légitimement opposer, les sciences expérimentales et les sciences occultes. Cependant, par rapport à l’interprétation de Lewis Mumford, nous formulerons quelques réserves. Notre auteur ne prend pas au sérieux l’hypothèse selon laquelle il a pu et peut y avoir de l’efficacité matérielle dans la magie. En clair, l’hypothèse d’une dimension autre qu’imaginaire, aussi bien dans les formules magiques prononcées et étudiées, que dans le rêve alchimique, n’est pas prise en compte. Mumford ne souligne pas non plus la différence entre connaître et produire des résultats sensibles en voyant (ou croyant voir) ou non des entités occultes. En ce qui concerne le rapport de l’alchimie à l’or, demandons-nous pourquoi il a existé des dispositions juridiques médiévales et des « experts » pour déceler la mise en circulation d’or d’origine alchimique, si aucun alchimiste n’est parvenu à « produire » de l’or… [80]
La prise en compte de ces aspects donnerait un point de vue plus riche et plus équilibré sur les continuités et ruptures entre magie et science. Mais arrêtons-là pour ce détour historique aux origines magiques de la gestation du projet scientifique moderne. Via par exemple Paracelse à la Renaissance, et le romantisme à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’idéologie naturaliste magique de la sympathie universelle perdure, jusqu’à Rudolf Steiner et jusqu’à nos jours, parallèlement au développement de l’idéologie naturaliste mécaniste, anti-subjective et dualiste. Enjambant maintenant six siècles, nous allons porter notre observation sur l’état de la confrontation entre science déclarée et objets de recherche culturellement gênants au XIXe siècle [81].

Science ou non-science ? La multiplication des controverses à partir du XIXe siècle

Comme nous l’avons déjà noté, l’histoire des sciences comme une suite chronologique de découvertes logiques dues à l’intelligence de quelques savants exceptionnels, appliquant une méthode rigoureuse, est aujourd’hui reconnue comme un récit sinon inexact du moins beaucoup trop réducteur. Les scientifiques sont des hommes dont la liberté marque les questionnements, les objets de recherches, les instruments d’expérimentation, les interprétations de résultats. Plusieurs théories concurrentes peuvent subsister pour expliquer valablement un même phénomène. Ceci ne remet pas en cause l’existence de la scientificité mais oblige à analyser les conditions relativement variables de son apparition dans le traitement de divers sujets. Cependant, il est encore commun, aujourd’hui, de considérer les démarches de la parapsychologie, de l’astrologie, du spiritisme, et de l’ésotérisme, comme des pratiques aux antipodes de la science. Tout les opposerait : la visée, la méthode, les objets. De leur côté, les sciences viseraient des vérités, concernant le monde matériel et biologique, expérimentalement vérifiables selon des protocoles définis, répétés, et publiquement contrôlés. Tandis que les parasciences s’intéresseraient à des objets « suprasensibles », avec des expériences où la subjectivité semble jouer un rôle nécessaire, des protocoles difficilement répétables [82], des conditions d’observations liées parfois à l’obscurité et même à la bienveillance des témoins venus contrôler le déroulement des expérimentations.
Mais cette opposition théorique « idéale » et banale résiste-t-elle à l’étude historique ? Comme nous allons essayer de le montrer, il semble que non. Selon les auteurs de l’ouvrage collectif intitulé Des savants face à l’occulte, 1870-1914 [83], en fonction des époques, nous avons plutôt affaire à, tantôt des collaborations, tantôt des constructions et délimitations des terrains dits « scientifiques », « parascientifiques », « parareligieux », « spectaculaire » (prestigiditation). Cela serait une affaire complexe où les arguments scientifiques feraient alliance avec des motifs personnels divers. Les courants idéologiques ou politiques ne se retrouveraient pas distinctement autour d’une frontière séparant les pro-scientifiques d’un côté, et les pro-spirites de l’autre. On ne pourrait donc pas ranger – de manière faussement rassurante - les recherches spirites du côté des ennemis du progrès et des réactionnaires de tout poil. De même, toutes les couches sociales et culturelles auraient été concernées par la vague spirite au tournant des XIXe et XXe siècle. Au delà du spiritisme, la montée de l’intérêt social pour les phénomènes occultes en général court sur tout le XIXe siècle. Elle prend une grande importance à partir des années 1850. Au cœur des décennies du plus fort consensus social scientiste, entre 1860 et 1890, les recherches sur le suprasensible et la présence sociale de l’occulte (dans les romans, au théâtre, dans les spectacles de médium, etc…) est significative d’un intérêt non marginal. On pense aujourd’hui, fréquemment, que le scientisme du XIXe siècle était semblable à celui de notre époque contemporaine, c’est-à-dire qu’il était nettement matérialiste. La situation historique fut bien plus compliquée. Le goût pour le spiritisme était en situation « frontière », entre les recherches matérialistes de faits et de causes physiques nouvelles, et celles qui visaient à prouver l’existence de « l’âme » ou des « esprits », ou bien à communiquer avec eux, etc. Mais ce goût rejoignait aussi le désir humain de soulager la souffrance. Ainsi, face à la question du magnétisme animal et ses relances successives, sous les aspects, par exemple, des problèmes du statut de la médiumnité ou de l’hypnose, l’institution publique du savoir, par la bouche de ses académies de science, de médecine, ou bien, plus tard, de ses universités, hésite, tout de même, depuis deux siècles. Pour un grand XIXe siècle, cette question de la scientificité met en compétition intellectuelle, d’un côté, les membres des institutions des sciences, censés savoir ce qu’est la science, et, de l’autre, des citoyens « ordinaires » ou d’autres membres des institutions de la science établie, proposant au jugement scientifique des questions et des faits nouveaux. L’histoire, dont nous allons maintenant résumer quelques événements significatifs, est celle des modalités ayant déterminé les mouvements d’ouverture et de fermeture officielle, de la part des institutions représentant le savoir légitime, vis-à-vis des questions relatives à l’occulte, entre 1784 et 1930 [84]. Après la présentation du contexte de cette controverse et le récit des conditions dans lesquelles ce sujet va être une nouvelle fois rejeté de la science, au cours de l’affaire Pigeaire, nous essaierons de clarifier théoriquement ce que l’on désigne au minimum par l’expression « science moderne », afin d’appréhender ensuite, avec ces repères épistémologiques, quelques-uns des nombreux débats qui vont resurgir, entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, sur les questions de l’existence et de l’appréhension scientifique de divers phénomènes occultes.

La science expérimentale au défi : l’exemple de l’affaire Pigeaire

Mettant aux prises des académies et des partisans ou opposants du « magnétisme animal » ou de « la lucidité magnétique », les controverses sur l’acceptation ou le rejet de ces sujets, en tant qu’objets légitimes de science [85], atteignent un premier paroxysme avec les précédents immédiats et l’affaire Pigeaire proprement dite, au cours des décennies 1830-1840. La révélation de cette affaire au public contemporain est due à un travail remarquable de Bertrand Méheust.

Deux précédents d’une controverse

En 1784 l’Académie royale des sciences condamne le magnétisme animal. Mais en 1831 l’Académie royale de médecine reconnaît la plupart des phénomènes identifiés par les magnétiseurs. L’affaire Pigeaire va prendre forme dans le contexte d’une troisième relance de l’interrogation institutionnelle quant à l’acceptation possible du magnétisme animal comme sujet de recherche scientifique :

« De 1837 à 1842, une polémique féroce met aux prises des savants renommés, divise l’Académie de médecine, tient, par presse interposée, le public parisien en haleine : une de ces passes d’arme typiques du XIXe siècle, avec expériences contradictoires, débats publics, discours enflammés, coups bas, pamphlets et contre-pamphlets. L’enjeu est perçu comme capital. Il s’agit de vérifier la réalité de la fameuse lucidité magnétique, grâce à l’une de ses manifestations supposées, la lecture à travers les corps opaques. L’affaire aura des conséquences importantes puisqu’elle aboutira à la fermeture officielle de l’Académie de médecine au magnétisme animal. Que des gens de qualité aient pu s’étriper pour une cause aussi douteuse, voilà, n’en doutons pas, qui paraîtra étrange à beaucoup. Aussi convient-il, avant de résumer les traits saillants de cette affaire, d’en rappeler le contexte. ll s’agit de la découverte du somnambulisme artificiel effectuée en 1784 par le marquis de Puységur, et de la bataille d’idées qui en a découlé. Une bataille qui traverse tout le XIXe siècle, et dont l’enjeu concerne le problème de savoir s’il convient, et jusqu’à quel point, de redélimiter l’extension des facultés humaines C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les commissions officielles qui se succèdent après la Restauration et dont la fonction officieuse est, en fait, de protéger l’institution des ténèbres magnétiques. » [86]

Les magnétistes ont des alliés influents, « ils ont gagné à leur cause, après la révolution, des écrivains, des philosophes, des médecins prestigieux », ils parviennent ainsi à s’approcher de la reconnaissance officielle :

« Or, ces conversions à la cause magnétique - celle, par exemple, du professeur Georget, du baron de Rostan ou du professeur Lordat, chef de file de l’école de Montpellier, un des plus célèbres médecins de l’époque - contribuent à augmenter l’inquiétude des positivistes, qui voient ainsi l’ennemi prendre pied dans les corps savants. Plus grave encore aux yeux des ultras de la Raison, le clan magnétiste est parvenu à obtenir de l’Académie royale de Médecine qu’elle nomme une nouvelle commission officielle ; et, par la bouche de son rapporteur, le professeur Husson, médecin-chef de l’Hôtel-Dieu, cette commission admet, le 28 juin 1831, la réalité de la plupart des phénomènes allégués par les magnétiseurs, y compris la suggestion à distance ! » [87]

Nous voici arrivés à l’affaire Pigeaire proprement dite.

L’affaire Pigeaire ou l’incroyable lecture sans les yeux.

Le rapport Husson fait scandale, il est »imprimé mais n’est pas diffusé ». A l’époque comme aujourd’hui, les phénomènes allégués par les partisans du « magnétisme animal » sont profondément dérangeant pour des élites culturelles qui se considèrent souvent, en héritières passablement étroites des Lumières, débarrassées de ces superstitions primitives. Les antimagnétistes reprennent les choses en main. L’Académie lança encore une nouvelle commission d’enquête et institua un prix qu’elle se disait prête à accorder si l’on parvenait à prouver le magnétisme dans les conditions de validation des faits reconnues par la science expérimentale :

« Une nouvelle commission est créée, dirigée cette fois par des médecins dont l’hostilité au magnétisme est notoire, et notamment le redoutable Dubois d’Amiens. L’un des membres de cette commission, le professeur Burdin, institue un prix. Il met les magnétistes au défi de produire un somnambule capable de lire à travers les corps opaques et offre une somme coquette à celui ou celle qui se montrera capable de ce prodige. La proposition semble honnête mais des textes montrent sans ambiguïté que le prix doit fonctionner comme un piège destiné à tuer le magnétisme. » [88]

Pourtant, en octobre 1837, un médecin de Montpellier, le docteur Pigeaire, relève le gant. Il a une fille qui parvient, selon lui, à lire les yeux bandés « quand elle est plongée dans l’état dit magnétique ». Les faits ont été observés et authentifiés par le professeur Lordat [89]. Muni des « lettres de créance » de ce dernier, Pigeaire monte avec sa famille à Paris, dans un appartement dont il dispose. Aussitôt, « à la demande de Bousquet, secrétaire de l’Académie de médecine, qu’il compte parmi ses alliés, il donne des séances, qui ont un triple but : familiariser la jeune somnambule avec ce nouveau cadre, satisfaire la curiosité de certains membres de l’Académie, et faire discrètement pression sur les membres de la commission, dont l’hostilité de principe au magnétisme est notoire » [90].En attendant la date de la séance officielle de l’Académie de médecine, bien des personnalités du moment se rendent à ces séances privées : « De juin à novembre, onze séances dites « préparatoires » se déroulent ainsi dans l’appartement de Pigeaire, où l’on voit défiler académiciens, médecins célèbres, savants, écrivains, et gens du monde. Entre autres, Adelon, Arago, Bousquet, Cloquet, Cornac, de Lens, Théophile Gautier, Esquirol, Guéneau de Mussy, Orfila, Pariset, Ribes, George Sand, Velpeau… » [91]
La fille du docteur Pigeaire se montre capable de lire un livre les yeux bandés, quel que soit le livre, quelle que soit la page choisie. Ceux qui viennent à ces séances vérifient scrupuleusement la qualité du bandeau et sa mise en place sur le visage de la jeune fille, afin de s’assurer de la réalité de l’aveuglement artificiel produit. Ils surveillent également les autres participants des séances afin de déceler les fraudes éventuelles :

« Grâce aux procès verbaux rédigés par Bousquet, et aux nombreux articles de presse et ouvrages suscités par cette affaire, on connaît le détail des séances, et notamment les précautions prises par les assistants pour éliminer autant que possible la tromperie délibérée ou la simulation inconsciente. Au début de chaque séance chacune des personnes présentes examine le bandeau et l’essaie, afin de constater son opacité, puis consigne ses impressions par écrit. Les assistants posent eux-mêmes le bandeau, composé de trois épaisseurs de velours et d’un tampon d’ouate, le tout attaché par une écharpe nouée derrière la nuque, et collent sur ses bords un taffetas pour empêcher que des rayons de lumière de s’y s’infiltrer. Après quoi, Pigeaire magnétise sa fille. Les séances commencent quand cette dernière présente les signes retenus à l’époque comme témoins de l’état somnambulique. On coupe alors les pages d’un livre apporté par l’un des participants, on l’ouvre au hasard et on le pose sur une table et sous une plaque de verre, en face de la fillette. Les assistants, assis en cercle autour de la somnambule, doivent scruter son visage pour vérifier que le taffetas ne se décolle pas. Après la séance chacun s’assure que le papier collant adhère toujours au visage. Le procès verbal est rédigé sur-le-champ, puis présenté aux participants. N’ayant pas décelé de biais, les cinq sixièmes des assistants signent le document » [92].

La succession des séances se déroulent normalement, sans fraude avéré, avec un résultat concluant : »A chaque fois, Léonide parvient, avec plus ou moins de facilité, à lire le texte qu’on lui présente ». Les partisans de Pigeaire sont satisfaits, les sceptiques sont déconcertés, et ceux qui ne voulaient pas admettre de tels faits se trouvent bien troublés mais contraints d’admettre leur désarroi devant ce phénomène qui dépasse et ne cadre pas avec leur conception du monde : »Plusieurs récits concordants décrivent au sortir d’une séance un Arago stupéfait et excité par ce qu’il vient de voir, et déclarant qu’il va falloir se mettre en quête d’une théorie ». La nouvelle des succès du docteur Pigeaire et de sa fille arrivent jusqu’aux oreilles de l’Académie de médecine. Les membres de cette Académie qui souhaitent que le magnétisme ne devienne pas objet de science officiel sont majoritaires. L’idée que la séance du prix Burdin tourne à l’avantage de Pigeaire ne les réjouit guère, c’est le moins que l’on puisse dire. Un stratagème est mis en place pour contrer Pigeaire. Ce dernier n’aura plus qu’à rentrer dans ses pénates, en quelque sorte trompé et calomnié par l’Académie de médecine :

« Seulement, aux yeux des commissaires, qui n’ont pas participé aux séances [« préparatoires »], alors qu’ils y étaient apparemment invités, ces expériences, n’étant pas officielles, n’ont aucune valeur pour le prix Burdin ; d’autant que les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées ne permettent pas d’exclure radicalement la possibilité de fraude. Ils décident donc de rejeter le bandeau utilisé par Pigeaire, lequel s’arrête à la hauteur de la lèvre supérieure, et d’adopter une cagoule de soie couvrant tout le bas du visage. Ce choix, qui n’est pas innocent, fait l’objet d’interprétations divergentes. Officiellement, il s’agit d’annihiler toute éventuelle tricherie. Mais comme Dubois et ses amis n’ignorent pas que Léonide Pigeaire ne supporte que le velours, et qu’elle ne peut lire si le bas de son visage est obturé, car elle est alors atteinte de convulsions, les magnétistes soupçonnent les commissaires d’avoir choisi une cagoule en soie tout simplement pour empêcher le phénomène de se produire. Pigeaire s’emporte, fait valoir que le règlement du prix Burdin ne spécifie pas le type de bandeau qu’il convient d’employer, et se contente d’exiger une obturation totale de la vue. Il refuse la cagoule, car il craint qu’elle ne provoque des convulsions chez sa fille. De leur côté, les commissaires persistent à exiger leur cagoule, et comme aucun accord n’intervient, le père, furieux, rentre à Montpellier avec sa fille sans que les expériences aient pu avoir lieu » [93].

Du coup, l’affaire Pigeaire est récupérée comme un succès des antimagnétistes. Ces derniers « proclament bruyamment leur victoire dans la presse et laGazette médicale de Parisva même jusqu’à affirmer que les commissaires ont pris la famille Pigeaire en flagrant délit de fraude ». L’honneur du docteur Pigeaire, et l’image du magnétisme dans son ensemble, sont éclaboussés par la calomnie. Les partisans de Dubois d’Amiens saisissent l’occasion d’en finir avec le magnétisme. Le 15 juin 1842, « à la suite d’un débat houleux, et malgré les protestations véhémentes de certains de ses membres, qui estiment que l’Académie a failli à sa tâche, l’assemblée passe au vote ; les magnétistes sont mis en minorité, et l’institution décide de se fermer officiellement « à toute espèce de fait magnétique ». » [94]

La question que nous devons maintenant poser pour notre propos est celle même que pose Bertrand Méheust, à savoir celle de la mesure de la dimension scientifique de cette affaire. Les paragraphes écrits jusqu’à présent pour tenter d’établir un terrain de discussion stable entre science et occultisme ont abouti à l’idée d’une remise en question de la séparation stricte et a priori de ces deux domaines de pratiques. Chacun à leur façon, Pierre Thuillier et Bertrand Méheust nous ont aidés à dépasser l’opinion dominante concernant l’existence d’une opposition simple et légitimée entre science et parascience. Faudra-t-il pour autant considérer que l’occultisme pourrait entrer dans le domaine des sciences ? Corrélativement, faut-il vraiment croire que l’Académie des sciences a rejeté le cas Pigeaire pour des raisons extérieures à l’épistémologie admise, des raisons de types idéologiques et sociales ? Pour avancer vers des réponses à ces questions, offrons-nous d’abord un abrégé d’épistémologie. Celui-ci rappellera quels sont les principes stables de la science, ce que l’on entend par science depuis lors et jusqu’à aujourd’hui.
Avec cet éclairage nous pourrons esquisser, ensuite, une lecture critique des controverses historiques qui ont fait suite, quelques décennies plus tard, à l’affaire Pigeaire. Le bilan apparaîtra nuancé. D’une part, on admettra que les controverses historiques ont abouti à un assez large consensus concernant l’impossibilité avérée d’une appréhension des phénomènes occultes selon la méthode de la science expérimentale. D’autre part, l’évidence persistante des faits occultes, attestée par de nombreux témoignages, relancera notre questionnement.

Tout d’abord en direction des enjeux et de la possibilité d’une rationalité élargie devenue capable d’envisager rigoureusement ces faits. On s’interrogera à partir de la rationalité en œuvre dans les sciences humaines, dont l’histoire, ainsi que dans la philosophie occidentale.

Ensuite, en prenant note de la situation contemporaine, nous aurons à formuler quelques hypothèses pour une interprétation vraisemblable des raisons de la fermeture pas tout à fait rationnelle de la science « officielle » à ces questions.

Ni physique, ni psychologie ? Querelles autour des recherches spirites

Douze ans après l’affaire Pigeaire, la question du magnétisme animal revient sur le devant de la scène sous une nouvelle forme, l’hypnose [95] : « L’hypnose se déploie sous deux formes interprétées de manière antagoniques, d’une part celle du somnambulisme magnétique connu depuis Mesmer et surtout Puységur qui se transforme en médiumnité spirite […] avec Allan Kardec […], d’autre part la forme médicale observée en milieu hospitalier par des médecins spécialistes des maladies nerveuses, tels Jean-Martin Charcot et ses disciples » [96]. Le spiritisme naît aux Etats-Unis en 1847 avec les soeurs Fox. Dans ce pays le développement a été fulgurant : le 1er congrès spirite s’est tenu à Cleveland en 1852, le mouvement comptait plus de trois millions de fidèles, entraînés par dix mille médiums, dès 1854 [97]. On estime qu’il y avait douze millions d’adeptes du spiritisme aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle [98]. En 1852 une mission de médiums américains parcourt l’Angleterre avec succès. En 1853, une autre mission va en Allemagne et suscite un courant qui touche immédiatement la France. Un débat passionné s’institue dans les milieux cultivés. En 1854, Léon Rivail, qui est un temps collaborateur et disciple de Pestalozzi [99], est initié au spiritisme avec le pseudonyme d’Allan Kardec : il en devient l’un des propagandistes les plus zélés, notamment avec la publication, en 1857, de son Livre des Esprits [100]. Presqu’immédiatement, la même année, l’Académie des Sciences prend partie contre les phénomènes spirites. Cependant que d’un côté, la science fait mine, une nouvelle fois, de se fermer à ces questions limites, limites du point de vue des traces matérielles que l’on en peut examiner méthodiquement, de l’autre, la science établie semble abandonner son ancien rejet du magnétisme animal, à travers des recherches médicales sur l’hypnose : « En travaillant sur l’hystérie, maladie aux symptômes extrêmement problématique, Charcot construit une série d’expériences reconnues comme scientifiques par ses pairs, au moins jusqu’au début des années 1880. […] nullement par intérêt pour l’occulte, il se trouve confronté à des états d’hypnose qui lui demeurent incompréhensibles. Ces états d’hypnose se rapprochaient par leurs manifestations des phénomènes de possession, d’extase et de somnambulisme magnétique. Mais ni l’occulte, ni la médiumnité spirite, ni le somnambulisme magnétique ne le préoccupent alors en tant que tels et, si Charcot évoque les spirites, c’est même pour les stigmatiser comme fauteurs d’hystérie » [101]. Nous n’avancerons pas plus loin dans l’examen des recherches sur l’hypnose sous cet angle, nous contentant de renvoyer à l’article cité de Nicole Edelman et aux pages qu’a consacré à ce sujet Bertrand Méheust dans Somnambulisme et médiumnité. Ce qui s’y lit particulièrement, entre les interprétations médicales et pathologistes de l’hypnose, d’une part, et, d’autre part, l’appréhension de ces faits comme étant tout à fait du registre des états et effets étudiés ou pratiqués par les amateurs du magnétisme ou du spiritisme de l’époque, c’est que l’on retrouve, à l’évidence, cette hésitation et ce mouvement de balancier au niveau de l’institution de la science légitime.
Mais revenons au fil conducteur du spiritisme lui-même. A la même époque, s’appuyant sur les travaux du physicien anglais Sir Williams Crookes, de plus en plus de praticiens et de personnes intéressées par le spiritisme demandent à la science de se pencher sur ces phénomènes. Il faut, dès lors, envisager deux postures possibles chez les personnes ouvertes aux « faits » spirites : « Parmi les adeptes du spiritisme, on peut sommairement distinguer deux catégories : les « croyants » inconditionnels, qui étaient absolument sûrs de l’intervention des « esprits », et les adeptes « scientifiques », qui espéraient découvrir l’existence de forces naturelles jusqu’ici inconnues » [102]. Ainsi, quand ils sont d’orientation scientifique, les spirites cherchent, « dans leur lutte contre le matérialisme », à utiliser les armes de celui-ci en proposant « une approche expérimentale des phénomènes spirites » [103]. Ces expériences nombreuses sont relatées dans la Revue spirite et dans divers ouvrages, publiés par exemple dans la Bibliothèque de philosophie spiritualiste moderne et des sciences psychiques. On peut donner succinctement une idée de leur contenu en se référant, à la suite de Pierre Thuillier, à un article « fameux » de Crookes. Le texte, paru en 1874 dans le Quaterly journal of science, distingue treize classes de phénomènes. L’auteur précise qu’il a contrôlé sérieusement les conditions expérimentales des faits qu’il rapporte. Les expériences qu’il rapporte ont eu lieu dans sa maison, à la lumière, en présence de quelques amis et du médium. Il considérait comme une « lâcheté morale » de ne pas rapporter ses observations. La première classe de phénomènes comprend les « mouvements de corps pesants avec contact, mais sans effort mécanique ». L’expérience typique consiste « à élever dans l’air des corps lourds quand la main est placée dessus ». Crookes précise que la contradiction des lois physiques élémentaires ici rapportée s’accompagne d’autres phénomènes étranges mais périphériques au phénomène, au moins selon la classification qu’il a tentée : ces mouvements seraient « généralement précédés par un rafraîchissement de l’air, s’élevant parfois jusqu’à produire du vent ». Les classes suivantes distinguent des bruits divers, jusqu’à des « espèces de ricanements d’oiseaux moqueurs », l’altération du poids des corps, des mouvements d’objets pesants situés à distance du médium, jusqu’aux classiques élévations d’une lourde table ou de chaises. On pense à l’expression connue qui résume un des aspects du spiritisme en langue française : « faire tourner les guéridons ». Crookes mentionne ensuite des formes de lévitations humaines : « Je vis une fois une chaise, sur laquelle une dame était assise, s’élever à quatre pouces du sol ; dans une autre occasion, pour éviter tout soupçon, cette dame s’agenouilla sur la chaise, de façon que ses quatre pieds soient complètement visibles ; alors cette chaise s’éleva à environ trois pouces, demeura suspendue à peu près pendant dix secondes et redescendit lentement… ». L’article de William Crookes distingue encore des accordéons jouant seuls de la musique, mais aussi des mains lumineuses, la « forme d’un fantôme »…
Comme le rappelle Thuillier, du point de vue du spiritisme orthodoxe, la douzième classe créée par Crookes est spécialement intéressante. Rejoignant les raisonnements que l’on peut faire à partir de l’affaire Pigeaire, elle regroupe « différents cas prouvant l’intervention d’une intelligence extérieure ». Ainsi le physicien anglais vit « une petite latte » venir à lui en plein jour et lui des coups sur la main à chaque fois qu’il prononçait certaines lettres. Un message pouvait être transmis de cette manière. Sur sa demande, le message fut poursuivi en morse. Cet échantillonnage donne une assez bonne idée de la nature des « faits » spirites. Mais, « malgré les efforts de l’illustre physicien, le bilan « scientifique » peut paraître bien décevant ». Quel homme de science « digne de ce nom » aujourd’hui, demande Pierre Thuillier, prendrait au sérieux ces prétendues expériences ? On préfère penser que les médiums, avec qui « expérimentait » Crookes, ont réussi à le mystifier de façon répétée. Mais il vaut la peine de pousser un peu plus loin. Crookes n’a pas étudié spécialement le phénomène de « l’écriture automatique » mais il mentionne, dans sa neuvième classe, « l’écriture directe », ce qui semble bien proche. Dans le fatras des prétendus faits spirites ou médiumniques, « des hommes de science peu suspects d’irrationalisme » ont su en repérer quelques-uns susceptibles de faire avancer les connaissances. Dans l’interprétation spirite, l’écriture automatique consiste à ce que l’opérateur, ayant pris le crayon en main, s’abstienne de faire intervenir sa volonté. Il n’a « même pas conscience du contenu des messages qu’il rédige », tout se passe comme s’il mettait seulement sa main « à la disposition d’une force extérieure afin que celle-ci puisse tenir un discours ».
A partir de là les observateurs les plus critiques admettaient, que, indépendamment de toute fraude, c’est-à-dire lorsqu’il était patent que les sujets ne contrôlaient pas leurs gestes, « quelque chose d’étrange se passait ». Avec des cas du style Pigeaire ou écriture automatique, nous comprenons clairement que l’intérêt pour les phénomènes occultes n’était pas « évidemment » antiscientifique. Il concerne des scientifiques reconnus pour leur sérieux et même récompensé pour leurs travaux, à l’enseigne des célèbres Pierre et Marie Curie. Tout le monde sait que les plus célèbres physiciens français ont obtenu le prix Nobel de physique, mais ce que l’on sait nettement moins, car on le tait la plupart du temps dans les œuvres livresques ou cinématographiques qui leur sont consacrés, c’est que leur curiosité scientifique les a mené à assister à plusieurs séances avec des médiums. Ainsi, pour eux, la démarche spirite était si peu antiscientifique qu’ils déclarèrent ne pas voir de contradiction entre leurs recherches de physique nucléaire et leurs recherches spirites. Néanmoins, malgré Charcot, il faut certainement plutôt regarder du côté des développements de la psychologie de la fin du XIXe et du début du XXe pour découvrir les influences les plus remarquables des controverses spirites.
A partir d’une reconnaissance des faits d’écriture automatique, les psychologues interviennent en cherchant des causes extérieures au sujet volontaire et conscient mais cependant internes aux personnes : « Ne fallait-il pas les rapprocher, par exemple, de certains cas de somnambulisme, de suggestion ou d’hypnose ? Quels mécanismes psychologiques pouvaient rendre compte du contenu des « messages » ainsi obtenus ? » L’intérêt des psychologues pour ce phénomène nourrit une bonne partie des débuts du développement de cette science humaine. Des auteurs comme le comte de Gasparin, Frederick Myers, William James, Jules Héricourt, Pierre Janet élaborent les notions de « subconscient », d’« inconscient », de « soi subliminal » ou de « personnalité multiple » pour expliquer l’écriture automatique. En 1890, l’allemand Max Dessoir pousse l’idée, qui se répand un peu partout, « d’une dualité des instances psychiques », jusqu’à intituler un livre Le double-moi (Das Doppel-ich). Mentionnons, pour mémoire, que c’est à cette époque que est publié le roman de Robert Louis Stevenson The strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde (1886). Nous constatons ainsi qu’un grand nombre de notions généralement connues à travers l’œuvre de Freud avaient pris forme auparavant, dans un contexte intriguant. A l’encontre de ces réductions psychologisantes à l’inconscient, Crookes tentera d’élaborer des expérimentations pour montrer le rôle secondaire de l’esprit du médium et l’impossibilité de l’influence des personnes présentes dans les manifestations spirites. Le cas est pour nous exemplaire car il colle de très près au cas Pigeaire. Le physicien anglais met son doigt au hasard sur une page du Times puis demande quel était le mot désigné :

« Par l’intermédiaire du médium, la réponse parvint : « however ». Et Crookes, effectivement, constata que le mot « however » se trouvait couvert par le bout de son doigt… N’était-ce pas là la preuve cherchée ? De toute évidence, le médium lui-même n’avait pu voir ce qui se trouvait couvert par le doigt : c’était donc un « Esprit » qui était intervenu. Crookes parle d’un « être invisible », lequel était capable de se servir du système cérébral du médium exactement comme d’un instrument de musique… »

Contre les rationalistes étroits qui consident a priori que de tels faits sont impossibles, Crookes admettait en général la pluralité des interprétations théoriques possibles : fraudes des médiums, illusions des participants, actions inconscientes. Mais il défendait également que ces trois points de vue ne pouvaient expliquer la totalité des faits. Dès lors, il acceptait de prendre en compte les théories proprement spirituelles, lesquelles se réfèrent, entre autres, à l’action des « mauvais esprits » ou « diables », ou bien à celles de Gnomes et de Fées, ou bien encore à celles des défunts. A la fin du XIXe siècle, dans une culture européenne « où l’existence de Dieu et du Démon était largement admise, où il était souvent question des anges et de l’immortalité de l’âme », les thèmes spirites semblaient pouvoir êtres interprétés en termes chrétiens. Mais selon Pierre Thuillier, « la situation était assez confuse ».

Pour le lecteur d’aujourd’hui, nous présenterons rapidement une interprétation chrétienne dépendante de l’histoire longue de cette religion, susceptible d’aider au discernement sur ces phénomènes. Auparavant, après toutes ces déstabilisations de l’image courante de la science, il nous faut poser un point clair sur l’idéal méthodologique des sciences de la nature. Nous verrons, ensuite, que celui-ci est incompatible avec la variation personnelle des résultats impliquée par le recours à des médiums différents, dans les expériences de type spirite. Parallèlement, nous serons obligés de constater que les sciences humaines, malgré plusieurs événements signifiant la reconnaissance de faits embêtants, demeurent dans l’hésitation sur les moyens propres à leur prise en charge. Une telle hésitation facilite la continuation d’une attitude institutionnelle dominante d’évitement, éthiquement douteuse. Nous rappellerons alors que la science moderne peut se pratiquer et se développer, dans les libres directions qu’elle souhaite, sans expliciter ses a priori métaphysiques. Ancrée dans l’unique motif clair de l’opératoire, nous noterons incidemment que l’intention de Rudolf Steiner ne trahit pas l’intention de la science moderne. Puis, en guise d’exemple intéressant de dépassement interprétatif de cette rationalité scientifique instrumentale, nous recourons à l’explication, au sens étymologique, de la nature cosmique de la raison occidentale, pour, confrontés aux aspects type Pigeaire de l’épais dossier spirite, montrer que la question de Dieu y semble inévitablement émerger au regard de tout authentique rationaliste. Après ce résultat, pour le moins parlant s’il s’agit de donner des exemples du « choc dans la culture » constitué par ce dossier, nous entamerons notre retour à l’étude directe de l’anthroposophie. Motivée, premièrement, par les enjeux et problèmes soulevés par le dossier occultiste, de l’épistémologie physicienne à la théologie en passant par la psychologie ; deuxièmement, par des indications de Rudolf Steiner lui-même sur la genèse idéologique de sa théorie anthroposophique, et troisièmement par le rôle de la pensée orientale dans la genèse de l’agriculture biologique, évident chez Masanobu Fukuoka et Rudolf Steiner, sensible chez Albert Howard, une mise au point sur l’histoire et la structure de la raison s’avèrera utile sinon nécessaire. C’est pourquoi la dernière étape du travail préparatoire à notre « plongée anthroposophique » nous conduira à questionner fondamentalement la démarche rationnelle elle-même, en vue de découvrir une réponse plus satisfaisante quant à la saisie correcte du problème occulte : d’où vient l’ambition d’une observation selon la raison ? Quels sont ses objectifs et critères ? Comment se situent les différentes sciences à l’intérieur du projet rationnel ? Quelle place fait-il aux questions qui nous concernent ici ?

Repères sur l’idéal épistémologique des sciences de la nature
Vers la définition de la science comme méthode spécifique et efficace d’élaboration de savoirs

Dans les extraits de définitions suivantes, issus du Robert, nous trouvons déjà des indications essentielles pour comprendre ce qu’est la science. Les sens anciens et les moins spécifiques du mot science sont d’une part, plus ou moins équivalents de ceux des mots savoir ou connaissance, avec un accent sur l’approfondissement et l’exactitude ; d’autre part, ils sont relatifs à l’idée de technique, au sens d’une connaissance qui donne la maîtrise d’un savoir-faire. Les définitions modernes du mot science, que nous utilisons dans ce travail, sont plus spécifiques et relatives à la pratique particulière des sciences modernes. Dès le XIIIe siècle, science peut désigner un « domaine organisé du savoir » et, plus précisément, un « Corps de connaissances ayant un objet déterminé et reconnu, et une méthode propre ». Au XIXe siècle, apparaît la définition courante de la science, celle à partir de laquelle travaille l’épistémologie : « Ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet (domaine) et une méthode déterminés, fondées sur des relations objectives vérifiables ». Enfin, corollairement, la science désigne aussi le résultat, le corpus, l’accumulation de savoirs issus du travail scientifique, l’ensemble des « travaux des sciences », l’ensemble de la « connaissance exacte, universelle et vérifiable exprimée par des lois ».
Dès le sens ancien de science, on note le souci de la précision et de l’exactitude pour caractériser le savoir scientifique. La science s’oppose déjà à la superficialité, et elle doit permettre des réalisations pratiques. Le sens moderne du mot prolonge ces aspects anciens de l’idée de science. Il y ajoute l’idée d’organisation du savoir, sur l’horizon d’une totalisation inspirée par la recherche des grecs de l’Antiquité classique - connaître tout ce qui est universel-. Mais le sens de la science moderne est encore plus précis. La science moderne est définie par un objet ou domaine et une méthode déterminés. La connaissance, pour être dite scientifique, doit être vérifiable et exprimée par des lois.
Cependant, le cœur de la définition de la science moderne, si l’on se concentre, en épistémologue, sur son élaboration ou sur l’évaluation des propositions qui s’en réclament, réside dans sa méthodologie. Dès la fin du Moyen Age, dans l’ordre de la connaissance, comme le note Jean Ladrière, nous voyons « se former une méthode qui donne à la pensée et à l’action humaine une prise effective sur la réalité et qui est au principe d’un processus cumulatif [104]. Le passage suivant montre, qu’en dernière analyse, c’est la méthode, identifiée, acceptée, et correctement suivie, qui constitue le critère décisif de la validation des hypothèses en science moderne :

« Prenons […] l’exemple d’un fait scientifique, plus précisément même d’un fait expérimental. Dans ce qu’on appelle un fait expérimental, il y a toujours forcément un moment d’interprétation. Le résultat d’une expérience ne se présente jamais sous la forme d’une sorte d’évidence absolue, définitive et irrécusable. L’effet observé ne prend son sens que moyennant une interprétation, qui met en jeu tout un appareil conceptuel et tout un ensemble de conceptions théoriques. Mais l’interprétation proposée n’apparaît comme étant suffisamment fondée que si elle peut faire l’objet d’un accord effectif entre experts. Il y a donc intervention d’un critère de validité. Et on pourrait dire que, en l’occurrence, en ce qui concerne les faits expérimentaux, le critère de validité est la conformité à une méthodologie éprouvée » [105].

Max Scheler complète l’approche de Jean Ladrière en situant cette forme de savoir vis-à-vis de la logique sociale et idéologique qui l’a fait émergé et vis-à-vis du questionnement humain en général [106]. L’auteur s’exprime ici à propos du mécanisme, qui est le premier modèle théorique de la science physique moderne, celle des Galilée, Newton, Copernic, etc. ; l’épistémologie de notre science expérimentale tire ses principes de production du savoir acceptable de cette science physique. Dans l’extrait suivant, Scheler met bien en lumière que cette méthodologie des sciences modernes résulte d’un choix orienté par une volonté d’articuler strictement savoir et efficacité pratique. Il souligne d’autre part que toutes les questions ne sont susceptibles d’êtres traitées dans le cadre de la méthode des sciences. Le schéma du « mécanisme formel » est ainsi

« le produit de la logique pure (ainsi que de la mathématique pure) et d’une pure valorisation de la puissance dans le choix de ce que l’on peut observer au sein de la nature. Et c’est dans ce second facteur, lié à la puissance, que réside aussi ce qui relève du conditionnement sociologique de ce principe de choix parmi les phénomènes naturels. C’est pourquoi simplement, pour la science positive, il n’y a aucun sens à poser une question dont la réponse, affirmative ou négative, ne se peut développer sous la forme de conséquences logiques fournissant, à l’intérieur de ce schéma et de ses possibilités mathématiques, des indications mesurables susceptibles d’être observées par le sujet » [107].

Ainsi, on peut discuter, et ces discussions semblent parfois difficiles à clore, sur les délimitations de tel ou tel domaine scientifique. On sait les difficultés rencontrées par certains chercheurs pour délimiter avec certitude le domaine de l’étude du vivant (la biologie) et celui de la matière (physique, chimie,…). Ces questions de délimitation des objets sont encore plus ouvertes dans les sciences de l’homme. En revanche, la compréhension de la science comme méthode définie pour la construction d’une connaissance exacte fait moins débat. Il est donc préférable d’aborder la question de la scientificité ou la connaissance d’une science particulière par le problème de la méthode plutôt que par celui de l’objet visé. C’est grâce à une méthode précise que la science met à jour des faits récurrents et des relations de cause à effet que l’on nomme lois scientifiques. C’est à ce point de vue méthodologique que nous nous tiendrons dans ce travail à chaque fois qu’il s’agira de validité scientifique. Certes, les méthodes varient plus ou moins d’une science à l’autre, mais il existe néanmoins un consensus sur les règles minimales à respecter pour atteindre à la scientificité dans les sciences de la nature. Résumons maintenant les traits essentiels de ladite méthode scientifique.

La méthode scientifique et l’objectivité faible : les règles minimales de la scientificité

Le principe général de la connaissance scientifique réside dans la recherche de moyens de justification des jugements que l’on porte sur le réel. Il va s’agir de définir comment on regarde le réel. On va déterminer avec autant de précision que possible les conditions d’observation de la réalité pour dégager les conditions de validité des énoncés. La définition de ces conditions d’observations détermine en grande partie ce que l’on observe dans le donné.
Pour mériter le label de scientifique, une discipline doit répondre à certains critères méthodologiques dans l’organisation de l’observation. L’objectivité dite « faible » constitue un de ces critères. L’ »objectivité faible » [108] exige que tout expérimentateur appliquant le même protocole d’observation, c’est-à-dire effectuant les mêmes opérations de mesure dans les mêmes circonstances, obtienne les mêmes résultats. Un protocole expérimental ayant été défini, tout expérimentateur doit pouvoir obtenir les mêmes résultats au terme des mêmes démarches, des mêmes expériences. En résumé, pour parler de connaissance objective ou scientifique, l’épistémologie classique demande, de manière minimale, que les points suivants soient satisfaits :
Définition précise d’un protocole d’observation.
Lecture des résultats.
Répétitions de l’expérimentation par quiconque.
Lecture par chacun des mêmes résultats.

La science expérimentale est définie au minimum par l’objectivité faible.

Si les résultats demeurent identiques, le savoir obtenu est objectif au sens scientifique. Bien-sûr, comme nous l’avons noté dans le paragraphe précédent, l’interprétation et la validation des résultats dépendent, dans une certaine mesure, de l’accord des scientifiques reconnus compétents et honnêtes sur la question. Cependant, plutôt qu’à ces dimensions subjectives, en accord avec Jean Ladrière, nous pensons plus conforme à la visée de la science d’accorder le primat à la reconnaissance de l’importance de l’acceptation du protocole pour définir l’objectivité scientifique. Jean Ladrière remarque ainsi qu’il y a des cas où l’expérience « n’a été faite qu’une seule fois ». Ces expériences non reproduites sont pourtant utilisées comme référence dans des théories et expériences ultérieures. Si, « dans un cas pareil, on accorde crédit au résultat énoncé, c’est dans la mesure où on a la garantie que l’expérience a été conduite selon ce qui est reconnu, dans le domaine considéré, comme une méthodologie correcte » [109]. Ce qu’il faut bien considérer comme un bémol, dans cette définition d’une « loi des sciences », ne doit pas cependant être pris pour une acceptation de la subjectivité dans l’admission des résultats scientifiques. Admettre, ici, que le critère de répétition des résultats n’est pas toujours satisfait, n’a été fait qu’au nom d’un renforcement de l’importance de l’acceptation du protocole. Si, dans un domaine donné, un protocole a déjà fourni plusieurs résultats répétés et reconnus, on peut comprendre et accepter que certaines expériences, fidèles à ce même protocole, ne soient pas reproduites, sans pour autant que leurs résultats soient invalidées.
En aucun cas il ne s’agit de lier la vérité scientifique plus à une décision collective [110] qu’à « une appréciation séparée de toute subjectivité » [111]. Pour un scientifique, prouver que ses hypothèses ne sont pas que de l’opinion, montrer qu’il y a, dans ses hypothèses, des désignations de phénomènes qui résistent à toutes les mises en doute [112], cela est un but essentiel de son travail expérimental [113].
Comprenons-nous bien : mettre en valeur la science comme méthode pertinente d’élaboration d’un savoir critique sur le réel n’est pas prétendre que la science serait une œuvre humaine exceptionnelle en produisant des résultats débarrassés des limites humaines. Non, il s’agit de rappeler que la méthodologie scientifique peut produire des savoirs justes, pertinents, permettant des actions efficaces. Ces savoirs permettent une prise efficace sur le réel mais il représente le réel, même dans sa dimension physique, bien imparfaitement. On peut cependant supposer une unification possible des résultats scientifiques, une unification au-delà de la méthode. Elle s’est déjà réalisée plusieurs fois dans l’histoire des sciences. Une telle unification est-elle pour autant un progrès dans la représentation vraie de notre univers ? Ce serait sans doute trop affirmer. L’unification des résultats scientifiques est un progrès dans la fécondité d’un certain modèle scientifique d’une partie du réel. Chercher à évaluer le rapport entre, d’une part, des résultats scientifiques tenus, à un moment donné, pour les plus justes dans une grande optique donnée (physique, biologie), et la vérité du réel, d’autre part, correspond à une attitude de recherche de savoir relevant de la philosophie ou de la métaphysique. Déjà l’idée de savoir scientifique le plus juste n’est peut-être pas pertinente : il advient parfois, dans un même domaine, des théories scientifiques concurrentes d’une fécondité non épuisée, qui permettent chacune de nouvelles découvertes et applications, par exemple en biologie, avec la concurrence de la biologie moléculaire et de l’écologie. Cette dernière remarque renforce la nécessité d’une réflexion métaphysique dans le traitement approfondie de tout problème épistémologique, à moins de s’en tenir à l’évaluation de la pertinence et de l’efficacité des théories en termes de quantités de résultats significatifs et d’applications efficaces, sans jamais demander ce qu’il en advient de l’image de l’humain et du monde où il vit quotidiennement avec tel ou tel « perspective-résultats-applications » issues des sciences. Pour nous, la recherche épistémologique est inséparable d’une réflexion métaphysique et éthique. La remarque suivante, de Karl Popper, exprime une compréhension à la fois méthodique et ouverte de la science, dans laquelle nous nous retrouvons :

« Nos procédures scientifiques ne sont jamais fondées entièrement sur des règles […] il n’y a pas de procédures routinières, pas de mécanisme automatique pour résoudre le problème de l’attribution de la falsification à une partie spécifique d’un système de théories, tout comme il n’y a pas de procédure routinière pour inventer de nouvelles théories. Le fait que tout n’est pas logique dans notre recherche sans fin de la vérité n’est cependant pas une raison pour ne pas utiliser la logique pour éclairer autant que nous le pouvons cette recherche, indiquant à la fois où nos arguments ne marchent plus et jusqu’où ils vont » [114].

Parvenu à ce point de notre exposé, nous sommes en mesure de situer les expériences occultes et leurs résultats par rapport à cette compréhension traditionnelle de la science moderne. Une fois que nous aurons saisi les raisons qui font que les résultats ésotériques ne sont pas conformes à l’épistémologie des sciences de la nature, et donc qu’ils semblent logiquement inadmissibles au titre de « faits scientifiques », nous poserons à nouveaux frais la question des faits ésotériques. L’abondance de témoignages, issus de personnes réputées fiables, attestant de l’existence de l’occulte, nous obligera à admettre nous-mêmes, comme hypothèse de recherche, qu’il existe des faits occultes. Ceci nous amènera, en conclusion, à relativiser le rôle et l’adéquation de l’épistémologie des sciences de la nature dans l’appréhension adéquate de ces phénomènes. Ne pouvant alors « laisser ces faits en plan », nous nous tournerons du côté des efforts de rationalisation produits à leur égard par les sciences humaines. La confirmation des faits occultes que nous en obtiendrons nous poussera ensuite à revenir sur la question de la scientificité. En effet, au risque de butter sur une aporie, il nous faudra dépasser l’apparente contradiction entre un rejet des faits occultes par les sciences de la nature et la tendance à la généralisation de leur acceptation par les sciences humaines. Il nous faudra aller sur le terrain d’une réflexion sur la rationalité, pour envisager une perspective qui puisse articuler sans contradiction deux régimes de scientificité, et rendre ainsi justice aux faits sans quitter la pensée rationnelle. Ce moment philosophique sera cependant l’occasion de découvrir une interprétation chrétienne de l’ésotérisme, ouverture défendue au préalable lors d’une confrontation de la diversité des faits occultes avec l’esprit de la rationalité héritée de l’Antiquité grecque et transmise partiellement à nos sciences actuelles.

Entre inadéquation avec l’épistémologie des sciences de la nature et hésitations des sciences humaines, la recherche d’une prise en charge adéquate des phénomènes apparentés occultes

Des phénomènes d’observation au statut épistémologique incertain

Si l’on admet l’ambiguïté originelle des travaux sur le phénomène spirite, on a du mal à accepter que l’on ait pu se justifier en espérant trouver des explications simplement naturelles, liés par exemple à une « force physique, mécanique et inintelligente » [115]. Pourtant cette posture motive de nombreuses expériences sur les médiums au tournant des XIXe et XXe siècles : « Si les phénomènes mettent en jeu des forces, des objets, des mouvements, des lumières, et non des esprits insaisissables, pourquoi ne pas les soumettre à une étude scientifique ? A l’époque, la science elle-même ne manque pas de mystères, en particulier dans ce domaine des relations entre la matière et les rayonnements, où excelle notamment le couple Pierre et Marie Curie. Au tournant du siècle, un terrain d’enquête commun semble pouvoir se constituer entre la science et le spiritisme. Après une longue période de condamnation puis d’indifférence vis-à-vis de ces phénomènes, à partir des années 1890, le spiritisme devient une question qui touche les scientifiques aussi bien que toutes les classes de la société » [116].

La volonté de faire science.

Pour Allan Kardec, le fondateur du spiritisme français, « le spiritisme procède exactement de la même manière que les sciences positives, c’est-à-dire en suivant la « méthode expérimentale ». Un peu plus tard, en 1891, l’astronome et écrivain Camille Flammarion fait partie du comité de rédaction d’une nouvelle revue, les Annales de sciences psychiques, fondée par Darieix et Charles Richet, futur prix Nobel de physiologie (1913). D’autres personnages célèbres du spiritisme européen figurent au comité de rédaction : Sir William Crookes, Cesare Lombroso [117], Marcel Mangin, Joseph Maxwell, Enrico Morselli, Julian Ochorowicz, Francesco Porro, Albert de Rochas, Albert de Schrenk Notzing. Cette revue veut se démarquer des anciennes revues de spiritisme, en affirmant son objectif de « faire passer certains phénomènes mystérieux, inconnus, dans le cadre des sciences positives » [118]. Mais, après les échecs tels ceux du docteur Pigeaire, que valent encore ces ambitions ou ces espérances, que l’on retrouve dans le projet britannique de la Society for Psychical Research, fondée en 1882, ou au sein de sa sœur américaine, fondée deux ans plus tard, l’American Society for Psychical Research ? [119] Malgré de multiples efforts, les protagonistes vont devoir admettre progressivement que le hiatus entre ces phénomènes et la méthode usitée en sciences physiques était trop important pour espérer être réduit. Effectivement, le comité éditorial des Annales de sciences psychiques reconnaissait la difficulté à laquelle il s’attaquait : « Ce qui est vraiment difficile, c’est de bien préciser un fait, quelque simple qu’il soit, surtout quand ce fait n’est pas une expérience, mais une observation » [120]. A défaut d’expériences, Flammarion espérait que des « observations sérieuses » permettraient « à l’occultisme d’établir des faits suffisamment précis pour que la contestation devienne impossible » [121]. Une des grandes ambiguïtés de cette affaire réside là. Autant cette revue annonce son projet d’une réduction des phénomènes occultes à la science positive, autant elle semble reconnaître que ce que l’on observe en matière d’occultisme ne semble pouvoir satisfaire aux exigences fondamentales de la méthode expérimentale. On a bien affaire à certains faits qui semblent, comme leurs traces matérielles, indéniables, mais on se trouve incapable de les traduire et expliquer comme des faits scientifiques « classiques ». Comment résoudre le paradoxe ? En choisissant la science, auréolée de grands succès au XIXe siècle, les protagonistes d’une investigation méthodique des cas métapsychiques ont sans doute choisi un recours trop réducteur à la raison. De plus, il y avait alors, à n’en pas douter, un flou plus grand qu’aujourd’hui sur ce qu’il en était des limites précises de la démarche scientifique. L’épistémologie n’était pas encore née. Certains ont probablement raison de considérer que ces controverses ont contribué à éclaircir la nature, la portée, et les limites de pertinence de la méthode expérimentale. Quoi qu’il en soit, face à ces phénomènes, l’espoir « physicien » va peu à peu s’essouffler, au cours des trois premières décennies du XXe siècle. Déjà, au tournant du siècle, les spirites admettent « que cette méthode expérimentale, telle qu’elle est définie par les scientifiques, ne peut s’appliquer aux phénomènes médiumniques. Pour que ces phénomènes surviennent, il faut de multiples précautions – des conditions matérielles comme l’obscurité, et psychologiques comme la bienveillance des observateurs – et surtout les effets ne se produisent pas systématiquement, même lorsque les conditions sont identiques et favorables. En outre, ils peuvent êtres fugitifs, il faut les saisir « au passage », et même accepter leur caractère « capricieux » » [122]. Autour des notions décisives de subjectivité et de contingence, précisons maintenant l’inadéquation de la méthode expérimentale au traitement des phénomènes du dossier occultiste.

Le subjectivisme occulte ou l’impossibilité de traiter ces phénomènes en sciences de la nature

Face à l’engouement pour les phénomènes occultes depuis le dernier tiers du siècle précédent, la première guerre mondiale semble marquer le début d’un détachement progressif mais peut-être définitif de la part de la majorité des scientifiques. Pourtant, c’est en 1919 qu’un Institut Métapsychique International (IMI) est fondé à Paris, grâce au financement d’un riche négociant, Jean Meyer. Cet homme, également fondateur de l’Union spirite française, la même année, souhaiter que l’IMI aborde les faits métapsychiques « par des méthodes expérimentales et en dehors de tout système philosophique ou moral ». Avec l’aide de cette structure, Richet publiera son œuvre de soutien à la « nouvelle science », le Traité de métapsychique, en 1922. En 1923, également, des expériences avec des médiums à ectoplasmes, déjà étudiés avec succès par l’IMI, sont organisées au sein du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne, alors dirigé par Henri Piéron. Cependant, dans tous les cas, on se heurte à des obstacles insurmontables. D’une part, les phénomènes spirites ou médiumniques sont d’occurrences aléatoires, d’autre part ils sont fondamentalement tributaires de personnes singulières, généralement appelée « médiums », depuis le milieu du XIXe siècle : « L’irrégularité des phénomènes justifie la nécessité d’un grand nombre de séances, dont certaines sont improductives. Comme les autres médiums, Eusapia revendique cette irrégularité. […] La spécificité du spiritisme est de mettre en avant la singularité de quelques êtres exceptionnels, même si leurs capacités existent à l’état plus ou moins latent chez la plupart des êtres, alors que la science cherche la régularité. Comment établir des lois pour les « exceptions » ? » [123] Ainsi tel ou tel médium n’aura pas les mêmes « capacités » ou « dons » médiumniques : l’un produira des effets physiques, comme des mouvements d’objets lourds à distance, l’autre produira des ectoplasmes, sortes de « fantômes », quand d’autres écriront « automatiquement », ou recevront des messages, etc… Fondamentalement la subjectivité humaine entre en jeu dans les expériences et observations des chercheurs en métapsychique. Or c’est là un des critères rédhibitoires de l’objectivité scientifique, comme nous l’avons rappelé plus haut : pour être reconnue comme scientifique, une expérimentation doit pouvoir être reproduite et lue à l’identique par n’importe qui. Les controverses métapsychiques ont contribué à rendre cette condition de scientificité encore plus évidente.
Dès lors, nous pouvons articuler le rejet scientifique du dossier ésotérique et de la métapsychique avec un changement de paradigme survenu dans la psychologie, dont le Traité de psychologie, ouvrage collectif paru en 1923, constitue un jalon essentiel. Henri Wallon y dénonce l’emploi de la suggestion et de l’hypnotisme comme méthodes d’investigation de la personnalité et des facultés. Il met aussi en garde contre « la fascination de l’hystérie comme modèle de la subconscience ». Le nouveau paradigme qu’il explicite « repose sur l’expérimentation qui cherche à évaluer toutes les variables, plutôt que sur l’expérience vécue. Face à ce défi, la métapsychique, qui revendiquait la possibilité de non-reproductibilité dans ses expériences, ne pouvait répondre. D’une certaine façon, en se voulant science, elle s’illusionnait sur son objet et ses méthodes, et « Richet lui-même en avait pris conscience dans une certaine mesure » [124]. Au IIIe Congrès international des sciences psychiques, à Paris, en 1927, il notait la difficulté « terrible », « essentielle » qu’il y a à travailler avec des médiums. Richet relevait encore une autre difficulté, à savoir le lien de la métapsychique avec le spiritisme : le fondateur de l’IMI était un spirite convaincu, et le directeur de l’IMI, le Dr Geley, « prônait la survivance après la mort et en voyait des preuves dans la télékinésie et la crypesthésie (lucidité) » lors des « controverses sur les expériences de la Sorbonne ». Richet rejeta l’amalgame en arguant que la métapsychique, selon lui, ne « faisait aucune hypothèse sur l’existence d’esprits indépendants de la matière » [125].
Aujourd’hui, Bertrand Méheust convient toujours, en plusieurs passages de sa somme sur le sujet, que l’appréhension des phénomènes sur lesquels la métapsychique porte son attention, et que vivent les « sujets psi », ne peut être ramenée aux critères de l’épistémologie des sciences de la nature. Il rappelle, également, que plusieurs, parmi ceux qui voulurent « serrer » au plus près les phénomènes occultes en recourant à la science, doutaient de pouvoir y parvenir : « Au risque de nous répéter, nous rappellerons que certains théoriciens, comme Sudre ou Osty, tout en essayant de dresser le fait métapsychique à se produire plus ou moins régulièrement en laboratoire, ne se faisaient guère d’illusions sur la possibilité de le réduire au statut de l’objectivité classique » [126]. Alors que firent-ils ? D’une part, beaucoup abandonnèrent à l’horizon des années 1930. D’autre part, d’autres, malgré la fin de la médiatisation de ces recherches, continuèrent le combat visant à rendre justice à ces phénomènes. Rendre justice : nous tenons peut-être là une image nous permettant de comprendre comment une étude plus réaliste, peut-être encore scientifique, mais en un sens différent, a pu être envisagée après que l’occulte eut été refoulé par l’épistémologie instrumentale des sciences de la nature. Plus proche des méthodes de l’enquête policière ou judiciaire, les sciences de la culture ou sciences humaines ont connu leur montée en puissance au cours du XXe siècle. Moins fascinante que la méthode expérimentale, la méthode des sciences humaines n’a peut-être rien à lui envier en ce qui concerne l’éclaircie des questions situées en amont de la démarche scientifique. D’autre part, c’est en provenance de chercheurs de ces disciplines que nous parvient encore aujourd’hui le rappel crédible de l’histoire des rapports sociaux à l’occulte. Le dossier métapsychique, aujourd’hui épais, permet sans doute, après l’échec des confrontations à la science auxquelles nous avons fait référence, de comprendre différemment les enjeux. Si l’accumulation de témoignages fiables et concordants peut être considérée comme une approximation de la vérité selon le paradigme épistémologique instrumental, alors il devient possible de penser raisonnablement le problème occulte. Ne serait-ce déjà pas un progrès sensible face à l’abandon injustifiable de faits, même capricieux ? Pour nous, l’accès à une telle posture de rationalité au moins logique représentait une condition sine qua non à l’investigation poussée de l’anthroposophie.

Controverses sur l’occulte et affinement de la théorie épistémologique : l’émergence d’une rationalité judiciaire dans les sciences humaines

Face au dossier occulte, nous avons admis que l’on ne pouvait pas réduire « la pratique des grands clairvoyants à la série des hypothèses alternatives » telles que « captage d’indices, reprise dialoguée, trucage, projections, interprétation rétroactive du hasard, etc. ». Même si l’on fait abstraction du problème de la subjectivité, on reste sans solution devant l’inconstance des expériences faites avec ces personnes apparemment dotées de pouvoirs extraordinaires. Ces « sujets d’exception peuvent difficilement résister à l’épreuve du laboratoire ». On peut bien faire crédit à Rudolf Steiner d’avoir trouvé, de manière occulte, des recettes au moins ponctuellement efficaces en agriculture, mais on ne peut défendre que difficilement l’idée de l’efficacité régulière de ses procédés bio-dynamiques [127]. Pour Bertrand Méheust, la « question décisive naît de la confrontation à ces deux constats ». La nature des phénomènes paranormaux se situe ainsi entre l’objectivité expérimentale, recherchée par la science, et l’objectivité de faits attestés par de nombreux témoignages et expériences ou observations que l’on ne saurait écarter d’un revers de main.
La recherche historique sur la délimitation du statut de ces phénomènes a engendré, et engendre encore, une critique justifiée du prestige scientiste accordé à l’objectivation scientifique, que ce soit du côté des scientifiques qui ne voudraient voir de vérité que scientifique, ou bien du côté de certains tenants de la parapsychologie, qui, certainement trop influencé par la domination culturelle de la scientificité, cherchent à tout prix à obtenir pour « leurs » phénomènes le label « scientifique ». On peut peut-être résumer le dilemme avec la formulation suivante : « Suffisamment attestés pour résister à la réduction totale, les phénomènes paranormaux qualitatifs ne sont pas assez solides pour subir l’épreuve du laboratoire », qui peut aussi se dire, selon Bertrand Méheust, dans l’autre sens : « Insuffisamment attestés pour résister à l’épreuve du laboratoire, les phénomènes paranormaux qualitatifs le sont assez pour résister à la réduction ». Pour ce philosophe et sociologue, la réversibilité de la formule abaisse les prétentions de « toutes les parties en lice, la prétention de la physique à statuer sur tout le réel, comme le désir d’une parapsychologie à tendance scientiste à prétendre au niveau d’objectivité de la physique ». Cette synthèse les invite ensemble à réfléchir sur « cette espèce d’écharde dans la connaissance ». Elle nous oblige « à envisager une pluralité des niveaux du réel, et une pluralité des modes d’objectivation qui leur correspondent » [128].
Ainsi, les controverses sur l’occulte ont-elles poussé des scientifiques à découvrir les limites de la méthode expérimentale. Elles ont ouvert l’esprit de personnes travaillant dans le champ de la référence culturelle la plus emblématique de la modernité sur des phénomènes défiant la méthode scientifique « dure ». Ces controverses ont ré-ouvert le domaine du savoir rationnel et rigoureux à des méthodes plus clairement entachées de subjectivité que ne le sont, par principe, les sciences de la nature. Ces controverses ont ainsi participé au développement de sciences humaines, comme la psychologie et la sociologie, à côté des sciences expérimentales.
Au tournant du siècle, l’étude des phénomènes occultes « a fait évoluer la « méthode expérimentale » au nom de laquelle le magnétisme animal avait été condamné par la commission académique à la fin du XVIIIe siècle » [129]. Des techniques diverses d’observation et d’enregistrements de phénomènes presque immatériels ont été inventées et testées, dont la photographie. Mais les difficultés récurrentes rencontrées pour faire se produire de façon répétées et anonymes ces phénomènes occultes en laboratoire ont introduit dans la science de nouveaux modes d’administration de la preuve, comme la méthode indiciaire [130]. Carlo Ginzburg a ainsi récemment rappelé que les « rapports entre histoire et droit ont toujours été très étroits, depuis, voilà deux mille cinq cents ans, que le genre littéraire que nous nommons « histoire » apparut en Grèce ». Comme nous le verrons dans notre section consacrée à la genèse de la raison occidentale, celle-ci a partie liée, dans le mouvement même de sa naissance, avec les codes d’action et d’expression qui se mettent en place avec l’avènement des démocraties grecques. L’enquête, qu’elle soit sur les diverses opinions concernant la politique à mener dans la cité, sur la culpabilité présumée d’un homme, ou sur les causes de l’état de souffrance de tel patient, ou encore sur les raisons de telle ou telle disposition des choses et des astres, l’enquête, disons-nous, constitue une attitude et un travail commun à toutes les démarches cherchant le savoir. L’investigation visant à une information étayée par des faits et des raisonnements logiques, afin de dépasser l’ignorance ou l’imprécision des idées antérieures, voilà bien un trait commun aux comportements théoriques rationnels. L’exemple des rapports entre histoire, droit et médecine le montre bien. Si le mot « « histoire » dérive du langage médical, la capacité d’argumentation qu’elle suppose provient pour sa part du milieu juridique. L’histoire en tant qu’activité intellectuelle spécifique se constitue […] au croisement de la médecine et de la rhétorique : elle examine cas et situations, en recherchant leurs causes naturelles selon l’exemple de la première, et les expose en suivant les règles de la seconde – un art de la persuasion né devant les tribunaux » [131]. Mais déjà, à l’époque des controverses qui nous ont occupées ici, le philosophe Henri Bergson défendait le recours à la méthode judiciaire à l’encontre de la fascination déplacée vis-à-vis de la méthode expérimentale. Le passage suivant, à propos de la recherche sur la télépathie, est tirée d’une conférence qu’il fit lorsque les anglais de la Society for Psychical Research lui confièrent la présidence de leur institution :

« Voilà donc un phénomène qui semblerait, en raison de sa nature, devoir être étudié à la manière du fait physique, chimique, ou biologique. Or, ce n’est pas ainsi que vous vous y prenez : force vous est de recourir à une méthode toute différente, qui tient le milieu entre celle de l’historien et celle du juge d’instruction. L’hallucination véridique remonte-t-elle au passé ? vous étudiez les documents, vous les critiquez, vous écrivez une page d’histoire. Le fait est-il d’hier ? vous procédez à une espèce d’enquête judiciaire ; vous vous mettez en rapport avec les témoins, vous les confrontez entre eux, vous vous renseignez sur eux. Pour ma part, quand je repasse dans ma mémoire les résultats de l’admirable enquête poursuivie inlassablement par vous pendant plus de trente ans, quand je pense aux précautions que vous avez prises pour éviter l’erreur, quand je vois comment, dans la plupart des cas que vous avez retenus, le récit de l’hallucination avait été fait à une ou plusieurs personnes, souvent même noté par écrit, avant que l’hallucination eût été reconnue véridique, quand je tiens compte du nombre énorme des faits et surtout de leur ressemblance entre eux, de leur air de famille, de la concordance de tant de témoignages indépendants les uns des autres, tous analysés, contrôlés, soumis à la critique, je suis porté à croire à la télépathie de même que je crois, par exemple, à la défaite de l’Invincible Armada. Ce n’est pas la certitude mathématique que me donne la démonstration du théorème de Pythagore ; ce n’est pas la certitude physique que m’apporte la vérification de la loi de Galilée. C’est du moins toute la certitude qu’on obtient en matière historique ou judiciaire » [132].

Pourtant, aujourd’hui, sur le strict point de vue scientifique, où nous nous plaçons bien-sûr du côté des sciences physiques, mais aussi des sciences humaines, on ne peut pas dire qu’il y ait quelque chose de nouveau et de décisif sur les phénomènes occultes : « Il y a effectivement, […], devant la question paranormale, un certain piétinement de la connaissance. Nous avons une masse de données qu’il est difficile de rejeter en bloc, mais nous attendons toujours celui ou celle qui saura proposer la théorie d’où viendra la percée » [133]. En effet, le « dossier biséculaire de la métapsychique a atteint une consistance suffisante pour que nous ne puissions plus nous en débarrasser. Il n’est plus possible, aujourd’hui, d’affirmer […] qu’il n’y a aucun résultat, que tout ce qu’a accumulé la métapsychique relève de l’illusion collective. Le ver est dans le fruit ; la science devra vivre avec, la philosophie devra, un jour ou l’autre, « penser avec », comme elle l’a d’ailleurs déjà fait dans le passé. Mais, d’autre part, il est vrai que les phénomènes métapsychiques – du moins les phénomènes qualitatifs et microscopiques – ne résistent pas aux exigences de répétabilité, de standardisation, de purification, d’homogénéité, etc., qui sont celles de la Big science » [134].
Pour conclure, rappelons avec force que les efforts en direction de l’élaboration « d’une science positive de l’occulte » [135] ont stimulé l’innovation scientifique, par les controverses suscitées, et enrichit la pratique des sciences. La méthode indiciaire devient, au-delà du canon de la science physique, d’usage général dans d’autres disciplines scientifiques. Comme l’on s’en rend compte dans le passage cité ci-dessus par Bergson, il y a eu, notamment à la Belle Epoque, un bouillonnement culturel qui a accouché de la plupart des problématiques avec lesquelles nous nous battons encore un siècle après. Les débuts du XXe siècle voient aussi l’apparition de la théorie de la relativité d’Einstein. Bouleversements de la Révolution industrielle, révolution médicale de Pasteur et Claude Bernard, maîtrise de l’électricité, découverte de la radioactivité, révolution de la théorie physique, recherches occultes, développement de la psychologie et de la psychanalyse, etc… Le bouillonnement culturel déboucha aussi sur une crise de la rationalité occidentale, sans oublier son influence sur le déclenchement de la première Guerre Mondiale. L’œuvre d’un Bergson, qui a étudié et critiqué aussi bien les démarches et résultats psychiques que la psychologie, la biologie ou la physique einsteinienne, constitue un exemple de tentative, à côté de celles d’autres grand philosophes de l’époque, tels Edmund Husserl et Alfred North Whitehead, pour « reconstruire le fondement du vrai rationalisme ». Ainsi, son acceptation courageuse de la réalité des phénomènes occultes comme objet de science impliquait d’élargir la rationalité scientifique, précédemment confinée au seul modèle instrumental physicien. L’étude des phénomènes occultes a historiquement partie liée avec un nouveau développement du recours critique à l’écoute de la subjectivité en sciences : un tel enrichissement des types de preuves acceptables en science a favorisé l’expansion des sciences humaines, où le rôle des témoignages écrits ou oraux est souvent décisif pour administrer la preuve d’un fait.
Cette pluralité dans l’idée de science, ou, plus justement, dans la définition épistémologique du savoir rationnel, étant maintenant, semble-t-il, bien mise en évidence historiquement, il nous reste à déterminer comment elle peut s’articuler efficacement pour favoriser l’avancée des connaissances. Mais, auparavant, deux paragraphes vont faire comprendre, dans deux sens opposés, comment les méthodes et résultats scientifiques peuvent servir des causes éthiquement contradictoires, appelant, au-delà de cette déstabilisation, un approfondissement de la connaissance de la raison humaine. Ainsi, avant de voir comment il est possible, et raisonnable, par une confrontation entre, d’un côté, le projet de la raison, lorsqu’il n’est pas réduit à l’aspect opératoire du modèle scientifique physicien, et, de l’autre, le dossier volumineux des recherches consacrées à l’occulte, de tirer des conclusions tendanciellement bouleversantes pour notre culture, rappelons, à l’opposé et au préalable, que la volonté de puissance peut déterminer seule l’aventure scientifique : dans l’arbitraire du possible et de l’opératoire, la science moderne et l’occultisme, ici steinerien, peuvent aisément converger.

En amont de l’efficacité pratique extérieure, sur cultures ou troupeaux, Steiner prétend aussi s’être livré à une sorte d’introspection objective. C’est par un regard « clairvoyant » détaché de tout motif personnel qu’il aurait pu décrire, dans ses ouvrages, une cosmologie à peu près aussi abstruse que celle de la théosophie d’Helena Blavatsky, qu’il reprenait de manière critique. Ce n’est pas le projet même d’une introspection objective qui apparaît injustifiable : nous reconnaissons qu’il n’y a guère de philosophie ni d’anthropologie satisfaisante sans le recours à un minimum d’auto-observation de l’âme par elle-même [136]. Mais ce que peut livrer cette observation attend d’être intersubjectivement et socialement confirmé pour parvenir au statut d’une expression consensuelle de la nature humaine. Le recoupement de témoignages « philosophiques » concordant a permis la proclamation d’idées aussi fondamentales pour l’image que nous nous faisons de l’homme et de la société, comme pour l’exercice de la justice, que celle des droits de l’homme. Non, ce qui ne va pas, avec les diverses doctrines ésotériques, c’est que, pour la description d’un même niveau de réalité reconnu, tels les mondes éthérique, astral, ou élémentaire, les analyses et les explications causales varient très sensiblement. Lorsque l’on est décidé à ne pas verser dans le syncrétisme, au-delà d’une parenté évidente des ésotérismes, force est de reconnaître que les plans occultes et les êtres qui les gouvernent changent d’un auteur à l’autre. Autant il nous apparaît possible et légitime de dégager une anthropologie et une cosmologie occultes à partir des invariants qui se dégage d’un travail de comparaison, autant il est certain que la plupart des aspects particuliers des doctrines ésotériques sont tributaires de la subjectivité de leurs auteurs. Nous ne disons absolument pas qu’il s’agit forcément d’un subjectivisme volontaire ou de projections inconscientes. Nous reviendrons plus loin sur la caractérisation possible de la subjectivité en question dans les productions ésotériques. Pour l’instant, il s’agit simplement de souligner la nécessité d’au moins deux niveaux de lecture vis-à-vis des témoignages livresques et observés des occultistes : d’une part, sous l’angle qui dégage l’unité du phénomène occulte, avec les airs de famille des différentes doctrines qui parlent de l’occulte et l’interrogation sur le caractère factuel attesté de certains de ses phénomènes, et, d’autre part, avec une perspective qui n’évacue pas l’omniprésence d’une subjectivité incontrôlable dans ces mêmes phénomènes.

Science moderne et recherches anthroposophiques : la tentation du possible en partage

En approfondissant notre introduction à une chronique des recherches menées dans les milieux scientifiques et philosophiques de l’époque de Rudolf Steiner, nous pensons que nous avons pu confirmer qu’il a existé, alors, une sorte de double développement, sinon du savoir, au moins de l’interrogation scientifique, aussi bien en direction de choses devenues banales aujourd’hui (électromagnétisme, radioactivité…), que de choses devenues, depuis, taboues (spiritisme, occultisme, télépathie…). Le tableau de cette situation historique, confronté à celui des origines des sciences modernes, mais aussi à de nombreuses situations récurrentes tout au long de l’histoire des sciences modernes depuis le Moyen-Age [137], confirme notre hypothèse d’une compatibilité partielle non seulement historique (externe) mais bien également logique (interne), entre la façon moderne de faire de la science et la façon dont certains adeptes de l’occultisme tendent à ou espèrent construire et valider leur savoir. Nous allons revenir une dernière fois sur cette proximité, pour en souligner les enjeux éthiques et l’influence chez Rudolf Steiner.
Au cours du XIXe siècle, ceux qui travaillent au nom de la démarche scientifique cherchent presque dans toutes les directions. En fait, comme nous l’avons souligné, cette démarche n’est pas limitée à priori par une vision du monde ou de la nature humaine, ou bien par une éthique ou une religion. Ce moment historique constitue sans doute, au plan de la culture, l’ouverture et l’avènement de notre époque contemporaine, en tant que l’épistémologie « libérale » de la science moderne commence à s’y traduire massivement en applications dans le monde quotidien. Nous avons également rappelé que la science moderne était plus exactement mise en lumière lorsque l’on songeait à la dénommer « technoscience ». Ceux qui, comme Descartes ou Francis Bacon, au XVIIe siècle, vont clamer leurs espoirs de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », aussi bien que leurs rêves de voir l’humanité trouver, par ses propres moyens, des solutions à tous les problèmes de l’homme, ne se limitaient pas à la sphère des outils et inventions matériels. Dans les espérances qui concluent le programme baconien de La Nouvelle Atlantide, nous identifions, en effet, des choses ressemblant aussi bien à certains résultats atteints par notre science actuelle, que des idées ressemblant aux efforts des magiciens et sorciers, concernant notre vie et notre liberté intérieure : « Prolonger la vie, rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. […] Augmenter et élever le cérébral. Métamorphose d’un corps dans un autre. Fabriquer des espèces nouvelles. Transplanter une espèce dans une autre. Instruments de destruction, comme ceux de la guerre et le poison. Rendre les esprits joyeux, et les mettre dans une bonne disposition. Puissance de l’imagination sur le corps, ou sur le corps d’un autre » [138]. Francis Bacon assignait ainsi à la science moderne le programme presque sans limite de « reculer les bornes de l’empire humain » [139]. Dans son exhortation à l’augmentation des connaissances et des forces de l’homme, il a conscience de vouloir rompre avec le passé :
« La fin qui est proposée à notre science n’est plus la découverte d’arguments, mais de techniques, non plus de concordances avec les principes, mais des principes eux-mêmes, non d’arguments probables, mais de dispositions et d’indications opératoires […]. C’est pourquoi, d’une intention différente suivra un effet différent. Vaincre et contraindre : là-bas, un adversaire par la discussion, ici la nature par le travail » [140].

En cherchant tous azimuts des phénomènes maîtrisables, l’épistémologie moderne, dans sa logique interne, ne limite absolument pas la science au monde matériel. Dans le programme de la technoscience moderne, il y a seulement un appel quasiment illimité à l’action et à la transformation du monde : « De Bacon à Hegel, la modernité technique et scientifique semble n’avoir assigné à l’action humaine d’autre fin que la négation du donné, de ce qui advient naturellement, spontanément, à l’existence. Le donné naturel était, par définition, promis à une transformation technique et ne pouvait être considéré qu’à ce titre. Toutes les choses naturelles apparaissaient par principe comme sujettes à manipulation ». Ainsi, originellement comme dans sa méthode, notre science ne vise pas le réel en tant que tout unifié mais seulement des parties du réel, dont la connaissance permettra une « maîtrise technique » et la production d’objets utiles à notre bien être. Découvrons maintenant que Rudolf Steiner ne s’opposait pas vraiment à cette visée. Nous pourrons ainsi comprendre que, bien qu’il s’illusionne sur l’objectivité de ses observations spirituelles, il puisse croire aussi, pour une autre raison, à la scientificité de sa démarche : n’obtenait-il pas des « savoirs » efficaces à partir d’une « technique » définie, l’initiation occulte ? Si, effectivement, l’efficacité opératoire caractérise la science, au moins aussi bien, dans les représentations ordinaires, que les critères épistémologiques que nous avons soulignés, on peut d’autant plus aisément comprendre la prégnance sociale de l’occulte : il y aurait tellement de procédés inexpliqués « qui marchent » ! Ainsi, et paradoxalement, une fois qu’il est acquis que les observations occultes ne sont pas reproductibles à l’identique par quiconque, c’est dans cette lumière technoscientifique que nous pensons mieux comprendre le projet déclaré par Rudolf Steiner d’une « science de l’esprit ». Inscrit pas moins de douze fois sur chaque couverture des livres de Steiner publiés par les Editions Anthroposophiques Romandes, le désir d’une « science de l’esprit » ne peut pas être réduit à une simple prétention pseudo scientifique. En effet, autant le souci steinerien de prolonger et d’étendre la méthode scientifique au monde suprasensible est-il illusoire, autant l’intention de découvrir tout ce qui peut se laisser entrevoir, comme tout ce qui peut avoir de l’effet, ne nous apparaît guère plus déroutant que la combinaison sereine de physique et de spiritisme dans le travail de Pierre et Marie Curie. Nous en voulons pour preuve la citation ci-dessous, placée au début de son livre La science occulte. Dans cet ouvrage, au titre suspect dans notre culture commune, Rudolf Steiner défend sa démarche en s’appuyant sur un raisonnement épistémologique au diapason de l’intentionnalité opératoire de l’épistémologie moderne :

« Quand à ceux qui considèrent comme une présomption coupable de vouloir pénétrer dans le domaine de l’invisible, l’occultiste leur répond que, du moment que l’homme est capable d’y pénétrer, c’est un péché contre les facultés données par la nature que de les laisser s’atrophier, au lieu de les développer et de les utiliser » [141].

Comparez maintenant cette invitation de Rudolf Steiner avec la formulation la plus générale du projet baconien dans La Nouvelle Atlantide :

« Notre Fondation, proclame le Père de la Maison de Salomon, a pour Fin de connaître les Causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles » [142].

La proximité de vue n’est-elle pas frappante ? De même que Bacon accusait de stérilité la science du passé, de même Rudolf Steiner double-t-il son injonction à l’expérience occulte d’une volonté moralisatrice visant à faire culpabiliser ceux qui n’oseraient pas exercer (toutes) les capacités humaines. Dans les deux cas, comme le souligne Dominique Bourg, ce qu’il faut c’est transformer le monde. Le contempler, y reconnaître un ordre nous précédant qu’il faudrait respecter ? Non, pas vraiment : puisque, avec Galilée, le monde est écrit en langage mathématique, où y lirions-nous un ordre moral ? L’épistémologie instrumentale des sciences modernes représente, sans doute au mieux, l’idéal de l’homme d’action qui particularise la civilisation occidentale moderne [143]. Mais la modernité n’est pas le tout de notre culture. La tentation du possible renvoie à une vision puérile de la liberté, celle de la licence et de l’arbitraire. La grossièreté de l’affaire, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, ressemble à une confusion de la liberté et de la réalité. Comme si le techniquement possible prouvait que l’on avait compris et respecté l’ordre du réel. Comme si une prise locale sur le réel [144] signifiait automatiquement une compréhension de la réalité. N’aurait-on pas bien plutôt affaire à un ensemble de simples manipulations, de simples transformations ? Les scientifiques ne feraient-ils que produire de nouvelles recettes d’apprentis sorciers ? Une telle dénonciation revient fréquemment. Elle est exagérée. Mais il faut cependant souligner que l’épistémologie scientifique ne fait rien pour casser ce doute. Jean Ladrière a raison de reconnaître le drame qui se joue autour de la science [145]. Il pense que nous prenons de plus en plus collectivement « conscience de la limite » qui n’est pas assignée à la logique scientifique : « La science progresse, mais il est remarquable qu’en ses domaines les plus avancés elle soit obligée de faire appel à des formalismes de plus en plus éloignés de l’intuition, que certains considèrent franchement comme dépourvus d’intelligibilité. L’épistémologie instrumentaliste, qui renonce au fond à l’idée classique de vérité, se recommande fortement comme exprimant très adéquatement ce qui se passe effectivement dans la pratique scientifique » [146]. Du coup, avec le développement tous azimut de la science, nous entrons de plus en plus de plain pied dans le monde technoscientifique. Nous sommes ainsi de plus en plus emportés et sollicités par une « dérive créative » [147], une « gigantesque dérive » [148].
Cependant, les théories et résultats des physiciens ou des chimistes, comme les produits qui en découlent, ne sont pas de même nature que les phénomènes occultes et les résultats obtenus, par exemple, par les agriculteurs bio-dynamistes. Les uns et les autres créent de nouvelles choses ou états, transformant ainsi le donné qui préexistait à leurs actions. Mais, tandis que la créativité scientifique est le résultat d’une projection sur le sensible de modèles et schémas mathématiques élaborés par les raisonnements des chercheurs, confrontés aux résultats expérimentaux précédents, la créativité anthroposophique ne se présente pas comme le résultat direct des choix effectués par la personne initiée à cet occultisme. Il est éclairant de caractériser, au-delà de l’épistémologie, cette liberté et créativité steinerienne, parce qu’elle constitue probablement une clé de compréhension essentielle de l’anthroposophie. En effet, on pourrait probablement écrire une thèse entière sur Steiner depuis cette perspective : son œuvre « philosophique » n’est-elle pas explicitement intitulée Philosophie de la liberté ? Donc, en éclaircissant un peu cette thématique, nous disposerons d’une introduction aux idées fondamentales anthroposophiques que nous analysons plus loin. Les références philosophiques de Steiner sont essentiellement des auteurs de la modernité, parmi lesquels Descartes, Kant, Hegel, Nietzsche, et surtout Goethe, figurent en bonne place. C’est ainsi à Goethe que Steiner rend un hommage incarné, en appelant le centre administratif et spirituel de son mouvement « Goetheanum » [149]. C’est pourquoi, pour bien comprendre le sens de la créativité – et, en fait, de la liberté – chez Steiner, il est utile de remonter au premier courant de l’idéalisme romantique du XIXe siècle, créé autour de Goethe et Herder, et nommé Sturm und Drang.
Malgré les accents triomphalistes de l’idéalisme et du rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles, des auteurs tels que les frères Schlegel, Novalis, Johann Ludwig Tieck [150], ou encore le premier Schelling, voire Fichte à ses débuts, ne cachent pas « leur profonde insatisfaction devant l’héritage critique kantien, qui barrait l’accès à l’Absolu ». Ces auteurs, tout en intégrant la critique rationaliste de la Révélation chrétienne, vont être les précurseurs du romantisme, en redéfinissant « le phénomène religieux en termes de sentiment de la Nature, préparant par le fait même l’accueil des mystiques naturalistes ». Cristallisant la nouvelle tendance, le mouvement Sturm und Drang [151] se forme autour de Goethe et Herder, dans les années 1770-1775. Ces jeunes artistes et philosophes contestaient la réduction de l’homme à sa rationalité et revendiquaient « la légitimité de l’imagination lyrique, qui s’alimente dans le sentiment de la nature : c’est par sa sensibilité, imprégnée des traditions et coutumes du groupe humain auquel il appartient, que l’humain s’affirme dans son originalité ». Contemporain de l’illuminisme, qui, après les Lumières, proclame la possibilité d’une « illumination » intérieure, telle une sorte de « fulgurance divine » ouvrant sur une « connaissance mystique d’un au-delà bien souvent peuplé d’anges et d’esprits », le premier romantisme affirme que « l’essence de la nature ne saurait résider dans des figures et des nombres ». Une « connaissance « humaine » de la nature » ne pourrait être acquise « que par les sens, mais des sens éveillés, qui parviennent à sonder la profondeur cachée de l’univers, pour y découvrir le divin qui s’y manifeste ».
Dans les théories de ce romantisme, on remarque aisément que la distinction entre la cognition et l’action, comme entre la raison et la sensibilité, tend à s’atténuer, au profit du rapprochement entre « imagination lyrique » et « sensibilité éveillé », censé ouvrir à la connaissance profonde de la nature et du divin. En disciple de l’épistémologie goethéenne, Rudolf Steiner rappelle régulièrement ce désir d’accès à la « chose en soi », à la vérité du réel, dans une démarche ambiguë quant à son statut. Ainsi, dans le passage suivant, alternent les références au « sentir » et au « penser ». Egalement on relève, s’il ne s’agit pas simplement de rhétorique, une volonté ou une croyance au dépassement mystique de la distinction subjectif – objectif. Sur ces ambiguïtés, qui concernent la théorie de la connaissance et l’épistémologie, nous reviendrons explicitement. Pour l’instant, il s’agit de porter notre attention sur la source de créativité ici désignée :

« Tant que l’homme ne sent pas l’action créatrice de l’idée, sa pensée demeure coupée de la nature vivante. Il considère nécessairement la pensée comme une activité purement subjective, capable de produire une image abstraite du monde. Mais sitôt qu’il sent vivre et agir l’Idée au-dedans de soi, il se considère, lui et la nature, comme formant un tout, et les éléments subjectifs qui apparaissent en lui prennent aussitôt valeur objective ; il sait qu’il ne fait pas face à la nature en étranger ; il se sent au contraire intimement uni au Tout. Le subjectif est devenu objectif ; l’objectif est entièrement pénétré par l’esprit. Pour Goethe, l’erreur fondamentale de Kant consiste à considérer la faculté subjective de connaissance elle-même comme un objet et à discerner, avec acuité, sinon avec justesse, le point de rencontre du subjectif et avec l’objectif. La faculté de connaître apparaît subjective à l’homme tant qu’il ne prend pas garde que c’est la nature même qui parle en elle. Subjectif et objectif coïncident quand le monde objectif des idées s’anime dans le sujet, et que les forces de la nature vivent dans l’esprit de l’homme. Alors, toute opposition cesse entre subjectif et objectif. Elle n’a de sens que si l’homme la maintient artificiellement, s’il considère les idées comme ses pensées, qui donnent une image de la nature mais n’en contiennent pas le principe agissant. Kant et les Kantiens ne se doutent pas que, dans les idées de la raison, l’essence, l’« en soi » des choses est l’objet immédiat d’une expérience vivante » [152].

Ainsi, ce qu’il s’agit de comprendre par « action créatrice de l’idée », c’est que « la nature même […] parle » dans l’homme engagé dans l’illumination romantique. Il ne s’agit pas d’une contemplation de la nature mais de l’accès à une attitude de réceptacle et de moyen, de la part de l’homme « éveillé », au profit des idées de la nature : l’homme sentirait alors vivre et agir l’Idée au-dedans de soi », le « monde objectif des idées » s’animerait « dans le sujet ». Evidemment, ce type de discours a de quoi rebuter le lecteur le plus motivé. Et, de fait, Steiner, à l’instar des autres auteurs versés dans l’occultisme, tergiverse sur les mots qu’il emploie, entretenant la confusion sur les réalités désignées. Toujours dans le même passage cité, on découvre que, derrière la voix de « la nature » ou des « idées », se tiennent « les forces de la nature ». Pour Steiner, « les forces de la nature vivent dans l’esprit de l’homme ». Donc, la créativité, dans l’anthroposophie, est le résultat de l’action de forces cosmiques « parlantes ».
Avec ce que nous avons déjà noté au sujet de la présence « d’anges » dans l’illuminisme et le romantisme de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, il peut déjà être clair, pour le lecteur, que les forces parlantes alléguées renvoient à des esprits. Bien que tout ce côté obscur de notre histoire culturelle soit toujours en attente d’un traitement universitaire conséquent, comme le rappelle Nicole Edelman [153], il est déjà possible, avec cet auteur, d’être plus précis et affirmatif. Une franc-maçonnerie mystique, née en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, abordait le thème du « salut de l’homme et de son illumination intérieure par visions, extases, communication avec les esprits divins » [154]. La connaissance en question, fruit d’un long travail initiatique, n’a plus rien à voir avec l’observation. Au contraire, le « dialogue avec l’invisible cherche une connaissance d’ordre discursif, qui dépasse le déchiffrage presque hasardeux de la nature. L’homme ne lit plus la parole de Dieu dans le livre du monde, comme aux siècles précédents. Il invoque et reçoit une réponse » [155]. Le passage suivant, extrait d’une présentation récente des œuvres du marquis de Puységur, le disciple de Mesmer en France, traite de la capacité, appelée « sens interne » ici, déclenchée par l’état de « somnambulisme magnétique ». Il complète l’idée de la communication spirite de la franc-maçonnerie mystique avec celle de la médiumnité, désignée par le mot « passeur » : « Celui-ci ne peut se manifester chez le sujet que pour autant que le sommeil magnétique a détaché cette personne de tous ses sens ordinaires. Le sens interne prend alors le relais, et mobilise toutes les ressources de l’âme. Il élève le somnambule à la fonction d’une sorte de « passeur » et, ce faisant, l’établit comme support actif d’un échange généralisé entre les hommes, les choses et lui. Perception cosmique. Grâce à cette ouverture soudaine, le sujet se sépare lui-même dans son esprit et dans son corps » [156].
Ceci étant dit, nous estimons avoir une réponse maintenant claire à la question posée : la créativité scientifique est une production qui trouve son origine dans les choix personnels de l’homme de science, dans une confrontation méthodique, et/ou médiatisée par des instruments, aux théories et résultats établies vis-à-vis de telle ou telle réalité. La créativité anthroposophique serait, quant à elle et de manière primordiale, le résultat de l’action d’esprits cosmiques. La subjectivité de l’homme, dans cette affaire, n’aurait que peu à faire, si ce n’est s’effacer peu à peu, au cours de l’initiation, pour devenir un canal, un médium plus parfait, un « messager du monde spirituel » [157] et des actions de ses « entités créatrices » [158], des « êtres vivants qui créent et qui forment » [159] le monde…
Mais l’aspect technoscientifique n’est pas le tout de l’épistémologie moderne, même si l’épistémologie instrumentale abandonne, au fond, l’idée classique de vérité. De question de la vérité il n’y aurait plus dans la mentalité moderne, libérée de cette prétendue chimère. Finalement le ramené opératoire, malgré les intelligibilités partiels qu’il dévoile, ne converge-t-il pas avec le scepticisme oriental sur l’intelligibilité véritable ? Selon Emile Namer, Aristote voulait un savoir absolu [160]. Jean Ladrière a bien reconnu que le défi de la totalité devait rester un horizon pour la raison intégrale, même s’il devait être également expressément reconnu comme éthiquement non souhaitable dans l’incarnation des lois pratiques d’une société [161]. N’allons-nous pas finir par croire que le réel comme tout ordonné soit illusion ? Mais l’homme, comme le note Hervé Barreau, n’abandonne pas facilement le rêve d’un savoir unifié [162].

Diversité ésotérique et lecture sans les yeux : de l’hypothèse raisonnable des « esprits » à la question de Dieu

Jusqu’à la théologie ? Dossier ésotérique et raisonnement « rationnel »

Depuis deux siècles, le nombre de cas de phénomènes paranormaux impliquant des personnes apparemment douées de capacités médiumniques, dûment étudiés et rapportés par des témoignages écrits et recoupés, est plus que suffisant pour que l’on réfléchisse à leurs significations pour l’existence humaine. Outre les divers phénomènes physiques que nous avons pu signalés, et dont l’imagerie populaire du spiritisme, avec les tables ou guéridons qui bougent ou tournent, représente un bon exemple, nous avons rapporté ou mentionné des expériences qui interrogent plus directement l’image agnostique du monde qui règne chez les scientifiques et, au moins au premier abord, chez beaucoup de nos contemporains occidentaux. Face au monde envisagé comme divisé en monde physique et aspects inconnaissables, quand il n’est pas réduit péremptoirement à la matière, les cas comme Pigeaire, l’écriture automatique, ou les pratiques de « communication avec les esprits » grâce à une grille alphabétique et un pendule, par exemple, viennent déranger définitivement la paix de l’esprit conformiste.
Reprenons. Si Léonide Pigeaire lit sans ses yeux, il y a un gros problème. Tout le monde admet que la lecture implique les yeux. Or, même un physicien tel Edouard Branly, notait, dans un rapport, primé par l’Académie des sciences en 1911, rédigé suite aux séries d’expériences menées à l’Institut général psychologique – quarante trois séances effectuées de 1905 à 1907 – les conclusions suivantes : « Effets rares : vue sans le secours des yeux, prophétisation, divination, détermination de la nature et du traitement de diverses maladies, faculté de lire dans la pensée du magnétiseur ou des personnes en rapport. Le magnétiseur peut paralyser à volonté toutes les parties du corps » [163]. Prenons donc pour hypothèse que les faits sont avérés. Et mettons-nous en quête d’une théorie explicative. Si l’on excepte que des « martiens » lisent à la place du médium et lui transmettent par « télépathie » le déchiffrement du texte, force est de supposer l’intervention et la médiation d’autres types d’intelligences dans ces affaires. Stoppons ici notre approche périphérique : les traditions religieuses de l’humanité rapportent régulièrement l’existence, à côté des êtres humains, de purs esprits, appelés, dans les traditions monothéistes, des « anges ». Prenons donc pour point de départ de ce raisonnement hypothétique que des esprits lisent le texte et communiquent leur lecture au médium. Dès maintenant, donnons-nous un peu de recul. Demandons-nous à quoi cela peut bien servir ? Quel est le sens de ces phénomènes extraordinaires ? A quoi rime, tout spécialement, ces cas de lectures sans les yeux, ces tables qui bougent, ou encore ces ectoplasmes blanchâtres, régulièrement sortis de la bouche des médiums de la Belle Epoque ? A part nous impressionner et nous déranger profondément, quelle peut bien être l’utilité sociale de ces étranges phénomènes ? Ce sera le premier élément de notre raisonnement : il existerait des intelligences non-humaines capables, avec l’homme, de produire des manifestations clinquantes ou intrigantes.

Notons, d’autre part, et à l’image de la diversité sans cesse renouvelée des idéologies ésotériques, pourtant toujours appliquées à décrire une même réalité occulte et les êtres censés la gouverner, qu’il y a une multitude de phénomènes sensibles pouvant se produire dans les expériences avec des médiums, dont la classification de William Crookes donnait une petite idée. Ce sera notre deuxième élément : il y aurait une diversité indéfinie de phénomènes paranormaux et d’êtres spirituels impliqués dans leur production.

Notre troisième élément ne ressort pas des faits ésotériques envisagés dans ce travail. Il provient de la nature même de la raison, autrement dit des spécificités de l’exigence d’intelligibilité qui pèse sur toute prétention occidentale au savoir, selon une tradition qui remonte aux fondations grecques de la philosophie et de la science. Nous nous attardons plus loin sur la raison. Il ne s’agit pas d’expliquer et justifier maintenant une position sur la raison mais seulement de la mentionner pour servir de repère sur le dossier occulte étudié. Le regard sur le monde selon la raison admet que le monde est un, unifié. Le monde est cosmos, étymologiquement ordre et beauté. L’unité existante dans le monde est même consubstantielle de la possibilité de l’intelligibilité des choses. Les formes que nous distinguons, les régularités naturelles, sont articulées entre elles jusqu’à une forme générale, une organisation cohérente du monde. Telle est du moins la perspective rationnelle occidentale : le passage des stabilités diverses observées dans la vie ordinaire à l’hypothèse que tout est organisé, de manière dominante, sur un modèle stable et ordonné. Le hasard, l’aléatoire, le désordre, le mal, le surnaturel auront désormais, dans la perspective de la raison, une importance secondaire.

Le quatrième point de notre raisonnement est la simple constatation que la diversité ésotérique a quelque chose de chaotique et donc qu’elle heurte la raison.

Le cinquième et dernier point consiste à dépasser la contradiction. Si l’on maintient, à titre hypothétique, d’une part, la diversité indéfinie des êtres spirituels et des phénomènes médiumniques, et, d’autre part, la validité de la perspective rationnelle sur un ordre du monde « un », alors il faut supposer que la diversité ésotérique est encadrée par une unité. Quelle peut être cette unité ? Face à des êtres purement spirituels mais dotés d’intelligence et de volonté libre, quelle autre figure, à part celle d’un Être spirituel éminent et suprême, peut donner sens à la multiplicité chaotique spirite ? Autrement dit, si la raison vaut pour rassembler et relier le divers du monde sensible sous un ensemble unifié de lois cohérentes entre elles, comme dans la cosmologie antique ou moderne [164], il n’y a pas de raison pour qu’elle ne vaille pas pour ce qui excède le sensible. Et comme nous avons accepté la diversité des esprits intelligents, au moins à titre d’hypothèse, alors nous devons postuler l’Esprit intelligent qui les encadre, explique et donne sens à leurs activités.

On voit donc, par là, que le dossier ésotérique moderne, analysé rationnellement à partir de ses nombreux documents historiques, mène aux questions théologiques. La diversité ésotérique, toujours en attente d’explication pour la majorité du public, fait signe vers le problème de l’existence et du sens de Dieu pour l’homme. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’un des plus minces résultats de cette affaire. On comprend d’autant mieux, avec Bertrand Méheust, que cela créé un « choc dans la culture ». L’agriculture biologique, parmi d’autres pratiques contemporaines, fondée dans l’agriculture anthroposophique, selon un discours encore dominant chez les agrobiologistes, mènerait ainsi largement au-delà de l’agronomie et de l’économie, puisque, via la compréhension des faits surnaturels allégués par l’anthroposophie, il faudrait réapprendre à considérer sérieusement la théologie et les discours religieux sur l’existence « d’un autre monde ». Nous n’en dirons pas plus, estimant avoir suffisamment suivi cet axe d’interprétation essentiel de l’agriculture biologique pour que d’autres chercheurs en tire de nouveaux travaux. Nous nous contenterons, pour finir, et parce que Rudolf Steiner se réclamait d’un « ésotérisme chrétien », d’indiquer quelques points clefs d’une interprétation chrétienne traditionnelle de l’ésotérisme. Ce sera notre manière d’être fidèle au raisonnement exposé ci-dessus : si la question de Dieu et des esprits est posée par l’ésotérisme, ne devient-il pas légitime, voire même intellectuellement judicieux, d’aller interroger les principales formations religieuses sur ce sujet ?

L’ésotérisme : exemple d’une interprétation chrétienne

Dans ce paragraphe nous nous appuierons sur les travaux d’un spécialiste contemporain de la question ésotérique, Joseph-Marie Verlinde, généralement reconnu par ses pairs chrétiens, quant ce n’est pas par des chercheurs universitaires agnostiques travaillant sur ces mêmes sujets [165].
Selon l’anthropologie ésotéro-occulte notre corps physique est entouré d’enveloppes énergétiques. La deuxième de ces enveloppes porte le nom d’astral. Chacun d’entre nous se trouve en rapport, par le biais de son double « astral », avec le plan du même nom dans son ensemble, et par l’intermédiaire de celui-ci, avec l’ensemble des corps astraux individuels. Le plan de l’énergie astral permet la plupart des actions magiques. Il est un « invisible océan à la fois plastique et dynamique, qui interpénètre l’ensemble du domaine physique humain, animal, végétal et minéral » et « constitue l’instrument commun de toutes les magies » [166]. Le plan astral est divers. Il est un domaine où la pensée humaine peut s’exprimer d’une manière originale, tout en étant comme un niveau de réalité où l’on peut rencontrer des êtres spirituels variés. Au niveau du contenu de l’astral qui serait produit par l’homme, il faudrait comprendre que la plasticité de l’astral permettrait à nos pensées de s’y inscrire, d’y prendre forme, en y laissant une trace durable et indélébile. L’astral enregistre et garde en mémoire, mais il « propage à travers l’espace les ondes qui résultent de la vie psychique et permet ainsi les communications de pensées à distance, les suggestions mentales et les diverses formes de mancies ». Les pensées « sculptent, à même la substance astrale, des images, des entités à leur ressemblance ».
Mais l’astral n’est pas peuplé que d’entités produites et entretenues par notre propre psychisme. Voici venir les fameux esprits et anges de l’ésotérisme. Tout le côté « fleur bleu » de l’ésotérisme, que peut véhiculait le New Age aujourd’hui, et au moins depuis une certaine ambiance liée à la contestation sociale des années 1960-1970 [167], s’en trouve rapidement défiguré. Dans l’astral se trouve aussi des choses peu accueillantes. Il semblerait que ce plan de réalité occulte « charrie d’innombrables germes d’existence, déviés de toute filiation ontologique et qui cherchent obscurément à s’affirmer : quelque chose comme des foetus à l’état de monstrueuse ébauche en cours de gestation ». Cette description, étrange sinon repoussante, avance l’existence d’êtres larvaires cherchant à se développer à partir « d’un potentiel sustentateur ». Les rites de la magie leur fourniraient l’énergie nécessaire pour que leur forme se précise et que leur puissance s’accroisse. Ces êtres, désignés sous le nom de lémures, se mettraient alors à la disposition de ceux qui leur ont permis de se développer pour accomplir diverses actions. Il y aurait aussi dans l’astral, toujours selon l’ésotéro-occultisme, des élémentaux, les esprits des éléments, de véritables individualités, « douées d’un degré d’intelligence variable, mais parfois rival de l’entendement humain ». Ils règnent « hyperphysiquement sur les quatre états de la matière, ou, selon la donnée traditionnelle, sur les quatre éléments – le feu, l’air, la terre, l’eau » [168]. On apparente aux élémentaux les « elfes, djins, trolls, nixes, farfadets, koldods, fées, nymphes, sylvains, faunes, egypan »« 
Du coup le plan astral semble dangereux à fréquenter : « L’astral véhicule à la fois des Esprits de lumière descendus pour quelque mission de leur radieux séjour et des Intelligences subversives dont l’activité démoniaque se met volontiers au service de toute œuvre de ténèbres, de haine et d’immoralité » [169]. Nous comprenons alors la mise en garde et l’interdit des Ecritures bibliques vis-à-vis de toute pratique occulte ou magique. Il s’agit de protéger les croyants au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob des dangers inhérents à « la fréquentation présomptueuse de ces milieux où l’homme n’est plus « chez lui » ». Ainsi, nous trouvons dans le livre du Deutéronome : « On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer au feu son fils ou sa fille, qui pratique divination, incantation, mantique ou magie, personne qui use de charmes, qui interroge les spectres et devins, qui invoque les morts. Car quiconque fait ces choses est en abomination au Seigneur ton Dieu, et c’est à cause de ces abominations que le Seigneur ton Dieu chasse ces nations devant toi. Tu seras sans tache vis-à-vis du Seigneur ton Dieu. Car ces nations que tu dépossèdes écoutaient enchanteurs et devins, mais tel n’a pas été pour toi le don du Seigneur ton Dieu ».

Saint Thomas d’Aquin, à la suite de Saint Augustin, mettait déjà en garde vis-à-vis du procédé utilisé dans l’action magique. Pour nous, êtres humains, des procédés non matériels ne sauraient normalement avoir d’efficacité matérielle. Saint Thomas nous prévenait « contre l’emploi de procédés qui, dépourvus d’efficacité naturelle, ne peuvent êtres considérés que comme des symboles du résultat à obtenir – que ce soit le port d’un objet, l’énonciation d’une parole rituelle ou l’opération d’un geste symbolique ». Son discernement était basé sur l’observation commune de ce qu’un homme normal peut faire : « Dans les procédés employés pour obtenir certains effets corporels, il faut examiner s’ils peuvent produire naturellement ces effets. Si tel est le cas, ils ne sont pas illicites ; il est permis d’employer des causes naturelles pour produire les effets qui leur sont propres. Mais si l’on voit qu’ils ne peuvent causer naturellement de tels effets, il s’ensuit qu’ils ne doivent pas être employés à produire ces effets comme des causes, mais pour leur valeur symbolique ». Un symbole ne peut être opératoire par lui-même ; son action éventuelle doit dès lors être attribuée à une influence spirituelle, à l’action d’une intelligence. En conséquence, Saint Thomas conclut que les procédés magiques appartiennent « aux pactes symboliques conclus avec les démons ». La mise en relation avec les démons variés se fait par des charmes et rituels divers. Les démons sont attirés « non comme des animaux alléchés par des aliments, mais comme des esprits séduits par des signes qui conviennent au goût de chacun, par toute une variété de pierres, d’herbes, d’arbres, d’enchantements et de rites » [170].
Même si ce vocabulaire n’est sans doute pas parfaitement stabilisé dans l’Eglise, on peut risquer la classification suivante, car elle semble confortable à la raison. Il s’agit de distinguer la catégorie du naturel, celle du surnaturel, et celle du préternaturel. Ce qui relève de la nature est tout ce qui se produit régulièrement et s’explique par le simple fonctionnement « mécanique » des choses, en vertu d’un ensemble de lois internes que la science peut mettre à jour. Que j’arrive à lever ce verre de la table avec mon bras s’explique naturellement.
Pour ce qui est du surnaturel, ce serait très simple : il s’agit uniquement de l’intervention de Dieu dans le monde d’ici-bas. On parle alors généralement de miracles. Dans la réalisation de ces phénomènes, l’homme n’y est pour rien, tandis que les lois naturelles semblent ponctuellement dépassées. Dans cette catégorie du surnaturel, on peut aussi placer le seul type d’action angélique authentique identifiable par les hommes que les chrétiens semblent reconnaître. Rappelons d’abord, que « La vocation des anges est avant tout de contempler la splendeur de la face de Dieu et de chanter sans cesse sa louange. Mais selon les Ecritures, le Seigneur leur a confié aussi la mission d’assurer près des hommes une présence fraternelle. C’est ce que nous rappelle la mémoire des Anges gardiens » [171]. Précisons ensuite que l’assistance angélique aux hommes n’a absolument pas pour mission de leurs fournir des renseignements sur la connaissance de la nature, la médecine, ou l’avenir, ou que sais-je encore. Ainsi, se fondant sur Saint Jean, lequel donnait comme critère de discernement de l’origine et de la nature des esprits l’annonce explicite du Christ Seigneur et Sauveur (1Jn 4, 1-4), J.-M. Verlinde peut-il expliquer : « L’Ange véritable, comme son nom l’indique, ne peut être qu’un messager de Dieu ; sa mission est de prolonger le mouvement de la Parole incarnée en qui Dieu s’est fait connaître. Autrement dit, un Ange qui n’annoncerait pas le salut en Jésus-Christ serait pour moi suspect » [172].
Quant à la catégorie du préternaturel, elle est celle qui englobe les actions et phénomènes ésotériques attribués explicitement ou non à de prétendus anges. Par des signes divers [173], effectués par l’homme et reconnus par des anges déchus, l’homme obtiendrait que ces derniers agissent plus ou moins selon sa demande, via des niveaux de réalité occulte sur lesquels l’homme ne peut pas naturellement agir. Ainsi, la personne par qui devient possible le déplacement autonome naturellement incompréhensible d’un verre sur une table serait une personne engagée dans une action préternaturelle. La plupart des « pouvoirs » occultes seraient, non le résultat de dons personnels innés, mais le résultat d’une ouverture favorable [174] de la conscience et de la liberté intérieure à l’action d’esprits, parfois malgré des apparences de soins, fondamentalement homicides.

En conclusion, et globalement, nous pouvons convenir que les doctrines de l’ésotérisme ne contredisent pas Saint Thomas, lorsqu’il explique que l’efficacité des rites tient au recours qu’ils tentent auprès d’intelligences spirituelles. La divergence réside au niveau de l’interprétation de la nature des esprits invoqués : « des démons selon saint Thomas, des devas – c’est-à-dire des esprits divins en voie d’involution – pour l’ésotéro-occultisme » [175].

Après avoir montré que l’ésotérisme, steinerien ou non, n’était pas compréhensible par les sciences expérimentales mais qu’il relevait d’un dossier de fait appelant une réflexion du côté des sciences humaines et de la philosophie, après avoir signalé que le sujet n’était sans doute pas aussi neutre qu’un banal désir de la connaissance pour la connaissance, comme les choses étranges du dossier paranormal pouvait le laissait pressentir, et comme le christianisme le prétend fermement, nous allons tenter de montrer, que, au-delà du problème d’une connaissance scientifique, c’est l’idée même du processus cognitif qui est malmenée dans l’œuvre de Rudolf Steiner. Mais, pour montrer finalement qu’il n’y a pas de connaissance dans l’anthroposophie, il faut s’accorder sur ce que l’entend par connaissance. Cette étape va nous mener aux origines de la raison occidentale, en Grèce antique. Lorsque nous étudierons, ensuite, les idées clefs de l’anthroposophie, le lecteur pourra être saisi, particulièrement autour de l’interprétation steinerienne de la géométrie, décisive pour sa doctrine, par le contraste existant entre l’approche philosophique rationnelle et l’attitude initiatique ésotérique.

2S’accorder sur la nature de la raison pour comprendre la « connaissance » chez Steiner2

Nous considérerons que la question de l’identité actuelle d’une chose est incompréhensible hors de la compréhension de sa genèse [176]. Dans la synthèse qui va suivre, ce point de vue est redoublé dans la mise au jour de l’originalité de l’objet « raison » : la raison se découvrira non seulement comme une instauration inédite, mais aussi comme l’« histoire de son avènement » [177].
La notion de raison est d’origine gréco-latine. Les auteurs s’accordent à situer son émergence culturelle dans la Grèce classique, à l’époque de la naissance de la démocratie athénienne. En vue de préciser la genèse de la raison, certains penchent pour une émergence liée au fonctionnement même de la vie démocratique, à travers la pratique des dialogues contradictoires. D’autres accordent à l’intersubjectivité et au dialogue contradictoire en général, à travers l’accord possible sur les formes perçues, et sans référence particulière à la politique, la capacité d’avoir fait émerger la catégorie de l’universel et la notion de raison, qui lui est intimement liée. D’autres, enfin, sans exclusive du rôle de l’horizon de la socialité constitutive humaine, insistent plus sur l’événement et les conséquences de la thématisation, dans le champ de la conscience personnelle, de l’autocompréhension constitutive de l’être humain. A cette voie réflexive de la personne appartient sans doute aussi l’émerveillement devant la beauté de la nature, incluant l’étonnement devant un tel ordre et son intelligibilité, devant cette rationalité esthétique de l’être.
Toutes ces sources avérées de la genèse de la raison occidentale se rejoignent dans la volonté de répondre à l’appel en vue d’un savoir authentique, un savoir certain. Mais une telle visée restera un horizon situé dans un futur chronologiquement indéterminable et logiquement bivalent, structuré entre, d’une part, le modèle d’une mathématisation parfaite, et, d’autre part, le modèle d’une sagesse humaine globalement signifiante, incluant le non mathématisable et la mise en œuvre pratique des résultats de l’exercice de la raison comme faculté intellectuelle. Cependant, l’apport essentiel de cette analyse génétique de la raison réside dans la mise au jour de l’invariant empirique qui la détermine. Ainsi, contre toute imagination de la possibilité d’une origine purement intellectuelle de la raison, ce parcours confirmera que l’on ne saurait se passer de l’homme comme esprit incarné ou comme animal capable de se connaître, lorsque l’on souhaite comprendre l’émergence et le fonctionnement de la raison.

L’intersubjectivité et la genèse de la raison
Démocratie antique et émergence dialoguée de la raison
Face aux différentes formes de régime politique où un seul homme ou groupe d’hommes gouvernent sans terme de délai fixé, la démocratie émerge pour remplacer, dans les décisions, une forte dose d’arbitraire, par une représentation théoriquement égalitaire des citoyens. La démocratie athénienne, en permettant aux ayants droit politiques de la cité de gouverner à tour de rôle, de façon circulaire, instaure une isonomie de fait entre les hommes : nul n’est censé être écarté durablement du pouvoir. Une telle isonomie a favorisé la prise de conscience d’une universalité citoyenne au sein de la diversité et de la multitude des habitants. Mais elle a sans doute aussi été, plus ou moins consciemment, l’idée directrice de l’émergence démocratique. Face à l’arbitraire de la parole autocratique qui ne se discute pas, susceptible, de la sorte, d’engendrer violences symboliques et physiques, l’instauration démocratique s’appuie sur la parole commune, le dialogue entre égaux. Plusieurs dialogues de Platon montrent que la discussion publique, en faisant émerger l’accord au terme d’un processus contradictoire, est susceptible, quant à elle, d’apporter la paix dans la vie collective de la cité. A la quête d’un savoir authentique commun correspond l’espoir d’une communauté authentique [178]. L’accord issu des dialogues adviendra par la mise au jour de l’essence ou de l’universel en chaque question (justice, économie, beauté…). Malgré l’interrogation persistante quant à l’adéquation de la dimension universelle du réel avec le réel total, un chemin était ouvert pour que l’humanité occidentale se pense et s’organise selon ce critère. La raison émerge ici avec son double sens, à savoir ce qui est intelligible dans le réel, d’une part, et la capacité humaine de le saisir et comprendre, d’autre part. Les termes « universel » et « raison » sont ainsi, dès l’origine, de signification proche. Pour clore cette approche de la boucle politique de la genèse de la raison, on peut ajouter que le projet démocratique, en s’appuyant sur l’égalité des hommes [179], présuppose en quelque sorte l’autonomie de chacun, en tant que doué d’une capacité constitutive à saisir, comprendre, et exprimer, plus ou moins aisément, un même ensemble de vérités, nommé logos, raison, ou universel. Cependant, pour écarter radicalement la crainte du solipsisme, de même que pour préciser le degré de rationalité de la connaissance avancée par un tel à propos de telle chose, une telle autonomie rationnelle de la personne exige sa confirmation de la part d’autrui, l’alter ego rationnel.

L’appréhension ordinaire des choses, la confirmation intersubjective, et la genèse de la raison

Si l’on considère maintenant l’intersubjectivité hors du contexte de l’action démocratique, seulement du point de vue de l’observation du réel, on peut aussi reconstruire le cheminement qui fait apparaître à la conscience la raison dans les choses ou la catégorie de l’universel.
On sait communément ou on suppose souvent un rapport assez direct entre l’activité du voir et regarder d’un côté, et la nature de la connaissance, de l’autre. L’antiquité grecque classique n’a pas échappé à ce rapprochement. Jacques Brunschwig rappelle qu’il s’agit là d’une « idée reçue », qu’il ne faudrait cependant pas, pour autant, sous-estimer. A l’origine, « les Grecs ont identifié, ou presque, le savoir avec la perception sensible, et particulièrement avec la perception visuelle ». Ce spécialiste de l’histoire de la philosophie ancienne argumente en précisant que « leur vocabulaire cognitif [celui des grecs anciens] en porte incontestablement la trace : l’un des verbes les plus communs pour dire « je sais », par exemple, est oida, qui se rattache à la même racine indo-européenne que le latin videre, voir » [180]. Notons encore, avec le même auteur, que le modèle visuel de la connaissance est parfois concurrencé par un « modèle tactile ». C’est le cas chez les matérialistes, que Platon décrit comme « ne reconnaissant d’être qu’à ce qui offre résistance et contact », mais aussi chez Aristote. Le stagirite, dans son traité De l’Ame, « ne se cache pas d’élaborer sa théorie de la pensée sur la base d’une identité de rapports entre pensée et sensation d’une part, objet pensé et objet senti de l’autre » [181]. Nous pouvons préciser les avantages et les limites de ces deux modèles sensitifs du connaître : « La vue s’exerce à distance, ce qui fait sa force (sa portée ne se limite pas à l’environnement immédiat), mais aussi sa faiblesse (à trop longue distance, elle perd de sa précision, et dans l’intervalle peuvent survenir des facteurs de brouillage). Le toucher a un rayon d’action moindre ; mais il compense cette infériorité par l’infaillible immédiateté du contact qu’il suppose entre le corps sentant et le corps senti : dans le toucher, le monde cogne directement à notre porte » [182]. Mais nous proposons finalement de les unir formellement en assimilant « la vue, qui paraît être un sens à distance, à une sorte particulière de contact » [183]. Peut-être ce modèle visuel élargi de la connaissance suffit-il à justifier notre choix du terme peu restrictif « appréhension » (des choses), dans le titre de ce paragraphe. A partir de maintenant nous interprèterons la genèse de la raison sur la base de ce modèle visuel-tactile [184]. Nous recourrons souvent, par la suite, au concept de discernement, comme à une sorte de méthode cognitive regroupant ce qui vient d’être dit sur l’analogie voir-connaître. D’une manière générale, mais de façon décisive, car établie sur une base factuelle vérifiable par chacun, nous nous accordons parfaitement avec cette observation d’Etienne Gilson :

« L’éveil de l’intelligence coïncide avec l’appréhension de choses, qui sont, aussitôt que perçues, classées selon leurs analogies les plus manifestes. De ce fait, qui n’a rien à voir avec aucune théorie, la théorie doit prendre acte. C’est ce que fait le réalisme, suivant en cela le sens commun ; [c’est pourquoi tout réalisme est une philosophie du sens commun] » [185].

La raison vécue par l’homme apparaît à partir de la capacité humaine à discerner la raison dans les choses. Les choses, ou bien, dit de manière plus générale et plus simple, l’être, ce qui est, apparaît comme fondement de la raison. C’est l’être qui est structuré de formes, c’est l’être qui comporte de l’ordre. Et c’est cet ordre, cette raison, cette rationalité, ce logos, que l’homme a capacité à connaître, étant par là logiquement désigné comme animal rationnel, animal sujet de la raison, vivant capable de suivre la raison avec son intelligence et d’en déduire des comportements dans l’action. Essayons de préciser un peu ce qui se passe dans l’appréhension ordinaire des choses.
Dans les regards attentifs, comparés dans la discussion d’un petit groupe de personnes, advient la prise de conscience d’un « nous commun » et d’un « monde commun ». Les regards dirigés sur une même portion du réel discernent des formes et choses, ainsi que des causalités à celles-ci. L’accord sur l’identité des choses délimitées par ces formes, dans les premiers classements et explications causales, constitue à la fois, et de manière indissociablement corrélée, une des bases de la constitution d’un langage universel, la base de la prise de conscience d’une identité partagée à travers l’objectivation d’un monde commun, et la constitution du monde commun ou objectif lui-même, aux premiers degrés du discernement d’une unité intelligible générale, sur l’horizon du réel encore non représenté dans un langage. Dans le passage suivant, Jacques Derrida commente le travail mené par Husserl sur ce thème :

« En d’autres termes, si hétérogènes que soient les structures essentielles de plusieurs langues ou de plusieurs cultures constituées, la traduction est au principe une tâche toujours possible : deux hommes normaux auront toujours a priori conscience de leur appartenance commune à une seule et même humanité, habitant un seul et même monde. Les différences de langue – et ce qu’elles impliquent – leur apparaîtront sur le fond d’un horizon ou d’une structure aprioriques : la communauté de langage, c’est-à-dire l’immédiate certitude d’être tous deux des sujets parlants, qui ne peuvent jamais désigner que des choses appartenant à l’horizon de leur monde comme horizon irréductiblement commun de leur expérience. Ce qui implique qu’ils puissent toujours, immédiatement ou non, se trouver ensemble devant un même étant naturel, qu’on aura toujours pu dépouiller des superstructures et des catégories culturelles fondées en lui, et dont l’unité fournirait toujours l’ultime instance arbitrale de tout malentendu. La conscience d’être devant la même chose, objet perçu comme tel, est la conscience d’un nous pur et pré-culturel. Ici le retour à une pré-culture n’est pas la régression vers une primitivité culturelle, mais la réduction d’une culture déterminée, opération théorétique qui est une des plus hautes formes de la culture en général. Cet étant objectif purement naturel est l’étant du monde sensible qui devient le premier fondement de la communication, la chance permanente d’une réinvention du langage » [186]. Eugen Fink confirme qu’Husserl avait repéré une corrélation entre découverte de notre « nous pur » ou de notre commune humanité, et émergence / confirmation du monde objectif dans les consciences. Ainsi, Husserl « ne comprend pas la diversité des hommes à partir de l’objectivité du monde présupposé, mais au contraire il désigne l’objectivité du monde comme corrélat de sens d’une donation de sens communautisée intersubjectivement » [187]. C’est bien ce que l’on comprend, à la réflexion, dans ce passage [188] : « Le monde objectif est de prime abord monde pour tous, le monde que « tout-le-monde » a comme horizon de monde. Son être objectif présuppose les hommes en tant qu’hommes [sujets] de leur langage universel » [189].

Au cours de cette analyse, la catégorie de l’universel a émergé pour ainsi dire d’un coup, des deux pôles du « nous pur » et du « monde commun », qui apparaissent dans l’appréhension spontanée et commune des choses. L’universel ou l’ordre ou la raison résulte, pour l’homme, de la confirmation répétée, intersubjective dans sa plus grande force, d’une même appréhension des choses. La constitution des langages et des cultures, en tant que façon symbolique générale d’habiter la nature, et donc d’avoir prise sur elle, trouve ici une de ses racines.
D’autre part, l’étude historique a montré que l’ordre - ou la raison - est pratiquement la notion représentant le fondement le plus essentiel des cultures des peuples : « C’est là une des notions cardinales de l’univers juridique et aussi religieux et moral des Indo-Européens : c’est l’« Ordre » qui règle aussi bien l’ordonnance de l’univers, le mouvement des astres, la périodicité des saisons et des années que les rapports des hommes et des dieux, enfin des hommes entre eux. Rien de ce qui touche à l’homme, au monde, n’échappe à l’empire de l’« Ordre ». C’est donc le fondement tant religieux que moral de toute société ; sans ce principe, tout retournerait au chaos » [190]. De plus, la comparaison des philosophies occidentales fait apparaître la notion d’ordre comme fondamentalement liée à l’intelligence ou à la raison humaine. Le caractère laconique et sobre du début de la définition du mot « ordre » par Lalande accentue, selon nous, le sens anthropologique très fort de l’idée qu’il désigne, notamment dans l’étroite parenté des notions d’ordre et d’intelligence, ou d’ordre et de raison. L’ordre est ainsi « L’une des idées fondamentales de l’intelligence. On n’en peut donner de définition qui la rende plus claire » [191].
Dès lors, il semble assez aisé de comprendre que la dimension et la catégorie de l’universel, que le sens commun peut toujours retrouver dans l’être, puisse historiquement en venir, peu à peu, à être érigée en norme de la connaissance objective et en référence de la vie sage. Toute référence à un savoir rationnel authentique impliquera une visée explicite de l’universel, une visée de l’ordre commun dans le réel, que ce soit hors de nous ou en nous.

Dans les deux paragraphes ci-dessus, nous avons vu comment la mise en commun de la parole, livrée quant à des questionnements concernant le vivre ensemble dans la cité, puis quant aux traits de la nature où nous avons à nous établir, pouvait produire l’émergence des notions d’universel et de raison dans les consciences. Maintenant, il est loisible de considérer un parcours semblable à partir du point de vue d’une conscience individuelle, étant bien entendu que celle-ci spécule sur l’horizon donné de la vie sociale, et donc qu’elle peut retrouver en elle l’orientation, sinon la trame complète et les résultats, des réflexions précédentes.

L’autocompréhension humaine et l’émergence des rationalités occidentales et orientales

L’homme assoiffé de connaissance et de sens

Il est dans la constitution de l’homme d’être capable de se comprendre lui-même [192]. La prise en charge de cette soif de sens et de cette capacité autonome de l’épancher a été thématisée, dans l’histoire de l’humanité, dans diverses formes de recherche de la sagesse. Ce que l’on appelle en Occident « philosophie », étymologiquement « amour de la sagesse » se retrouve de diverses manières dans toutes les cultures. Partout l’on a voulu savoir en profondeur ce qu’était l’homme, ce vivant original capable de se comprendre, partout les hommes se sont affrontés aux questions du sens ultime des choses, au problème de la nature de la mort et de l’existence éventuelle d’un au-delà, etc. A peu près à la même époque, on retrouve posées, en diverses parties de la terre, marquées par des cultures différentes, les questions de fond qui caractérisent le cheminement de l’existence humaine : Qui suis-je ? D’où est-ce que je viens et où-vais-je ? Pourquoi la présence du mal ? Qu’y aura-t-il après cette vie ? En effet, ces interrogations sont présentes dans les écrits sacrés d’Israël, dans les Védas ainsi que dans l’Avesta, dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme dans les prédications des Tirthankaras et de Bouddha ; on peut les reconnaître dans les poésies d’Homère et dans les tragédies d’Euripide et de Sophocle, comme dans les traités philosophiques de Platon et Aristote. Ces questions ont pour source commune la quête de sens, une quête qui est naturellement, depuis toujours, pressante dans le cœur de l’homme, parce que de la réponse à ces questions dépend l’orientation à donner à l’existence.
Dans la culture occidentale, la naissance de la philosophie marque l’engagement sur le chemin d’une prise en charge de l’« autocompréhension » [193] de l’homme selon le concept. C’est-à-dire que l’intelligibilité de l’homme est posée comme une possibilité d’accéder à un savoir authentique sur ce qu’est l’homme et ce qu’il doit faire, autrement dit dans un savoir critique, conscient de ses modalités de justification. L’intelligibilité est accueillie comme un appel, une chance, et un destin. Cette façon d’aborder les questions existentielles de toujours de l’humanité est originale. En effet, dans le contexte de la philosophie grecque, non seulement ces questions furent prises en charge mais encore furent-elles d’emblée étudiées à la lumière de l’hypothèse selon laquelle elles pouvaient, voire devaient recevoir des réponses exactes. Cette espérance d’un savoir vrai atteignable relève d’un parti pris qui, à la différence des questions existentielles quasi-universelles susmentionnées, marque d’une façon fondamentale l’histoire culturelle de l’Occident.

Le parti pris occidental de l’intelligibilité du réel

Les discours les plus anciens nous restant accessibles portent la trace de la compréhension de l’homme par lui-même. Mais l’idée de la philosophie qui s’est forgée dans notre tradition culturelle est apparue à partir du moment où s’est affirmée en toute clarté la possibilité d’un discours produisant un savoir authentique, un savoir conforme à la vérité. Et d’emblée, il en va de l’homme s’interrogeant sur lui-même et sur le monde, car l’un ne va pas sans l’autre : « Comme l’existence ne peut s’éveiller à elle-même qu’en se reconnaissant immergée dans un monde, comme moment d’une vie universelle, la lumière qui la révèle à elle-même est en même temps lumière qui lui révèle son appartenance au monde et ce monde lui-même » [194]. Ce concept de savoir authentique ou de savoir vrai a émergé à un certain moment de l’histoire : il s’agit donc d’une institution, non d’un fait naturel. Ce concept indique un pouvoir et une tâche : le pouvoir humain de connaître le vrai, et l’exigence d’y travailler, puisque si le vrai est atteignable il devient aussitôt une valeur, un devoir, quelque chose à conquérir sur l’opinion, le doute, le mensonge, afin d’accéder à une forme de vie plus digne de l’homme.
Il est fort plausible que la problématique de la raison occidentale s’origine explicitement ici. Quel est le fondement de cette prétention à saisir et comprendre la vérité de l’homme et du réel ? Est-ce la vérité qui se manifeste spontanément à l’homme [195] ? Est-ce l’homme qui comprend immédiatement la vérité avec sa raison ? Ni l’une ni l’autre de ces réponses ne sont absolument défendables. Il faut aller plus loin pour découvrir un fondement de la raison non rationnel ou pré-rationnel, une origine où la raison n’était pas encore établie. Rémi Brague nous introduit à ce fondement de la raison de nature pré-rationnelle. Ainsi, par rapport au concept neutre de « l’ordre », que l’on retrouve pratiquement dans toutes les cultures [196], avec des contenus variables, pour dire la structure fondamentale de la réalité et de l’homme, le recours grec au terme de kosmos marque une inflexion décisive de l’état d’esprit. En effet, le terme kosmos, étymologiquement « ordre et beauté », et même plus précisément la beauté résultant de l’ordre [197], exprime le passage d’une attitude indécise, voire craintive, à une attitude engagée positivement vis-à-vis de la nature profonde du réel :

« Ainsi donc, « monde » n’a jamais désigné une simple description de la réalité : il a, depuis toujours, traduit un jugement de valeur, fruit d’une sorte d’acte de foi, positif ou négatif. La science grecque avait conscience d’être non seulement une connaissance du kosmos, mais quasiment une constitution de celui-ci comme tel, comme kosmos » [198].

Dans cette citation, l’auteur décrit le mouvement en deux temps, qui va, d’abord du jugement de valeur vers le réel pour le déclarer cosmos, puis revient, ensuite, vers les hommes de la culture grecque qui fondent leur science, et donc leur rationalité, la raison grecque, sur un tel point de vue personnel sur le réel [199]. En disant que l’ordre du réel est beauté les grecs ont affirmé que le réel leur plaisait et qu’il était connaissable comme tel. L’acte fondateur de la raison occidentale serait donc un acquiescement au réel [200], motivé par la considération que la réalité soit intelligible, intelligible comme beauté ordonnée. L’instauration de la philosophie grecque représente un évènement où se marque une volonté de croire le monde habitable pour l’homme. C’est une première affirmation du réel comme notre monde, comme monde fait pour l’homme. Ce que traduit cet engagement, au niveau de l’état d’esprit de ceux qui le prennent, c’est le choix confiant de la vie dans ce monde. Ce choix se joue contre l’hésitation devant le poids du bien et du mal dans l’homme et dans le monde. Egalement, l’engagement pour le cosmos-logos produit une rupture avec des mentalités antérieures, celles qui imaginaient la vie humaine jouet de l’humeur des dieux, ou bien encore écrasée par les mystères du monde et un destin incompréhensible. En déclarant le réel comme cosmos, le sage grec y aurait vu « le miroir de sa sagesse à lui », l’image de sa volonté de « regarder la vie du bon côté », si l’on peut dire.
Du coup, on ne passerait pas du kosmos, au dehors, au logos, à l’intérieur du sage observateur, mais on aurait fait, bien plutôt, le parcours inverse. C’est en tout cas ce que suggère ce passage de Platon, où l’idée de cosmos-logos est exprimée par le terme « Intellect » : « le chœur unanime des sages affirme en effet que l’Intellect est pour nous roi du ciel et de la terre, et, ce faisant, c’est en réalité d’eux-mêmes qu’ils font un objet de vénération » [201].
Par la suite, on ne se souviendra pas trop de cette origine subjective de la rationalité. Le monde sera généralement « le cas par excellence de l’ordre et de la rationalité » [202]. Un tel oubli ne favorisera ni la compréhension de notre propre tradition culturelle, ni la compréhension des autres cultures. On aura trop souvent tendance à croire à l’universalité de la raison occidentale, et, du coup, à considérer péjorativement les cultures proposant d’autres idées pour parler de l’ordre du monde et de la sagesse humaine. Mais laissons, pour l’instant, ce problème, et approfondissons l’explicitation des implications de l’option rationnelle occidentale. L’instauration philosophique en Occident est caractérisée par l’affirmation de la possibilité du savoir vrai. Celle-ci est elle-même tributaire d’une institution symbolique du réel comme cosmos. Affirmer la possibilité du savoir authentique était donc l’affirmation que toute prétention au savoir authentique devait pouvoir s’accorder avec l’authenticité du réel préétablie, sa nature ou sa logique de cosmos. Ceci étant dit, nous pouvons préciser maintenant, avec Jean Ladrière, comment la philosophie, visant originellement, dans le concept d’épistèmè, le savoir authentique, se réfléchissait elle-même comme un projet déjà assuré de lui-même :

« Cette réflexion n’est pas simple constatation d’un état de choses, ou enregistrement d’une possibilité, elle est une décision, dans laquelle s’effectue un partage, et par laquelle désormais la pensée s’engage sur ce chemin « riche en révélation » qu’indiquait la déesse dans le Poème de Parménide. Or en ce moment inaugural ne s’est pas encore effectuée la séparation propre aux Temps modernes entre ce que nous appelons philosophie et ce que nous appelons science. Ce qui est posé, c’est l’idée d’une compréhension universelle capable non seulement de saisir et de dire le logos de l’existence et du monde mais de se donner à elle-même la garantie de sa validité, de s’accompagner par conséquent de la conscience explicite de son pouvoir élucidant. L’instauration du projet philosophique est donc en réalité bien plus que la proposition d’un programme de recherche, c’est l’instauration d’une forme de vie. Au discours vacillant de l’opinion, qui se contente d’affirmer sans savoir vraiment pourquoi et sans être capable d’alléguer d’authentiques raisons, se substitue le discours fondé qui se redouble de sa propre évaluation, et dans lequel s’exprime un savoir qui sait qu’il sait, dans quel mesure il sait, et pourquoi il sait » [203].

Le projet théorique de la raison n’est pas simplement donné avec l’existence humaine. Il est « institué, par une décision qui relève d’une libre initiative et qui se pose à elle-même un immense défi, celui de s’égaler à l’ampleur de son projet ». Finalement, l’instauration de la raison est « la mise en mouvement du processus de son autoconstitution, sous la double forme de la construction du monde des intelligibles et de l’avènement d’une société de la réciprocité, selon la double régulation de l’idée de vérité et de l’idée de liberté […] » [204]. Chaque tentative de connaître et d’agir selon la raison ne doit pas être interprétée comme un déroulement naturel ou historique. Le devenir de la raison doit être interprété sur le mode de l’instauration [205]. L’instauration de la raison « n’est pas d’un seul moment », comme si l’origine de la raison marquait l’invention d’une technique que les progrès réalisés dans l’histoire permettraient de raffiner. Non, l’instauration de la raison est bien plutôt « un processus continué, ou plus exactement perpétuellement recommençant : l’initiative n’est pas le simple prolongement d’une action commencée antérieurement, qui continuerait à se dérouler en vertu de son énergie interne, c’est une action vraiment nouvelle, en laquelle la pensée doit se réassumer entièrement elle-même, dans la réeffectuation résolue des décisions originaires, par une mise en jeu de la liberté instituante aussi radicale qu’au premier jour » [206].

Mais la thèse de l’intelligibilité du réel est-elle seulement un parti pris ? Pour les fondateurs de la philosophie occidentale, il ne le semble pas. On reconnait en effet, plus volontiers, qu’ils s’appuient sur une première réflexion dirigée sur la constitution de l’homme. Aristote entame le traité véritablement fondateur de la tradition philosophique occidentale en reconnaissant que « L’homme a naturellement la passion de connaître ». Sur l’architrave sculptée du temple de Delphes la culture grecque manifeste qu’elle attribue une importance fondamentale à la quête du savoir. Dans le fameux « Connais-toi toi-même » il y a plus qu’une invitation, il y a l’affirmation presque sacralisée de la confiance dans la capacité de la raison à découvrir des résultats intéressants. C’est donc qu’il y a de la vérité, de l’authenticité, et de la solidité, à trouver dans cet appel à l’intérieur de l’homme. Plus tard on pourra considérer que l’appel intérieur au savoir est radical : « notre pensée porte en elle l’exigence de l’inconditionné », la raison « est la possibilité de la pensée de la totalité ». Du coup, par analogie avec cette thèse de Franz Werfel reprise par Viktor Frankl – « La soif est la preuve comme quoi il doit y avoir quelque chose comme de l’eau » [207] -, il faudrait reconnaître, avec le philosophe Karol Wojtyla, qu’il serait irrationnel d’envisager la soif de vérité humaine comme mensongère et vaine :

« Il n’est pas pensable qu’une recherche aussi profondément enracinée dans la nature humaine puisse être complètement inutile et vaine. La capacité même de chercher la vérité et de poser des questions implique déjà une première réponse. L’homme ne commencerait pas à chercher ce qu’il ignorerait complètement ou ce qu’il estimerait impossible à atteindre. Seule la perspective de pouvoir arriver à une réponse peut le pousser à faire le premier pas. De fait, c’est bien ce qui arrive normalement dans la recherche scientifique » [208].

L’approche occidentale de la soif universelle de connaître débouche sur l’affirmation de l’intelligibilité du réel et sur le choix de la confiance dans un processus de connaissance méthodiquement guidé. Ce choix de la raison se justifie en tant que nécessité existentielle, comme une prise de parti pour la vie et son amélioration, fondée sur l’audace selon laquelle le sens est intelligible. Comme une initiative pour éviter la déraison [209], la violence, et l’isolement dans les opinions, le parti de l’intelligibilité universelle vient essayer de protéger l’établissement et l’épanouissement de la vie au sein de la commune humanité. C’est que, sans doute, jamais l’homme ne pourrait fonder son existence sur le doute, sur l’incertitude, ou sur le mensonge, parce qu’une telle vie serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. Nous avons donc montré à la fois le caractère singulier de la raison occidentale, en remontant à son instauration originelle, et sa présentation culturelle postérieure comme une réponse à une nécessité existentielle ou anthropologique. Du coup, on ne sait plus très bien si la raison est un choix ou bien une réponse adéquate aux exigences de la réalité humaine [210]. C’est peut-être une réponse choisie et adéquate à l’objet profond de son questionnement, à savoir le désir de défendre l’homme, et donc sa vie, en tant que réalité privilégiée au sein de l’ensemble du réel. Dans ce cas, il n’y a plus à hésiter : l’instauration de la raison occidentale a été entreprise dans un but humaniste.
Il reste alors à éclaircir l’autre de la raison occidentale, l’inintelligible, ainsi que ses enjeux anthropologiques. Ce double aspect de la réalité devra être souligné pour établir que toute perspective sérieuse sur la raison ne saurait ignorer sa bipolarité. Puis, à partir de là, on pourra mettre en lumière la raison orientale et la symétrie inversée qu’elle présente avec le modèle rationnel de notre tradition culturelle. Il sera alors temps de faire le bilan en dégageant les éléments commun de la raison lorsqu’elle se veut vraiment universelle, et aussi afin, plus spécifiquement pour notre propos, pour être ensuite en mesure de discerner avec sûreté les seuils en-dessous desquels un discours ne peut plus être admis comme rationnel et intelligible.

La limite permanente de l’intelligibilité du réel

A partir de la Grèce antique, la raison devient une valeur morale positive essentielle de la culture occidentale et de son optimisme. Mais il s’agit bien d’un parti pris. En effet, l’intelligibilité du réel quant à ses formes n’est pas immédiatement l’intelligibilité du réel quant au sens de la vie humaine, et, a fortiori et à l’intérieur du sens de la vie de l’humanité, quant au sens de chaque vie personnelle et unique. Considérer que l’intelligibilité du réel puisse satisfaire l’homme ne concerne que la tendance gnostique de la philosophie, qui voit la connaissance comme perfection de l’homme. Plus près de nous, le scientisme est comme un prolongement de cette tendance philosophique gnostique, en voyant dans la maîtrise accrue sur la nature, permise par les sciences modernes, l’étalon conditionnant le bonheur humain. La raison n’est pas le tout du réel. La violence, la souffrance, l’incompréhensible, etc. sont aussi là qui malmènent l’homme. Face au projet de la raison, l’adversité pèse bien plus lourd [211]. De cette tension dans le réel Günther Anders a tiré l’ »irréfutabilité du nihilisme ». Il a constaté que la question « Pourquoi devons-nous devoir ? » n’a de sens « qu’à l’intérieur d’une vie que l’individu approuve pleinement, quand la vie approuve la vie et qu’elle le fait sur la base d’arguments extra-moraux, ou plutôt ne l’approuve plus sur la base d’aucun argument. Autrement dit : ce qu’exigent moralement le monde et l’homme ne peut lui-même être fondé moralement » [212]. C’est bien là une autre façon de rappeler que l’on ne saurait confondre rationalisme et humanisme. Il y a bien dans l’existence humaine, même dans « l’humanité normale et adulte » [213], quelque chose qui excède la raison. Le non-respect social et institutionnel de cette dimension est une violence au moins symbolique [214] faite à chaque être humain. L’ordre industriel dominant en Occident et ailleurs constitue un bon exemple d’une telle impasse humaniste. Certes, il est sans doute proche de la vérité de considérer que les philosophes grecs ont puisé l’efficacité sociale de leur discours rationnel dans les résultats qui ont pu être atteint sur le terrain en cohérence avec le projet de la raison, que ce soit dans le pari démocratique contre la violence et l’arbitraire, ou bien dans l’image d’une rassurante harmonie du monde et de la vie humaine que pouvait offrir les lunettes de la raison. Dans la même veine, avec une raison rendue encore plus conquérante grâce au renfort du transcendantalisme et de l’espoir du salut judéo-chrétien, bien plus tard, les succès des applications concrètes de la science moderne ont pu faire croire, un temps, que cette institution de la raison disait le vrai complètement. Que cette option rationnelle de l’intelligibilité se soit renforcée au fur et à mesure des succès qu’elle a permis n’enlève rien au fait originel selon lequel une autre option rationnelle demeure toujours possible. On peut, en effet et sans conteste, reconnaître que le réel est ordonné, tout en spécifiant ensuite, au choix [215], ou bien qu’il est avant tout cosmos, traduisant ainsi un parti pris optimiste, ou bien qu’il est essentiellement quelque chose, par exemple, comme la vacuité bouddhique, traduisant un parti pris pessimiste.
Dès lors le parti pris de la raison n’est plus justifiable par des arguments rationnels ou éthiques. Il relève d’un autre niveau de la réalité humaine, celui de la motivation. Il relève du plan le plus profond de l’homme, celui de la volonté, de l’âme ou du cœur, - notions pouvant être à peu près équivalentes dans les diverses traditions de pensée ou de religion. Et à ce niveau-là, ce qui explique une décision, ce ne sont pas d’abord des arguments, mais bien plutôt des forces ou des contraintes. Qu’il y ait en l’homme un appel à la signifiance complète de l’existence est sans doute vrai. Mais qui pourra nier qu’il y a aussi en lui une attirance pour une sorte de puissant désengagement ? Ce qui fait pencher la balance d’un côté ou de l’autre est le poids ou l’obstacle ou la main qui contraint un des deux plateaux au déséquilibre par rapport à l’autre. Maintenant, à la lumière des travaux de Pierre Legendre, nous allons voir que cette tension irréductible, au cœur de l’homme, appelle, en Occident, une force institutionnelle qui contraint l’homme, le pousse à choisir la vie plutôt que le retrait.
Lorsque l’humanité écoute et prend en charge l’appel intérieur au sens, c’est bien de questionnement qu’il s’agit. Au-delà de la diversité des réponses apportées aux questions ultimes de l’homme, on découvre un noyau de principes ou de notions qui forment comme une sorte de patrimoine spirituel de l’humanité, alimentant du même coup la confiance en la capacité humaine de saisir la raison ou l’universel des choses. Mais, encore par-delà, il n’est pas plus indéniable que l’exercice individuel et collectif de la raison, même potentiellement toujours renforcé de ses succès, à travers une prise accrue sur le réel, et éventuellement par une vie plus sage et heureuse, demeure toujours ouvert à un dépassement qui peut sembler infini. Le questionnement humain ne rencontre pas que la raison dans le réel. La raison dans le réel permet au questionnement humain de trouver des réponses. Il y a là une satisfaction certaine qui explique, en partie, la joie de comprendre et la fascination pour les performances des sciences modernes. Cependant, que ce soit en direction du monde sensible, ou bien, en radicalisant le questionnement à la réalité tout entière, ou encore, réflexivement, en prenant l’interrogation humaine elle-même pour thème d’étude, il apparaît que la soif de connaître butte sur une dimension mystérieuse. Et il ne semble pas déraisonnable d’envisager que cette dimension mystérieuse puisse être définitivement irréductible. En effet, le regard tourné vers l’horizon du ciel, et peut-être plus spécialement sur un ciel nocturne étoilé, ne rencontre pas de borne. L’immensité cosmique semble illimitée, l’homme ne perçoit pas de limite [216] lorsqu’il lève le regard de sa Terre natale [217]. A partir de cette perception, l’idée de l’infini peut lui venir à la conscience. Au moins, il fait ainsi l’expérience d’un aspect du mystère du monde, qui peut lui sembler irréductible [218]. Du côté du savoir en tant que tel, la philosophie moderne occidentale a buté sur plusieurs questions, dont celle-ci, formulée par Leibniz : « pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? » [219] Il s’agit bien, en effet, lorsque l’on demande pourquoi il y a le réel ou l’être plutôt que rien, d’une question sensée mais littéralement abyssale. Quelles que soient les tentatives de réponse formulée, elle demeure. Même la réponse monothéiste, qui attribue l’origine de la réalité à un Dieu Tout puissant et Tout aimant, ne répond pas complètement : il demeure toujours que l’on peut demander pourquoi Dieu existe plutôt que rien. Argumenter la thèse que Dieu soit la réponse ultime ne satisfait pas le désir de connaître. C’est ainsi aussi, que, du côté de la personne se réfléchissant, il apparaît que le questionnement humain, quelles que soient le nombre et la richesse des réponses trouvées, demeure et perdure inlassablement. La personne qui questionne ce fait découvre que l’interrogation est une dimension fondatrice de l’humanité, en tant qu’elle est universelle et insatiable. Dans la rencontre d’autrui, dans la rencontre du visage, on perçoit aussi chez les autres cette soif de connaissance partiellement inextinguible. Emmanuel Lévinas ajoutait que, dans le visage d’autrui, c’est aussi un appel infini à la responsabilité, pour lui et pour les autres, qui nous touche. Voyons maintenant les conséquences de cette limite de l’intelligibilité pour l’organisation de l’existence humaine, et, en conclusion, pour la juste appréhension de la raison.

Aspects anthropologiques du mystère réel et conséquence pour la compréhension de la raison

Ainsi, où que nous portions notre regard, jamais les réponses ne sont parfaitement complètes ni définitives. Or un tel insondable, pour peu que nous l’admettions substantiel, c’est-à-dire, ici, réel et définitif, est comme l’envers ou l’autre logique de la raison [220]. Avant d’être étudié explicitement dans sa dimension sociétale et psychologique par Pierre Legendre, cette autre source de la raison, cette question de l’abîme anthropologique, a été relevée et/ou décrite par d’autres, notamment par des juristes [221], des poètes [222], et des philosophes [223]. Pierre Legendre y voit le « point faible » de l’homme. On ne « peut éliminer de la vie humaine « le mystère et la tragédie » [224]. L’homme est habité par un « Pourquoi ? » radical qui constitue « un vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine » [225]. En conséquence, il faut s’organiser pour répondre à « l’effroi de vivre » [226]. C’est un des rôles des représentations culturelles de toutes les sociétés. Fondamentalement les cultures organisent et stabilisent, instituent un ensemble de réponses aux questions existentielles des hommes, dont celle-ci, qui débouche sur un « rien » persistant et angoissant. Ainsi, pour rendre la vie humaine régulièrement supportable, et sans exclusive des autres cadrages juridiques de la liberté humaine, il a fallu poser des cadres culturels qui font barrage au désir finalement insatiable de connaissance [227]. On ne peut pas laisser les personnes livrées à l’angoisse d’exister, c’est humainement irresponsable [228]. Si l’humanité a pu se reproduire et se multiplier jusqu’ici, malgré ce problème cognitif, c’est parce qu’elle a su, dans la diversité de ses traditions, produire des réponses vivables. C’est pouquoi Pierre Legendre peut voir, dans l’instauration culturelle des cadres institutionnels, la manifestation « d’un geste de survie » pour l’humanité [229].
Mais ces réponses culturelles et institutionnelles ne sont pas spécialement des réponses de connaissance, puisque l’homme bute, partiellement mais partout, sur le mystère. Plus précisément, il a fallu, plutôt qu’un barrage infranchissable, établir un filtre, un cadre où il faut obligatoirement passer, une porte pouvant s’ouvrir uniquement sur négociation. Le but étant « que l’humain s’accorde avec l’Abîme » [230]. Nous avons appris, dans un travail antérieur, à apprécier l’étude du tableau de René Magritte, intitulé La lunette d’approche, pour illustrer cet aspect anthropologique de la raison. On y voit une fenêtre à demi ouverte dont le battant tiré emporte avec lui le paysage, un ciel et des nuages. Par l’entrebâillement on ne voit pas le même paysage mais du noir, le vide, le rien, le gouffre de l’existence humaine. Toute culture a à fabriquer une telle « lunette d’approche » pour que les hommes qu’elle nourrit spirituellement soient désireux de construire leurs vies dans le monde tangible, celui auquel ils appartiennent par leur corporéité et leur vie biologique. Mais la culture doit aussi favoriser le travail d’humanisation du monde, elle doit favoriser une vie authentiquement humaine, où ce qui excède en l’homme la corporéité est promu, comme dimension propre de la dignité humaine. Ainsi les référents culturels doivent-ils proposer du sens et un modèle d’organisation de la vie, visant à ce que la tension inhérente à la condition humaine évolue vers une communion féconde plutôt que vers une schizophrénie dé-structurante.
La fabrique institutionnelle de l’homme a pour objet l’installation de l’homme dans une situation de compromis où « le pourquoi » cesse d’avoir une emprise illimité, en étant placé et reconnu comme l’autre de l’évidence des nécessités de la vie et des émerveillements qu’elle peut procurer. Elle vise à faire tenir debout l’homme, entre, d’une part, les raisons plus ou moins nombreuses d’optimisme [231] et les évidences vitales à assumer, et, d’autre part, le questionnement infini, tout aussi évident, finalement, lequel peut, bien appliqué, rendre la vie plus aisée [232], mais qui peut, désordonné ou omniprésent de façon tyrannique, dans sa dimension abyssale, la rendre, à force, impossible ou destructrice. Formellement, ce travail institutionnel vise à séparer [233] les registres de la raison afin qu’ils ne se télescopent pas. La raison apparaît ici dans cette reconnaissance de la nécessité de séparer, d’une part, le questionnement, de l’autre, les évidences biologiquement ou spirituellement vitales. La raison humaine parvient à reconnaître la raison qui habite le monde. Mais l’intelligence, lorsqu’elle fait retour sur elle-même, reconnaît aussi la raison dans la structure de son humanité. Elle découvre alors les conditions minimales pour que l’homme ainsi fait choisisse d’avancer selon la connaissance de la raison, plutôt que de céder à l’imaginaire, au moins partiellement angoissant, de l’autre logique de la raison, le questionnement désindexé, décroché de l’ordre vital de la réalité humaine. Cet ordre humain, la raison le reconnaît soumis, ordinairement, au primat de la vie biologique, dès lors que la volonté de vivre longtemps est prise pour point de départ, comme dans le proverbe italien « Primo vivere, dopo filosofare ». Et dans cette prise de conscience de la béance de la raison sur quelque chose qu’elle ne peut réduire fondamentalement, c’est aussi le rapport entre liberté et vérité qui est souligné.
Sur le plan de la compréhension de la raison, il faut donc admettre que, pour être conforme au réel, la raison doit reconnaître sa bipolarité, entre l’intelligible et le mystère, entre l’intelligible et tout ce que fait l’homme sans s’en soucier vraiment. Dès lors, proposer un discours rationnel exige de renoncer à la prétention de la compréhension totale : « Tout est donc plus compliqué qu’on avait pu le croire. Le projet de la raison garde sa validité, en tout cas à la condition qu’il assume résolument la critique nécessaire de l’idée de totalisation » [234]. Dès lors, la raison, dans sa déclinaison occidentale, comme dans son autoréflexion, ne peut plus être pensée hors du choix existentiel qui la précède, qui a présidé, et qui préside au moment où l’on s’engage à considérer les choses dans sa lumière. Avec l’ensemble de ces résultats nous allons pouvoir présenter, en comparaison, les grands traits caractéristiques de la raison orientale.

La pensée orientale et le renoncement à la connaissance théorique

Comme dans le cas de l’Occident, où l’héritage commun de la philosophie grecque et de la religion juive, de l’Europe à l’Amérique du Nord, et, dans une mesure plus complexe, dans le monde arabe, autorise la réflexion sur la raison occidentale, plusieurs traits caractéristiques se retrouvent dans les différentes philosophies et religiosités de l’Orient, ce qui permet de réfléchir sur la pensée ou la raison orientale au singulier. Notre comparaison se construira à partir d’éléments pris dans l’hindouisme, le bouddhisme, le confucianisme, et le taoïsme. Une première justification de ce rapprochement nous est donnée par Ivan P. Kamenarovic, qui conclut ici au sujet de la pénétration et de l’installation du bouddhisme en Chine :

« De longs débats s’engagèrent alors, fructueux, passionnés, violents parfois entre ce que les Chinois ont fini par désigner d’une même appellation, les Trois Enseignements, et qui sont le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Des éléments communs, de farouches oppositions, des influences certaines entre les trois n’ont jamais cessé de jalonner l’histoire de la pensée chinoise depuis le début de leur coexistence jusqu’à nos jours. Soulignons une fois encore ce qu’ont d’artificielles des distinctions que nous sommes parfois tentés de considérer comme infranchissables, entre des courants profondément imprégnés les uns par les autres. Il n’est certes pas faux de souligner les divergences qui existent entre le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Elles ne doivent pourtant jamais faire oublier à quel point chacun a servi à l’élaboration de ce que sont devenus les deux autres » [235].
Anton Kielce le confirme : « Atteindre l’état de « non-obtention » est un des buts du bouddhisme zen. Cet état participe du même principe que le wou-wei des taoïstes, le ne pas faire ou le non-agir, qui, selon les circonstances, peut encore s’énoncer comme le non-savoir, le non-désir, le non-être ou l’oubli de soi » [236].

Nous étudierons successivement les idées centrales d’une nature unifiée mais neutre, le thème de l’alternance perpétuelle vide-forme créatrice de toutes choses, l’immanentisme, le rejet de la conception personnelle de l’existence humaine, et, enfin, la question de l’intelligibilité du réel.

Une conception organiciste mais acosmique de la nature

L’idée de l’ordre de l’univers est importante en Orient. On y considère le monde comme un tout organique sans reste. Tout y est un et toutes les formes, tous les êtres, toutes les personnes émergent temporairement du principe créateur impersonnel qui constitue le cœur du monde. Mais parler de cosmos pour désigner la conception orientale du monde [237] semble un peu impropre. Nous avons vu que la notion de kosmos, apparue chez les grecs, exprime un a priori favorable à l’ordre de la nature en tant qu’ordre accueillant pour l’homme. Or il n’en va pas de même en Orient : « Regardez les choses du point de vue même des choses, et vous verrez leur véritable nature ; regardez les choses de votre propre point de vue, et vous ne verrez que vos propres sentiments ; car la nature est neutre et évidente, tandis que vos sentiments ne sont que préjugés et obscurités » [238]. C’est que le Tao est « vide suprême », « sans commencement » [239].

Dans les paroles de Bouddha, le fond de la réalité est non-être. Rejoindre l’état de non-être serait merveilleux, ce serait la délivrance, l’état de Nirvâna : « Aucune faute ne peut être rachetée. L’homme naît seul, vit seul, meurt seul. Et c’est lui seul qui pioche le chemin qui peut le conduire au Nirvâna, le merveilleux royaume du Non-Être, du Ne-plus-être » [240].
Dans La Triple Corbeille, Bouddha affirme que le réel serait une seule entité organique sans cause ni but, une neutralité : « Il n’existe dans tous les univers, visibles et invisibles, qu’une seule et même puissance, sans commencement, sans fin, sans autre loi que la sienne, sans prédilection, sans haine. Elle tue et elle sauve sans autre but que de réaliser le Destin » [241].
Le temps serait constitué par un flux continu (samtâna). Cette fluidité ferait que toute « forme » se manifestant serait périssable mais aussi « ontologiquement irréelle ». L’existence et la non existence ne sont alors pas « les différentes apparences d’une chose, mais la chose en elle-même ». La fluidité et l’instantanéité du monde sensible, sa continuelle néantisation, est la formule mahayanique par excellence pour exprimer l’irréalité du monde temporel ». L’idée de « vacuité » est une autre façon de désigner la vraie réalité dans le bouddhisme, en articulant cette idée avec celle de « forme ». Bouddha déclarait ainsi que « Là où il y a la forme, il y a le vide, et là où il y a le vide, il y a la forme. Vide et forme ne sont donc pas distincts » [242]. Dans le bouddhisme, « il n’y a pas d’être stable, mais tout est conçu comme devenant et disparaissant » [243]. Le fond de l’être comme le Nîrvana ou l’Illumination gardent un aspect indéfini. Celui-ci participe aussi bien à la multiplication des sous-groupes bouddhistes qu’à l’extension des philosophies orientales grâce à ce flou qui autorise de nombreuses convergences et syncrétismes. Bouddha ne propose cependant pas la négation absolue du réel : « Il existe bien un non-né, non devenu, non-fait, non composé, et s’il n’existait pas il n’y aurait pas d’évasion possible de ce qui est né, devenu, fait et composé ». Le bouddhisme interprète donc le réel comme une dualité entre le monde illusoire qui nous apparaît habituellement et le monde indéfini du Nîrvana, neutre, vide, impersonnel, et pourtant aléatoirement « formateur de forme ». Par rapport à la réalité ultime qui demeure toujours peu ou prou une mais apparemment impossible à circonscrire, Maya, « la relativité des réalités, le monde illusoire des phénomènes que régit, avec un déterminisme rigoureux, la loi des causes et des effets » semble paradoxalement le « seul terrain solide » de la doctrine bouddhique [244]. Le taoïsme ne propose pas plus de prise quant à son approche de la réalité ultime. La voie, le Tao n’est pas désignable par un terme affirmatif ni par un contenu explicite, pas plus que le Nîrvana bouddhique. Le Tao étant « sans nom, il n’agit donc pas, et cependant par son non-agir tout se fait » [245]. Il peut parfois être appelé la « Mutation », l’origine du monde où « la force ne se manifeste pas encore », un état changeant ne pouvant être « saisi sous aucune forme » [246].
L’importance considérable, en Extrême-Orient, des approches du réel au travers de listing de ce qui ne serait pas ou de ce qu’il ne faudrait pas faire (non-agir, non-être…) contraste de manière flagrante avec le souci occidental de parvenir à connaître positivement le réel afin de s’y orienter et de tenter d’accroître la puissance humaine sur le monde.
La réalité ultime de la raison orientale est une, immobile, impersonnelle, neutre, infini, sans commencement ni fin, créatrice de toutes choses tout en étant sans forme. Elle est un peu comme une pure capacité à la puissance sans finalité autre que son auto-reproduction. Ce modèle du monde est acosmique ou « anticosmique » [247]. Nous allons voir maintenant que ce choix fondamental est cohérent avec cette autre thèse orientale, l’absence d’un moi substantiel en chaque être humain.

Des êtres humains sans réalité personnelle : la réalité orientale est sans humanisme

Nous avons vu que le réel était conçu neutre et un. La conception orientale du réel est véritablement immanentiste et moniste, au sens ou elle rejette toute véritable transcendance et toute véritable dualité. Le réel est supposé continu et unifié. Prise absolument, cette thèse implique logiquement que l’homme ne se différencie pas fondamentalement du monde. Elle implique aussi que les éventuelles divinités et les éventuels esprits sont aussi en continuité avec l’ensemble de la réalité. Toutes choses seraient prises dans le continuum du tout. Il n’existerait pas non plus de différence fondamentale entre la corporéité et la spiritualité. La raison orientale est-elle alors matérialiste ? Ou bien spiritualiste ? Il n’est pas sûr que la question ait du sens pour un indien ou un chinois. Pour eux les distinctions se pensent plutôt en terme de virtuel et de manifeste plutôt qu’en terme d’immanence et de transcendance ou de corporéité et de spiritualité. Il s’agit d’une pensée du processus – continu, alternant, ou cyclique – alors que la raison occidentale est une pensée de l’être ou de la substance. Pour parler de la différence corporéité-spiritualité la raison orientale aura plutôt recours à l’idée de subtilité : il n’y aurait qu’une seule réalité, aux manifestations plus ou moins subtiles. La matière serait une expression peu subtile du réel, tandis que l’esprit serait une manifestation du même réel, mais de façon subtile.
Dans ces conditions il est tout à fait logique que l’on ne trouve pas d’équivalent, en Extrême-Orient, à nos idées occidentales concernant l’existence d’une âme individuelle ou d’une réalité de chaque personne unique. Au-delà des contingences héréditaires, familiales et culturelles, au-delà de la mémoire de chacun et des traits de son corps, il n’y aurait rien de subsistant dans l’être humain. Finalement il apparaît clair, aussi bien dans la tradition indienne, avec le brahmanisme, l’hindouisme, le bouddhisme, ou dans la tradition chinoise, avec le confucianisme et le taoïsme, quelles ques soient les nuances de ces philosophies entre elles et à l’intérieur de chacune d’elles, qu’elles ont pour point commun de considérer la réalité sans accorder le moindre privilège ou statut d’exception à l’homme. Comme le dit Anne Cheng à propos de la pensée chinoise, il s’agit d’une pensée de « plain pied » où l’homme apparaît comme presque totalement immergé dans le réel [248]. Krishnamurti dira ainsi qu’il faudrait évacuer la pensée, et donc l’homme, en tant que la pensée est la marque distinctive de son humanité, lorsque l’on veut comprendre ce qu’est vraiment la réalité : « Pour voir [la vérité, ce qui est], il faut être libre de toute autorité, des traditions, de la peur, ainsi que de la pensée et de l’artifice des mots » [249].

L’essence universelle de la raison et le différent Orient-Occident

Peut-on dépasser l’alternative de la raison occidentale et la raison orientale alors qu’elles semblent diamétralement opposées ? Un tel objectif implique d’abord de décaler légèrement notre regard, en rappelant que nous postulons l’universalité du genre humain, l’égalité de tous les êtres humains composant « l’humanité normale et adulte » [250], du point de vue de l’intégrité formelle de la personne, et donc, y inclut, du point de vue de la conscience et de la raison. Si la structure anthropologique de l’expérience du réel est fondamentalement la même chez chacun(e), c’est donc que les variations culturelles se produisent en aval de ce que l’on peut appeler la nature humaine universelle. La philosophie comme discours vise « à instaurer une vision vraie, et par ce fait même elle vise aussi à instaurer une communauté d’esprits, en principe sans frontières, fondée dans la reconnaissance de l’essence, de ce qui appartient à l’être même de l’homme et à l’être même de la réalité en tant que telle » [251]. D’un point de vue objectivant, il est logique d’admettre la nature humaine comme élément de la raison des choses, de l’ordre ou de la forme du réel en général. Mais la raison désigne aussi la capacité humaine de saisir la raison dans les choses. Ainsi la capacité rationnelle s’exerce, pour ainsi dire, en se remplissant de la raison intelligible présente dans, ou à même le réel. Mais cet exercice de la raison n’a pas de terme assignable. La connaissance du réel s’offre sans cesse à l’approfondissement. D’autre part, la raison dans les choses, même postulée unifiée, présente différentes facettes ou niveaux de réalité par où l’appréhender. Du coup, l’exercice humain de la raison peut se mener sur la même et unique raison du réel, sans forcément obtenir des connaissances dont l’articulation logique et harmonieuse apparaisse immédiatement [252]. Entre la raison occidentale et orientale il se pourrait qu’il s’agisse bien plus d’une affaire de point de vue et de mode d’explication du réel que d’une opposition en termes de rationalité et d’irrationalité.
Une façon d’avancer dans ce questionnement est de rappeler la poignée de critères qui ont été dégagés pour définir l’exercice authentique d’un regard rationnel. En se concentrant sur les principes cadres ou les bornes logiques de l’exercice de la raison nous pourrons nous rendre compte que la rationalité existe à partir du moment où l’on raisonne en suivant ces principes. Pour un philosophe réaliste, « la pensée n’a d’autre contenu que celui que ses facultés lui permettent d’abstraire des choses et qu’elle élabore grâce à ses principes » [253]. La démarche rationnelle est donc à distinguer de la connaissance du réel. C’est-à-dire que l’on peut partir d’une pseudo-connaissance du réel et raisonner avec une logique rigoureuse à partir de prémices fausses. Mais la connaissance est toujours partielle, une abstraction dans la totalité infinie du réel. D’où la nécessité de se résigner à reconnaître la dimension de choix dans toute connaissance, d’une part, et le besoin, d’autre part, d’exprimer comment ces connaissances partielles ont prise effective sur les choses et comment elles peuvent s’insérer dans une vision globale du réel et de la vie humaine : c’est à l’aune d’une telle vision du monde que les hommes peuvent évaluer vraiment si ces connaissances contribuent à leur donner, non seulement un pouvoir d’action accrue et du bien-être, mais aussi un sens satisfaisant à leurs vies.
Finalement assez simplement, les principes essentiels de la raison sont articulés avec le principe central de « non-contradiction ».

Le principe de non contradiction, critère minimum de la consistance rationnelle universelle

Aristote a formulé, dans La métaphysique, le principe de non-contradiction, lequel est au cœur de la reconnaissance d’un discours rationnel. C’est en s’interrogeant sur l’objet du savoir de la métaphysique ou philosophie première, alors non distinguée de ce que nous nommons aujourd’hui la « science », qu’il signale le principe de non-contradiction comme un objet problématique, mais secondaire, de la connaissance du réel. Il se demandait si la métaphysique devait « considérer seulement les premiers principes de la substance, ou bien […] embrasser aussi les principes généraux de la démonstration, tel que celui-ci : est-il possible, ou non, d’affirmer et de nier, en même temps, une seule et même chose, et tous autres principes semblables ? ». Aristote cherchait à déterminer quels problèmes doit se poser la métaphysique pour bien aborder l’être. Mais c’est de l’expérience ordinaire du réel et de la vie sociale qu’il tira ses observations. Il convient que les principes « sont connus par une expérience immédiate et [que] chaque science en use comme de vérités bien connues » et donc qu’« aucune des sciences particulières n’en a le privilège exclusif et il n’appartient à aucune d’elles en particulier de traiter de ces vérités ». Toutes les sciences qui précèdent la métaphysique (meta = après [254]) ont validement usé du premier principe ou principe de non-contradiction, et pour Aristote, elles ont bien fait d’agir ainsi [255].
Il y a ainsi trois premiers principes inséparables et rattachés au premier principe qui permettent de distinguer un discours logique des autres types de discours : « le principe d’identité A est A, le principe de non-contradiction A n’est pas non-A, le principe du tiers exclu, impossibilité de trouver un troisième terme entre A et non-A » [256]. Le premier est le principe dit de non-contradiction. Aristote l’expose au Livre K, Chapitre V de La Métaphysique : « Il y a, dans les choses, un principe, un principe sur lequel on ne peut se tromper jamais […]. Ce principe, c’est qu’une seule et même chose ne peut jamais, en un seul et même moment donné, être et n’être pas ». Comme Aristote précise que « cette vérité s’applique à tout ce qui présente des oppositions de cette forme » [257], il est loisible de décliner le principe de non-contradiction, par exemple comme suit, avec Thierry Magnin : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas à un même sujet, en même temps et sous le même rapport » [258]. Parfois, comme le rappelle et le dénonce cet auteur, certains font référence à ce principe en omettant « en même temps et sous le même rapport » : il s’agit d’une lourde erreur, source de bien des contresens ou de contestations déplacées du principe.
Quant à la genèse de la prise de conscience de ce principe, on peut faire allusion, à nouveau, à ce que nous avons développé plus haut sur le discernement perceptif de formes dans le réel et sur l’apparition de la géométrie formelle. Regardant ensemble tel paysage et souhaitant partager ce qu’il nous inspire, nous nous accordons à discerner des formes, des plans, des textures, des couleurs, objets, êtres, sons, odeurs, plus ou moins complexes. Et nous nous entendons aussi à dénommer de mots définis les formes et éléments de ce tableau. Sans cet accord sur la manière de voir, médiatisé par un langage partagé, il n’y a pas d’échanges ni de dialogues possibles. Et c’est bien ce que notait aussi Aristote : « Or, quand on cherche à tomber d’accord sur quelque raisonnement commun, il faut bien qu’on se comprenne mutuellement en un certain point ; car, sans cette condition, comment serait-il possible de se communiquer réciproquement ce qu’on pense ? Ainsi, il faut d’abord que chacun des mots dont on se sert ait un sens connu, que ce mot exprime une seule et unique chose, et non plusieurs à la fois, au lieu d’une seule ; et que, s’il a par hasard plusieurs sens, on sache précisément celui dont on entend se servir. Or, celui qui soutient que telle chose est et n’est pas à la fois, celui-là nie précisément ce qu’il affirme ; et, par conséquent, il nie que le mot qu’il emploie signifie ce qu’il signifie ; ce qui est complètement impossible et absurde » [259].
Appuyée sur le principe de non-contradiction, la raison dans l’homme, l’intellect en action peut être compris comme un simple point d’interrogation sujet du réel. Dans une approche basique, le réel étant formé, la connaissance sera le résultat d’une saisie logique, non-contradictoire, des formes du réel. La consistance rationnelle implique au minimum seulement la non-contradiction. La connaissance implique en plus l’adéquation de l’intellect au réel, à la raison qu’il porte, à ses formes intelligibles [260]. Voyons maintenant ce qu’il en est du rapport de la rationalité ainsi considérée avec les invariants de la culture orientale, puis de ce même rapport quant à l’idée de connaissance ou savoir vrai.

Rationalité et Orient : un bref aperçu

Nombre d’auteurs considèrent encore que la pensée orientale serait non rationnelle, quand ce n’est pas irrationnelle. La culture orientale n’aurait qu’à s’occidentaliser ou à irrémédiablement péricliter, dans un monde ouvert à des échanges toujours croissants. D’autres pensent que la culture d’Orient peut se réformer, surtout à l’heure où l’Occident ressentirait « le besoin de sortir du logocentrisme de son héritage grec » [261], ce qui permettrait qu’un vrai dialogue s’instaure. Dans les deux cas, le postulat sous-jacent est que l’Orient constitue une tout autre culture par rapport à l’Occident. L’Orient serait « une culture radicalement différente » et « une pensée qui nous est véritablement étrangère » [262]. On peut se demander alors comment une compréhension de la culture orientale nous est possible, et vice-versa. Celles et ceux qui pensent que la pensée orientale est rétive, récalcitrante, ou impénétrable au principe de non-contradiction, tendent en fait à considérer que le dialogue et l’accord sont impossibles entre occidentaux et orientaux. L’histoire déjà longue des échanges interculturels atteste du contraire. Bien qu’ils n’argumentent pas suffisamment leurs thèses, à notre goût, Julien Saiman ou Stanislas Breton défendent que la pensée orientale respecte le principe de non-contradiction. Donc qu’elle est au moins partiellement rationnelle. Essayons de le montrer.

Lorsque le moine Malunkyaputta est troublé, devant Siddhartha Bouddha qui prêche en même temps « que le monde est éternel et que le monde n’est pas éternel, que le monde est fini et qu’il est infini, que l’âme et le corps sont identiques et qu’ils ne sont pas identiques » [263], il faut certainement revenir à la définition du principe de non-contradiction pour y voir clair. Ici, il est précisé que Bouddha prêche ces antithèses « en même temps ». Mais il n’est aucunement précisé qu’il les affirme sous le même rapport ! Réfléchissons. Pour finitude/infinitude du monde et pour éternité/fugacité, il suffit d’ajouter, d’un côté, la prise en compte de l’homme pour que le propos soit rationnel. L’univers peut être dit infini à nos regards et à nos télescopes et sondes spatiales, mais le monde inclut l’homme, l’être qui nous intéresse normalement le plus dans le monde. Or l’homme est marqué du joug de la finitude : il ne peut pas faire tout ce qu’il veut, il n’est pas tout-puissant. Finitude du monde humain, infini du monde cosmique. De même pour éternité/fugacité : malgré les théories du Big Bang, on ne voit ni ne trouve de début et de fin à l’univers ; il peut sembler éternel. Mais l’homme actuel, sous sa forme actuelle, meurt. Il disparaît. Fugacité du monde humain, fugacité du monde actuel vécu par l’homme, qui n’est pas incompatible avec le gigantisme du temps cosmique hypostasié comme éternité. Mais peut-être l’apparente antithèse âme-corps identiques/dualité âme-corps est elle la plus facile à dépasser. Si je dis qu’à la mort le corps de l’homme n’est plus animé, tandis que pendant la vie une volonté pouvait s’y exprimer et l’agir, alors je constate une dualité âme-corps. Mais si je constate que les hommes vivants expriment par leurs attitudes ce qu’ils vivent dans leurs âmes, ou bien si j’affirme que je suis mon corps – même si je l’excède, ne retrouvons-nous pas une certaine identité âme-corps, que la notion de personne unique exprime ? Certains trouveront sans doute notre interprétation exagérée. Nous répondrons que nous ne nous laissons pas prendre à au moins un des pièges du langage. En effet, dans la mesure où le sens précis des mots n’est pas donné, rien n’interdit de les employer dans un sens permettant, en l’englobant sous un sens plus large, de dépasser les contradictions apparentes. De plus, il faut bien reconnaître les limitations intrinsèques de tout langage à vocation descriptive : l’expression de l’être, aussi méticuleuse et rigoureuse soit-elle, n’atteint jamais le niveau d’une description parfaite du réel. Ceci permet aussi de comprendre, non seulement le lien établi par Aristote entre existence d’une contradiction et définition plus ou moins précise des mots et points de vues adoptés, mais encore le souci scientifique d’établir des langages aussi univoques que possibles, dans le but d’obtenir des théories critiquables et des savoirs expérimentaux. Ce qui nous amène maintenant à une seconde manière de relativiser le manque de prise offert par la culture orientale à la raison.

Si on admet, par hypothèse, l’existence du voile de maya obstruant l’accès du sujet à l’être, d’une part, et, d’autre part, le fond de l’être comme vide, selon la vision orientale, on peut comprendre que la culture orientale respecte le principe de non-contradiction, entre A qui serait maya, et la vraie réalité B, qui serait autre chose. Ce qui nous apparaît est jugé en Orient différent de ce qui est vraiment. Nous serions victimes d’illusions. Or, quand nous disons que la connaissance peut atteindre la réalité mais seulement partiellement, ne disons-nous point quelque chose de logiquement similaire ? Peut-être, mais ce n’est absolument pas ontologiquement similaire ! Ainsi, l’idée de l’intelligibilité globale et partielle de l’univers s’exprime sur deux plans : intelligibilité globale de principe et dans les grandes lignes ; intelligibilité partielle parce que progressive, parce que infinitésimale dans le détail et l’extension spatiale et temporelle, parce que tributaire d’un point de vue, parce que toujours confrontée au mystère… De son côté, la pensée d’Orient prétend ne pas pouvoir se prononcer fondamentalement sur l’être. Et pourtant elle dit que l’être est comme une alternance de vide et de forme. Ou bien que « tout est souffrance ». Il y a là comme une contradiction insurmontable que l’on retrouvera telle quelle chez Masanobu Fukuoka : affirmer la non intelligibilité tout en proposant une doctrine de l’être. A moins que la doctrine ontologique soit une conséquence logique de la certitude de l’inintelligibilité postulée ! Dans lequel cas la culture orientale, à l’instar de la culture grecque, comme nous l’avons montré plus haut, s’érigerait depuis une attitude humaine subjective et personnelle avant de se projeter sur l’ensemble du réel. L’oubli de ce point de départ tout humain gênerait nos efforts de compréhension.
La réalité est « crypto-phanique » [264] et nous nous satisfaisons de l’aspect intelligible et de pouvoir progresser dans la connaissance. Le phénoménisme oriental, quant à lui, juge que le fond de l’être reste un mystère sans raison ni valeur. Il ne serait pas intelligible par l’homme. Dans les deux cultures on peut trouver des points d’appuis dans le réel de ces visions du monde. On peut cependant s’attacher à montrer que la raison occidentale semble permettre une prise sur le réel bien plus efficace, vérifiable, et explicable que la « raison » orientale. Tout comme rappeler que la culture orientale ne cherche pas du tout à affirmer l’homme mais à le faire participer harmonieusement à l’être. Et c’est dans le cadre de ces options fondamentales nettement divergentes que l’on peut ensuite appliquer ou retrouver le principe de non-contradiction. Comment les orientaux pourraient-ils se comprendre entre eux sans un tel minimum de logique binaire ? Ils ont leurs couple de notions, tels Ciel/Terre, Vide/plein, père/fils, mais leur pensée n’est pas disjonctive ou substantialiste, elle est ternaire, « en ce qu’elle intègre la circulation du souffle qui relie les deux termes » [265]. Pour conclure cette mise au point sur le rationalisme, montrons enfin que la thèse de l’origine pré-rationnelle des visions du monde semble solide, en tant qu’elle permet de dépasser l’alternative raison occidentale / étrangeté orientale, en accédant à un point de vue où la divergence culturelle dérive d’un choix devant deux options également présentes dans le réel : la différence Orient-Occident n’est pas réduite mais l’enjeu du dialogue apparaît plus évidemment.

Optimisme occidental, pessimisme oriental

Mircea Eliade a sans doute raison lorsqu’il avance que le « paradoxe de n’importe quelle philosophie – activité par excellence universelle et impersonnelle – c’est qu’on peut toujours la réduire à une expérience précise, concrète, personnelle » [266]. Dès lors, la pensée occidentale, d’abord tributaire de l’avènement grecque de sa raison, doit toujours garder présente à l’esprit que le choix de l’intelligibilité du réel se doublait d’une injonction morale à connaître, pour être conforme à sa dignité, et s’appuyait sur un regard optimiste sur le monde [267]. Les philosophes grecs étaient généralement des citadins [268] dont la subsistance et même l’agrément étaient acquis : « Tous les besoins, ou peu s’en faut, étaient déjà satisfaits, en ce qui concerne la commodité de la vie et même son agrément, quand survint la pensée de ce genre d’investigations » [269]. On comprend mieux qu’ils aient eu le sourire et envie de voir la vie et le monde du bon côté. Que leur soit venue l’idée que le monde soit ordonné et beau, qu’il soit kosmos, étonne maintenant bien moins. Même l’idée de l’intelligibilité peut venir de là : si le monde est ordonné cela veut dire qu’il est sensé. Sans doute ces philosophes étaient-ils intérieurement en paix pour spéculer. Ils voulaient croire que leur mode de vie était viable, la conscience culturelle grecque antique s’est ressentie elle-même comme un sommet dans l’histoire des civilisations. N’a-t-elle pas forgée la catégorie du « barbare » ?
Il y avait cependant comme un envers de la médaille. A l’époque flamboyante de l’Athènes des Périclès (-495 -429), Socrate (-470 -399) et autres Platon (-428 -348) et Aristote (-384 -322), les esclaves étaient légions, peu de citoyens avaient des droits civiques, et les étrangers, artisans, et paysans étaient généralement peu considérés. D’autres « philosophes » auraient pu voir cette situation négativement et projeter sur le monde entier l’idée que le fondement de toutes choses était l’injustice. Sommes-nous encore loin de la pensée de l’Orient et de ces mots de Bouddha :
« Il n’y a que Souffrance, il n’y a pas de souffrant.
Il n’y a pas d’agent, il n’y a que l’acte.
Le Nîrvana est, mais non pas celui ou celle qui le cherche.
La Voie existe, mais non pas celui ou celle qui y marche » [270] ?

Pour notre part, nous ne le croyons pas. L’attitude culturelle fondamentale de l’Orient devant le réel consiste à minorer les aspects positifs et plaisants de la vie humaine et du monde d’ici-bas. Et nous ne comprenons pas, à moins de donner un tout autre sens aux mots, ceux qui veulent défendre, tels Mircea Eliade [271] ou, aujourd’hui, Frédéric Lenoir [272], pourtant conscients d’aller contre une tradition d’interprétation savante bien établie, que l’Orient ne soit pas pessimiste [273].

Vouloir que le monde soit sensé est donc tout aussi important que d’en découvrir des indices ou des preuves. Comme l’Orient qui ne croit pas à l’intelligibilité, découvrons maintenant l’ésotérisme anthroposophique qui ne croit pas à l’intelligibilité humaine spontanée des choses : dans tout ésotérisme, il en faut passer par une initiation pour accéder à la connaissance, car celle-ci serait cachée.

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Les idées fondamentales de l’anthroposophie

2D’après l’anthroposophie, qu’est-ce que le monde occulte ?2

Le monde selon l’anthroposophie est d’abord fondamentalement non visible pour la conscience ordinaire et le sens commun. Nous reconnaissons-là une des positions constitutives de toutes les théories occultistes : la vraie réalité procède « du monde occulte, dont le manifesté n’est que l’expression » [274]. Nous avons vu plus haut que, sans abus de vocabulaire, en rappelant simplement le rôle des pratiques alchimiques et magiques dans l’élaboration médiévale de la démarche de la science moderne, il était possible de rapprocher « le monde occulte » et « les lois scientifiques ». Dans les deux cas l’homme est à la recherche d’une causalité d’abord invisible ou cachée pour expliquer les phénomènes matériels visibles. Mais les lois scientifiques concernant le domaine empirique ne sont que des rapports réglés entre différents phénomènes appréhendables matériellement. Elles ne sont rien de matériel, elles ont le même statut que les idéalités mathématiques qui les expriment : celui de produits de la recherche, par l’intelligence humaine, d’une description formelle plus précise des choses, en vue d’un agir plus efficace. Dans la perspective scientifique, l’intellect saisit des formes du réel, en les exprimant de manière aussi peu équivoque que possible, en recourant aux principes logiques et au développement du langage mathématique. Peut-on dire qu’il en va ainsi dans l’occultisme steinerien ? Non, indiscutablement. D’abord, le monde occulte ou caché en question ici ne saurait se réduire à l’abstraction formelle. Il désigne des « réalités spirituelles » : « L’affaire de l’occultiste est de ne pas s’en tenir aux phénomènes matériels, mais de considérer les réalités spirituelles qui sont derrière ces phénomènes » [275]. On ne saurait confondre les formes intelligibles avec des réalités spirituelles. Ensuite, chez Steiner, il n’y a pas simplement, comme dans la perspective scientifique, un rapport explicatif structurel entre les formes et les phénomènes – c’est parce que tels phénomènes sont articulés comme cela qu’il se produit la réaction ou tel événement observable. En effet, il y a bien plutôt, entre le monde caché et le monde phénoménal, un rapport de manipulation du premier sur le second : « tout phénomène matériel ne s’explique que par l’esprit qui agit en lui par l’intermédiaire des forces » [276]. Enfin, la séparation entre lois scientifiques et monde occulte est presque consommée avec l’affirmation steinerienne du caractère actif, vivant, et même créateur du monde occulte vis-à-vis de notre monde phénoménal. Le contraste est saisissant avec le caractère stable, neutre, formel et impersonnel des lois scientifiques : « Dans le monde spirituel tout est en activité continuellement mobile, en incessant agir créateur. L’immobilité, l’arrêt en un lieu comme ils existent dans le monde physique ne s’y rencontrent pas. Car les images primordiales sont des entités créatrices. Ce sont les maîtres d’œuvre de tout ce qui naît dans les mondes physique et psychique. Leurs formes changent promptement » [277]. L’affaire est définitivement entendue lorsque l’on a enfin compris que le monde occulte n’est en fait composé d’autre chose que d’esprits créateurs du monde visible [278] : « Vues du monde spirituel, les qualités, forces, substances, etc. du monde sensible disparaissent ; elles se révèlent de simples apparences. En regardant de ce monde on n’a plus devant soi que des êtres. Dans ces êtres réside la vraie réalité. […] L’assimilation des mondes suprasensibles consiste essentiellement dans le fait que des êtres prennent la place des phénomènes et des qualités qui s’imposent à la conscience dans le monde sensible. Le monde suprasensible finit par se révéler comme un monde constitué par des êtres et, pour ce qui existe en dehors de ces êtres, comme l’expression de leurs volontés. Mais le monde sensible et le monde élémentaire apparaissent aussi comme créés par l’activité d’êtres spirituels » [279]. Ceci étant dit, essayons maintenant de saisir la logique fondamentale du réel selon Rudolf Steiner, la dynamique de ce cosmos apparemment avant tout spirituel.

2Le cosmos créateur et évolutif de Rudolf Steiner2

Êtres et choses matériels en tant qu’émanations cycliques de l’esprit originel

Le cosmos, selon le fondateur de l’anthroposophie, aurait pour source de l’esprit, de l’esprit en évolution qui se serait condensé partiellement pour donner naissance à des êtres et phénomènes matériels :

« Mais à force de remonter toujours plus loin dans les annales de la vie terrestre, l’occultiste arrive au point où toute autre matière a commencé d’exister : c’est-à-dire au point où cette matière s’est, par l’évolution, dégagée de la spiritualité. Avant ce moment l’esprit seul existe. La perception spirituelle saisit cet esprit, et voit comment dans la suite il s’est partiellement condensé jusqu’au point de donner naissance à de la matière. C’est, en plus subtil bien entendu, comme si l’eau contenue dans un vase se congelait partiellement. De même que l’on voit en pareil cas le corps qui était auparavant liquide se solidifier et devenir de la glace, de même la perception spirituelle peut suivre le processus par lequel un élément, auparavant purement spirituel, se condense et donne naissance à des objets, des phénomènes, et des êtres de nature matérielle. […] Mais il ne faut pas s’imaginer qu’à un moment donné tout esprit s’est transformé en matière : non, la matière représente seulement des parties condensées de la substance spirituelle originelle. L’esprit demeure, même pendant le stade matériel de l’évolution, le principe directeur et souverain des choses » [280].

Ne discutons pas pour l’instant s’il est rationnel d’imaginer que de l’esprit puisse se condenser en matière. Remarquons, dans ce passage, une certaine hésitation de Steiner sur la nature une ou plurielle de l’esprit originel. Il désigne ainsi l’esprit originel soit de façon assez neutre et impersonnelle comme « tout esprit », ou un « élément » spirituel, ou encore « la spiritualité », à côté d’expressions plus courantes, dont la tonalité peut plus facilement être interprétée dans le sens du Dieu monothéiste un : « L’esprit », « cet esprit ». Quelques lignes plus loin l’équivoque n’est pas levée, bien au contraire. Steiner y parle successivement de « le spirituel », « Cet état spirituel » puis, sans transition explicative, il évoque « les forces spirituelles » et « l’essence-mère du Cosmos ». Il faut citer deux phrases sur les soit-disant forces spirituelles créatrices de la matière, afin que le lecteur se rende aisément compte de la différence qu’il y a avec la fable cosmogonique que nous venons juste de citer, où c’est « l’esprit » – figure qui donne plutôt l’impression d’être unique - qui s’est condensé : « les forces spirituelles ne disparaissent pas de la même manière, elles qui sont la source et l’origine de l’existence matérielle. Elles laissent leurs traces, leurs empreintes précises dans l’essence-mère du Cosmos ». Pour renforcer une équivoque que la lecture des multiples textes steineriens ne semble pas en mesure de lever, remarquons aussi que les expressions qui désignent l’esprit originel sont orthographiées sans majuscule. En revanche, lorsque « l’esprit » est désigné par « l’essence-mère du Cosmos », avec une majuscule à « Cosmos » , tandis que l’on a noté, par ailleurs, que Steiner assimilait le fondement dynamique du réel à « Dieu », on comprend que sa vision fondamentale du réel est un panthéisme (tout est dieu). Avant d’en venir à sa description imaginative de l’apparition de la Terre et de l’humanité, établissons fermement, à travers le repérage des thèmes traités dans un de ses ouvrages de base, La théosophie, que l’anthroposophie est un panthéisme.

Une théosophie sans un dieu transcendant : le panthéisme anthroposophique

Pour la culture établie, une théosophie est normalement une « Doctrine imprégnée de magie et de mysticisme, qui vise à la connaissance de Dieu par l’approfondissement de la vie intérieure et à l’action sur l’univers par des moyens surnaturels ». Le cœur de cette définition renvoie, comme l’étymologie de théosophie l’indique, à une recherche de la connaissance de Dieu. On est donc en droit d’attendre de tout ouvrage portant sur ce sujet un plan et des développements essentiels sur Dieu. Or La théosophie de Rudolf Steiner ne répond pas du tout à cette exigence minimale de cohérence rationnelle entre un titre et un contenu d’ouvrage. Le plan de ce livre ne mentionne pas le terme de Dieu, pas même l’adjectif divin. Plus intriguant encore, nous n’avons relevé que deux occurrences du substantif Dieu, et encore, en prenant en compte le fait qu’une de ces deux occurrences se trouve dans l’un des quatre (!) « Avant propos » de cette édition d’un ouvrage qui compte, tout de même, près de 200 pages. Passons sur cette contradiction fondamentale et évidente pour demander maintenant quel est l’objectif de ce livre et si son contenu y répond. Pour Raymond Burlotte, qui a réalisé la traduction sur laquelle nous avons travaillé, Steiner aurait cherché, pourtant, à fonder « une vraie Théosophie » c’est-à-dire « une connaissance suprasensible du monde et de la destination de l’homme, mais non à la manière des cercles « théosophiques » d’alors qui, pour fuir la rigueur de l’intellect, se réfugient dans les traditions mystiques médiévales ou orientales ». En première analyse de cette définition, on remarquera que le sujet « Dieu », de la définition du Robert, est ici remplacé par le sujet « le monde et la destination de l’homme ». Si l’on admet que la théosophie, au sens courant, vise à rapprocher l’homme de Dieu ou à le connaître par des moyens surnaturels, pour, supposément, agir selon sa volonté, on comprend que la mention, dans la définition de Raymond Burlotte, de l’étude de « la destination de l’homme » soit inutile. Il est en effet implicite que la connaissance de Dieu soit comprise comme cheminement idéal de l’homme, si Dieu est bien, au moins, le Parfait, le Créateur de l’homme, et, dans un sens à préciser, la finalité de l’homme. Dès lors, si l’on compare à nouveau les deux définitions en question ici, c’est bien la connaissance du « monde », dans la théosophie steinerienne, qui prendrait la place de la connaissance de « Dieu », dans la théosophie au sens ordinaire. Nulle part dans le texte il n’est fait allusion à une quelconque transcendance de Dieu. La référence à Dieu semble bien anecdotique. Le propos du livre n’aborde que l’anthropologie occulte, les êtres qui composent et agissent le monde, et la façon pour l’homme de trouver la sagesse avec eux. En toute rigueur, ce remplacement de Dieu par le monde, dans un ouvrage qui, selon son titre, prétend pourtant parler de Dieu, ressemble fort à l’adoption mal assumée d’un point de vue panthéiste. Reprenant maintenant le fil de l’exposé du contenu et de l’histoire de ce cosmos, examinons la présentation steinerienne de l’apparition de la Terre et des humains.

L’apparition de la Terre et de l’humanité selon Steiner

« En remontant par l’exploration occulte le cours de l’évolution terrestre, on arrive à un état spirituel de notre planète ». Mais l’investigation encore approfondie révèlerait que notre terre serait déjà, avant cet état spirituel, passée par deux autres phases alternées de spiritualisation-condensation. Ainsi, « Notre terre a donc passé par trois phases planétaires, séparées par une sorte de halte dans le monde spirituel ». Quant à l’humanité, elle ne serait apparue qu’à la quatrième de ces condensations planétaires, qui correspondrait à « la terre proprement dite », donc notre planète actuelle. L’anthropologie anthroposophique suppute l’être humain comme composé de quatre dimensions : « les corps physiques, éthérique et astral, et le Moi ». Or il y aurait une construction en parallèle de l’être humain, vers « sa forme actuelle » ou « complète » [281], et de la Terre actuelle, au cours de l’évolution par condensation-spiritualisation successives. Et cette évolution est dirigée par l’esprit ou les esprits - selon les passages des textes et les interprétations divergentes qu’ils autorisent : « Mais cette forme complète n’aurait pu surgir sans être préparée par toute l’évolution antérieure. Pour accomplir cette œuvre de préparation, il exista sur les incarnations planétaires précédentes des êtres qui au lieu de quatre parties constituantes n’en possédaient que trois, à savoir les corps physiques, éthérique et astral. Ces êtres, que l’on peut appeler les ancêtres de l’humanité, […] évoluèrent […] pour recevoir plus tard le Moi ». L’état planétaire pré-humain « se résorba dans l’essence spirituelle » avant que de nouvelles « vibrations primitives » donnent naissance « aux états de matière » de notre Terre contemporaine et de nos corps humains. Steiner avance ensuite que l’homme actuel est toujours en évolution, supposément vers la manifestation de son identité : « Il ne serait pas plus difficile de prouver que le noyau propre de l’être humain, le Moi, n’est actuellement qu’à l’aurore de son évolution. Sa tâche est de transformer les autres parties de l’être humain, de façon à y manifester sa propre nature ».
Nous avons présenté une première vision d’ensemble du réel selon Rudolf Steiner. Tout en retenant qu’il n’y a pas, dans cette perspective à tendance moniste, de véritable césure entre les parties du réel, nous allons maintenant découvrir un peu plus l’homme et sa destinée cognitive-spirituelle selon l’ésotérisme anthroposophique.

2Le problème de l’homme et de la connaissance chez Rudolf Steiner2

Après avoir précisé l’idéal ici proposé de la relation de l’humain au Cosmos, à savoir la fusion, nous nous pencherons sur le problème de la connaissance chez Steiner. Ce sera l’occasion de découvrir maintes difficultés et contradictions de sa posture-proposition de sagesse : d’abord au niveau de l’articulation de la démarche de connaissance avec l’expérience sensible d’un côté, et, de l’autre, avec l’acte du contact de l’homme avec une chose extérieure ; ensuite, au sujet du thème plus général matière-esprit, et, enfin, en ce qui concerne la question de Dieu et des esprits. Une fois ces problèmes exposés, il sera temps de souligner la rationalité intermittente de Steiner. Nous conclurons alors, avec lui, sur les dangers psychopathologiques qui guette l’adepte, une fois bien noté que tous les garde-fous d’une telle expérience occulte, indiscutablement compliquée, sont assurément déclarés résider dans sa tête, dans sa pensée. Mais partons d’abord en quête de l’anthropologie steinerienne.

Les bases de l’anthropologie anthroposophique

Dans la dernière citation de Steiner que nous avons donné ci-dessus, l’homme apparaît à l’aurore de son évolution, en chemin vers la révélation de sa propre nature. C’est donc que l’anthroposophie ne sait pas ce qu’est l’homme. Etrange, encore, avec le nom qu’elle porte. Nous avons bien compris que son Cosmos est soumis à « l’évolution universelle ». Celle-ci aurait pour contenu l’exaltation des essences propres. Mais l’homme semble promis à un dépassement surhumain de lui-même. C’est que l’humain ne serait pas l’espérance de l’homme [282]. Tous les êtres seraient en évolution, et, parmi les êtres cosmiques, il y en aurait dont la dignité serait plus élevée que celle de l’homme : devenir autrement qu’humain semble une promesse faite par Steiner aux explorateurs anthroposophes. Voici comment Steiner, en s’appuyant sur sa volonté gnostique de préférer le suprasensible au sensible, abandonne, du même coup, l’humanisme occidental hérité du judéo-christianisme, au profit des esprits. Jusqu’à un certain degré, ces êtres seraient semblables à l’homme, mais sans êtres sujets des lois du monde sensible. Ils « sont devenus dans le monde supra sensible ce [que l’homme] peut devenir dans le monde des sens » : à cet égard, « le rang de ces êtres dans le monde cosmique est d’un degré plus élevé que celui de l’homme ». Ils forment un « règne d’êtres au-dessus de l’homme, une hiérarchie d’un échelon plus élevé dans la succession des êtres » [283]. Mais finalement, au terme de son évolution, ou/et au terme de ses réincarnations successives, l’homme parviendrait à la « Béatitude en Dieu ». Comme si chacun savait de quoi il s’agit, ou bien comme s’il voulait permettre à chacun d’y mettre ce qui lui plaît, Steiner se garde d’esquisser ne serait-ce qu’une vague idée du bonheur ultime : « Il n’est ni possible, ni utile de décrire cet état : il implique des expériences qu’aucune parole humaine ne saurait exprimer ». Mais pour en arriver là, peut-être sans passer par toute l’évolution – mais Steiner ne le précise pas -, il y a tout un parcours initiatique dont les étapes se résumeraient ainsi :
1 L’Etude de l’occultisme, au moyen des forces logiques évoluées dans le monde physique ;
2 L’acquisition de la connaissance imaginative ;
3 La lecture de l’écriture cachée, qui correspond à l’inspiration ;
4 Le travail par la pierre philosophale, qui correspond à l’intuition ;
5 La connaissance des Correspondances entre le macrocosme et le microcosme ;
6 L’Union avec le macrocosme  ;
7 La béatitude en Dieu [284].

D’un côté, nous avons une désignation simplement verbale, creuse, de la béatitude finale, de l’autre nous avons de multiples descriptions du Cosmos et de l’union humaine avec lui comme but de l’évolution. L’homme devrait se sacrifier sur l’autel du « grand agir universel » [285]. Voici déjà un exemple de la vraie liberté steinerienne : le sacrifice de soi-même. Notons que cela n’a rien à voir avec la critique de la tentation de la liberté de s’ériger en absolu dans le repli narcissique et la promotion contraire de la créativité libre de l’homme dans le cadre de la reconnaissance et de l’acceptation du réel : non, il n’est pas question ici de problématiser la liberté mais de l’évacuer. Nous ne sommes pas loin de considérer avoir suffisamment d’indices concordant pour conclure que la béatitude steinerienne ne serait que l’état résultant de la fusion avec le cosmos. Le propos de l’ouvrage La théosophie confirme amplement cette interprétation.

Steiner et la question de l’esprit

Au cours de la première partie de ce travail de recherche sur l’agriculture anthroposophique nous avons été induit en erreur quant aux points de départs les plus pertinents pour cette analyse. Aussi bien deux personnes reconnues du milieu anthroposophique que plusieurs remarques de Rudolf Steiner lui-même nous ont poussé à considérer que l’introduction fondamentale à l’anthroposophie passait par l’étude de La philosophie de la liberté et Vérité et science. Vérité et science, texte du doctorat de Steiner en philosophie, est plus un essai, sous-titré Prélude à une philosophie de la liberté, qu’une production répondant aux exigences de l’exercice universitaire en question. Quant à La philosophie de la liberté, publiée peu après Vérité et science, il s’agit d’un texte du même acabit, magnant un jargon philosophique abondant en –ismes, passant d’une idée à une autre en omettant régulièrement leur justification approfondie et la caractérisation des rapports unissant les thèses entre elles. Sans compter que l’on ne parvient pas, malgré plusieurs lectures, ni à découvrir une conception stabilisée de la liberté steinerienne, ni le véritable objectif de l’ouvrage, ni, fermement, la position qu’il cherche peut-être à défendre. Ces deux ouvrages laissent une désagréable impression de doute, sans compter les nombreuses contradictions qu’ils recèlent. En aucun cas nous n’y avons trouvé une quelconque clef explicite pouvant permettre d’introduire à la compréhension de la genèse, des mécanismes, et de la finalité de la bio-dynamie. La tentation était grande de vouloir abandonner toute tentative de saisie fondamentale de l’anthroposophie, en se rangeant à l’opinion de celles et ceux qui y voient une production rétive à l’analyse rationnelle. Pourtant le problème de l’efficacité concrète aux champs, au moins ponctuellement avérée, de pratiques bio-dynamiques, entretenait toujours la pression de l’exigence d’intelligibilité du phénomène. Ce n’est que plus tard, en confrontant, d’une part, des écrits bio-dynamiques, des résultats d’entretiens avec des agriculteurs amateurs de cette démarche, mais aussi les principaux écrits directement occultistes de Steiner, avec, d’autre part, un effort de remise en contexte de la bio-dynamie, à travers une incursion patiente dans l’histoire de l’ésotérisme, sous plusieurs angles, - celui de ses rapports avec la science, celui de ses rapports avec le christianisme, mais aussi avec les pensées et religiosités orientales, et, enfin, avec l’histoire et la structure de la raison en général -, qu’a commencé à se dessiner une piste. Pour comprendre ce qu’était l’anthroposophie il fallait remonter aux motivations profondes de son auteur. En quelque sorte c’est une chance que Steiner ait rédigé une autobiographie. Déjà le premier chapitre donne des éclaircissements, selon nous, fondamentaux sur les causes et les spécificités du projet et de la démarche de l’idéologie anthroposophique. Le lecteur ne sera peut-être pas étonné de découvrir que le déficit de rationalité de l’anthroposophie est finalement fondamentalement lié à des options existentielles prises par Steiner bien avant les années de ses premières publications, dès son enfance. Deux tendances du jeune Steiner semblent avoir convergé pour qu’il devienne le père de l’anthroposophie : premièrement, une croyance à la réalité du monde de l’esprit et un goût pour le mystère religieux, secondement un appétit de connaissances surdéterminé par un imaginaire intellectualiste. Après avoir étudié ces deux points, nous évoquerons comment l’influence solipsiste de l’idéalisme philosophique moderne est venue définitivement confirmer Steiner dans son choix malheureux de s’enfermer dans sa pensée. Désormais sans garde-fous authentiquement objectifs, la perspective steinerienne n’aura plus aucun mal à se transformer en une doctrine ésotérique banale, seulement peut-être mieux mise en mots, et par là plus séduisante pour le public moderne.

Une croyance au « monde spirituel » et une attirance pour les aspects cryptiques de la religion chrétienne

A neuf ans, Rudolf Steiner rencontrait souvent, au cours de ses promenades, les moines d’un couvent des environs. Il fut déçu qu’ils ne lui parlent pas. Pourtant Steiner considéra dès cet âge que les connaissances qui l’attiraient étaient liées à l’expérience religieuse : « J’avais neuf ans quand l’idée s’implanta en moi que de grandes choses que j’avais à découvrir se rattachaient à la mission des moines. Là encore j’aurais eu à poser mille questions qui restèrent sans réponse ». Le grand nombre de questions sans réponse donnait plus qu’un sentiment de solitude au jeune Steiner : « Toutes ces questions sur tant de sujets faisaient de moi un être bien solitaire ». Auprès de ses parents il ne trouve pas plus de réponse. Son père ne considérait les questions religieuses qu’à distance, il était, selon Steiner, « libre penseur ». A tel point qu’à cet égard il se sentait « un étranger dans la maison de mes parents ». Et cette solitude durera quasiment toute sa vie, si l’on en croit cette remarque de Xavier Florin, nous apprenant que Rudolf Steiner aurait passé sa vie à chercher un milieu social le comprenant. Cependant, il en aurait fallu plus pour détourner éventuellement ce jeune garçon de son attirance pour le suprasensible. En effet, pour lui, « la réalité du monde spirituel était […] aussi certaine que celle du monde sensible ». Convaincu de la sorte, il fréquente et participe aux offices catholiques de sa bourgade : « Je participai activement au service de l’église jusqu’à ma dixième année ». Mais son attirance pour la religion est marquée par le goût des aspects cryptiques de la liturgie et du culte : « Voici ce que j’ai gardé au fond de mon âme de mes années de Neudorfl : la célébration du culte et la solennité de la musique avaient fortement posé devant mon esprit les énigmes de l’existence. L’enseignement de l’histoire sainte et du catéchisme donné par le curé agissait bien moins fortement sur mon âme que la célébration du culte qui me paraissait être l’intermédiaire entre le monde sensible et le monde suprasensible. Dès le début cela n’était pas une simple image mais bien une expérience intime et profonde ». Remarquons aussi, dans cette citation, qu’il ne fait pas mention du « Corps du Christ » ou de l’eucharistie pour désigner le sommet de la messe. Il s’agit pourtant là de l’aspect concret et personnel de l’office catholique. Au lieu de cela, Rudolf Steiner se contente d’une lecture formaliste et neutre, en termes d’articulation du monde sensible et du monde suprasensible. Et encore le fait-il, si l’on en juge par le placement des expressions « monde sensible » / « monde suprasensible » [286], en interprétant la messe comme un mouvement de la terre vers le ciel, alors que, pour les chrétiens, c’est Dieu qui appelle les fidèles à Lui rendre grâce et à venir se ressourcer dans la communion. De même, les chrétiens parleront plus volontiers de « miracle de la messe » plutôt que de voir en la messe un simple « intermédiaire » entre les hommes et Dieu : c’est Dieu qui vient, de façon surnaturelle, à la rencontre des fidèles et s’offre en nourriture. Les mots choisis par Steiner, la priorité de l’initiative du mouvement donné au monde sensible et l’impression de continuité avec l’autre monde, le formalisme de la description, tout cela trahit sans doute la tournure ésotérique du regard de Steiner sur le culte chrétien, lorsqu’il rédige cette autobiographie, au soir de sa vie. Dans le même chapitre, il revient deux fois sur l’importance de l’église et du cimetière pendant sa jeunesse : « Le voisinage de l’église et du cimetière qui l’entourait exerça […] une profonde influence sur ma vie de petit garçon » ; « Toutes ces impressions enrichissaient mon enfance passée auprès de l’église et du cimetière ». N’est-il pas étrange qu’un enfant attache autant d’importance au cimetière ? Et finalement, dans cette autobiographie, lorsqu’il évoque, au début, sa fréquentation et ses interrogations religieuses, Steiner ne dit pas un mot de sa relation au contenu du message évangélique. Ou plutôt, comme nous l’avons remarqué dans une précédente citation, il avoue être bien moins sensible à cette dimension éthique et sapientielle qu’aux aspects surnaturels et existentiels situés au-delà ce que peuvent saisir la raison naturelle et la conscience morale. Pourtant, encore une fois, il est clair que le cœur du message chrétien est autant concret que tourné vers Dieu : les deux commandements qui résument la Bible invitent l’un à aimer Dieu, l’autre à aimer le prochain comme soi-même. Et le second est dit équivalent au premier. Par rapport à l’approche assez froide et intellectualiste du christianisme par Steiner, il est bon de rappeler que ni la connaissance, ni le mystère ne sont au centre de la foi chrétienne. Ce n’est pas la connaissance qui constitue le salut chrétien, mais l’amour. La mystique chrétienne « franchit la frontière de la nescience non par évasion hors de l’enracinement charnel de la connaissance mais par la médiation de l’amour » [287]. De même, avec des variantes, les liturgies chrétiennes ne sont-elles pas axées sur le mystère divin et les complexités rituelles [288]. Tout cela porte à croire que le jeune Steiner était déjà fasciné par le mystère, mais aussi par la dynamique de son imaginaire et sa propre interrogation, au détriment de la réalité authentique du phénomène religieux qu’il fréquentait. L’analyse du deuxième trait déterminant de l’enfance steinerienne va venir confirmer de façon encore plus flagrante l’orientation précoce subjectiviste et médiumnique du personnage. Ce deuxième trait, c’est, de façon un peu surprenante, la découverte, l’interprétation, et l’usage que va faire Steiner de la géométrie.

2Découverte, interprétation et usage idéologique justificatif de la géométrie pour l’anthroposophie2

Certes l’autobiographie de Steiner n’est qu’une autobiographie intellectuelle. Mais on est tout de même un peu surpris, à côté de l’admiration qu’il a pu éprouver, et des apprentissages divers qu’il a pu recevoir de son curé, de ses instituteurs, de divers professeurs, à côté, également, de ses lectures scientifiques, littéraires, ou philosophiques, de trouver la géométrie érigée en objet décisif de la vie futur du fondateur de l’anthroposophie. Découvrons cette originalité, une interprétation étrange de la géométrie, avant de montrer qu’elle ne tient ni devant l’histoire des sciences, ni devant une réflexion philosophique réaliste, puis de conclure sur l’usage justificatif de l’anthroposophie qu’en fit malgré tout Steiner.

Une illusion de Rudolf Steiner : l’origine et la nature immatérielle de la géométrie

La découverte de la géométrie fut pour Steiner un événement décisif : « Pendant des semaines mon âme fut absorbée par la coïncidence, la similitude des triangles, des carrés, des polygones ; je me creusais la tête en me demandant où les parallèles pouvaient bien se couper ; le théorème de Pythagore m’enchanta ». Il apparaît manifeste que l’enfance de Steiner fut marquée par un appétit intellectuel fort. Mais cette soif de savoir fut marquée par une forte tendance intellectualiste, c’est-à-dire par un penchant à considérer l’existence d’une efficacité cognitive autonome de l’intellect, ce qui ne laisse pas d’interroger. De plus, dans le passage suivant, on remarque l’association affective, faite par Steiner lui-même, entre, d’un côté, sa déception devant l’absence ou la faiblesse des réponses de son entourage, et, de l’autre, sa découverte enthousiaste de la géométrie interprétée comme production immatérielle, comme s’il avait commencé de compenser par là, sur le plan psychologique, son sentiment de solitude par une volonté de croire connaître intellectuellement et solitairement. Peut-être le petit Rudolf s’est-il dit que son isolement pouvait devenir une chance, s’il se révélait que la méditation et la réflexion « pure » étaient à même d’éclairer l’ordre du réel et la vie humaine… En tout cas, très jeune, il « part dans sa tête », convaincu, en raison d’une observation partielle de la géométrie, que la pensée pouvait par elle-même « saisir quelque chose » de la vérité du réel : « Que l’âme puisse vivre dans la contemplation et l’étude de formes purement intérieures sans être reliées au dehors par les sens, cela me satisfaisait au plus haut point. J’y trouvais une consolation à ma peine de ce que toutes ces questions fussent restées sans réponse. J’éprouvais un intime bonheur à saisir quelque chose par l’esprit seul. C’est par la géométrie que j’ai connu le bonheur pour la première fois » [289]. Il apparaît primordial de bien comprendre ce que Steiner rapporte ici de sa façon de penser, parce que cet événement, comme nous le soulignerons plus loin, fut à l’origine de sa conception ultérieure et achevée de l’homme. Le cœur du rapport de Steiner à l’étude de la géométrie réside dans son interprétation de la géométrie comme une production purement intellectuelle ne devant rien à l’expérience sensible. Dans le passage suivant, qui mérite d’être cité dans son entièreté, tellement il condense d’aspects spécifiques de l’approche steinerienne, concentrons-nous d’abord sur l’articulation de la croyance de Steiner au monde spirituel, à ses choses et à ses êtres, avec son interprétation de la géométrie comme production intellectuelle endogène :

« Je me disais : les objets et les événements que les sens perçoivent se situent dans l’espace. Mais, de même que cet espace est au dehors de l’homme, il y a, au-dedans de lui, une sorte d’enclos psychique, un théâtre d’événements spirituels que peuplent les entités de l’esprit. Je pouvais considérer la pensée non comme des images, des choses créées par l’homme, mais comme des révélations d’un monde spirituel sur cette scène psychique. La géométrie me semblait être un savoir qui, selon les apparences, est inventé par l’homme mais qui garde néanmoins une signification entièrement autonome. Etant enfant, je sentais déjà, quoique ne pouvant évidemment le formuler clairement, qu’il fallait porter en soi la connaissance du monde spirituel comme une géométrie ; car la réalité du monde spirituel était pour moi aussi certaine que celle du monde sensible. J’avais besoin cependant de justifier d’une certaine façon cette manière de voir. Je voulais pouvoir me dire que l’expérience du monde spirituel n’est pas plus illusoire que celle du monde sensible. On a le droit, me disais-je, d’accepter en géométrie des résultats que l’âme seule a conçus par sa propre force ; ce sentiment me permit de justifier mon expérience du monde spirituel et d’en parler comme du monde sensible. Et j’en parlais ainsi. Je me représentais deux idées qui, bien que vagues, jouaient déjà un grand rôle dans mon âme avant ma huitième année. Je distinguais les choses et les êtres « que l’on voit » de ceux « que l’on ne voit pas » » [290].

Ainsi Steiner croit d’abord être habité par « les entités de l’esprit ». Ensuite il croît que ces êtres spirituels révèlent des choses à l’homme. Mais, en fait, ces esprits ne font pas que transmettre certaines idées à l’homme, ils pensent complètement à sa place. Voici une idée proprement impensable, irrationnelle, folle. Et pourtant Steiner écrit bien que la pensée ne désigne pas « des images », des représentations du réel, « des choses créées par l’homme », mais « des révélations d’un monde spirituel »… Avec le vocabulaire de la révélation, nous sommes ici dans le monde du surnaturel et du paranormal, donc à mille lieux de la science et de la géométrie. Mais ce qui est particulièrement inquiétant, c’est cette idée d’une dépossession totale de la liberté de penser de l’homme. Nous y reviendrons. Pour l’instant, bornons-nous à constater que c’est sur l’horizon de cette espèce de théorie de la connaissance extravagante qu’intervient le rôle de la géométrie. Ce ne serait qu’en apparence que la géométrie aurait été inventée par l’homme. En fait la géométrie porterait une signification extra-humaine (« entièrement autonome »), c’est-à-dire cosmique. Avec le commentaire que nous venons de faire du fonctionnement de la pensée selon Steiner, nous comprenons plus profondément que la signification de la géométrie renverrait aux esprits qui l’auraient révélée aux hommes ! En somme, la géométrie, modèle de la pensée en général, aurait une origine divinatoire. Là-dessus Steiner greffe plusieurs rapprochements douteux que nous avons essayé de distinguer en six points qui sont autant de thèses. Seule la première est complètement vraie. L’anthroposophie partage la quatrième avec l’idéalisme philosophique, cartésien particulièrement. Les quatre autres sont de purs produits de l’idéologie anthroposophique.

1 - En géométrie les résultats sont tributaires des seuls axiomes et principes posés par la pensée. En parlant des résultats de la géométrie comme production purement intellectuelle, Steiner dit vrai - à partir du moment où l’on envisage, comme il l’a fait, la géométrie toute prête des manuels [291]. C’est pour cette raison que l’on appelle les mathématiques et la logique des « sciences formelles » : elles ne sont pas tributaires de l’expérience du réel, elles sont quasiment de pures productions de l’esprit humain. Leur lien au réel est problématique, que ce soit du côté de leur genèse, où il faut sans doute remonter à l’abstraction métaphysique et aux conditions de possibilité de tout langage commun [292], ou du côté de leur applicabilité : comment justifier que le réel se plie à la logique, comment comprendre la prise offerte sur le réel par les langages mathématiques, une prise sans cesse confirmée par le développement technologique ?
2 - La géométrie tout entière est le résultat de la pensée : il s’agit de la première thèse fausse, difficile à dégager car elle n’est qu’implicite dans le texte de Steiner. D’une part cette supputation est incorrecte sur le strict plan logique, car on ne peut conclure du fonctionnement d’une chose (thèse 1) à son origine. Du coup l’origine de la géométrie reste un problème en suspend et l’on ne peut pas attribuer à la totalité de la géométrie une nature intellectuelle.
3 – La géométrie, à l’instar de la pensée, serait un don des esprits. Sans commentaire.
4 - La géométrie engendre des résultats précis et irréfutables [293], son champ d’application dans le monde quotidien est immense, elle peut être prise pour modèle de la pensée [294]. La cohérence théorique et les performances dans l’application des mathématiques en général ne sont plus à démontrer. Mais l’érection d’une science particulière en modèle de la pensée relève d’un parti-pris discutable.
5 - Ainsi, si l’âme a conçu de façon autonome l’impressionnante géométrie, alors elle doit pouvoir produire d’autres pensées intéressantes. Or l’autonomie de la pensée serait une illusion.
6 – Cependant la beauté et la cohérence de la géométrie « révélée » demeure. Ceci devrait nous inciter à faire confiance aux révélations du monde spirituel, à prendre le chemin de l’initiation, pour nous mettre à l’écoute des pensées cosmiques…

Nous ne pouvons pas dire grand-chose d’utile sur la thèse de l’origine révélée de la géométrie. Nous ne pouvons que la réfuter. Mais notons-bien que nous allons la réfuter à un niveau « inférieur », si l’on peut dire. En effet, c’est l’idée même d’une origine intellectuelle autonome de la géo-métrie que nous allons maintenant délégitimer : peu importe alors de savoir qui, de notre imaginaire et de nos raisonnements humains, ou bien des esprits, a mis la géométrie dans nos têtes, puisque c’est l’origine empirique de celle-ci qu’il s’agit de rappeler.

L’origine concrète et la genèse de la géométrie formelle

Dans L’origine de la géométrie, Husserl a proposé une réflexion radicalement contraire aux imaginations steineriennes. Il a envisagé la production des objets idéaux de la géométrie par abstraction et idéalisation à partir des matériaux sensibles du monde-de-la vie ordinaire [295]. Pour expliquer l’origine et la nature de la géométrie, le père d’un des courants majeurs de la philosophie du XXe siècle, avance trois réflexions clefs.

Premièrement, la nature de la géométrie ne saurait être ramenée à la « géométrie toute prête » [296] des manuels, ce que l’on fait trop souvent, une erreur reproduite par Steiner.

Deuxièmement, la proto-origine de la géométrie réside dans des pratiques diverses de géomètres techniciens et dans la structure (anthropologique) a priori de notre rapport au monde, en tant que celui-ci est marqué par la matière, la forme, l’espace-temps, ces vocables incertains n’ayant ici de valeur qu’à viser et désigner la matérialité de notre être au monde. La géométrie ne saurait être donc d’origine purement mentale, comme l’affirme Steiner. Même dans ce domaine des sciences formelles, comprenant la logique et les mathématiques, Husserl pouvait trouver confirmation de son approche dans l’histoire des faits. On ne saurait raisonnablement détacher complètement un seul savoir scientifique d’une extériorité objective : « L’histoire des sciences montre, même en mathématiques, qu’il y a toujours quelque nature qui correspond à l’objet que nous expérimentons » [297]. Wilbur Knorr confirme l’acceptation raisonnable aujourd’hui de la thèse de la dérivation des mathématiques de diverses expériences sensibles : « Dans la conception moderne, des modalités pratiques comme l’arithmétique commerciale et l’arpentage sont considérées seulement comme un prélude aux formes essentielles des mathématiques. La progression de telles formes appliquées aux domaines abstraits correspondants peut être envisagée soit comme pédagogique, soit comme conceptuelle. Mais il est tout aussi raisonnable d’y voir un élément chronologique : les formes les plus anciennes d’activité mathématique, dans quelque culture que ce soit, ont dû relever de cette espèce pratique, et se développer seulement plus tard en théorie ». Plus généralement, « l’opinion selon laquelle la théorie se développe à partir de la pratique semble raisonnable » [298]. En fait, sur ce point, beaucoup d’auteurs convergent. Aussi bien Etienne Gilson, qui admet une continuité sens commun-sciences-philosophie, qu’un autre grand philosophe, Alfred North Whitehead, lui aussi, comme Husserl, intéressé par les mathématiques. Ainsi, Whitehead également, dans ses Recherches sur les principes de la connaissance naturelle, « définit les abstractions géométriques, telles le point, comme des notions-limites que l’on obtient à partir des données de l’espace concret » [299].
Fort de ce consensus, nous proposons maintenant de suivre les passages où Husserl parle de cette matérialité à l’origine de la géométrie théorique, histoire de rendre quasiment palpable la déconnexion de Steiner vis-à-vis de la simple réalité des choses. Le monde environnant des premiers géomètres était, comme aujourd’hui, un monde de choses ayant corporéité, même si les hommes, compris dans cet horizon, « ne s’épuisent pas, en tout cas, dans leur être corporel ». Ces corps avaient des formes et des qualités (couleur, chaleur, poids, dureté, etc.), et, dans les « nécessités de la vie pratique », certaines « spécifications se sont découpées dans les formes ». Une « praxis technique a toujours déjà visé à la restauration des formes chaque fois privilégiées et au perfectionnement des mêmes formes » :

« Enlevées sur les formes de chose, il y a d’abord les surfaces – surfaces plus ou moins « polies », plus ou moins parfaites ; il y a les arêtes, plus ou moins grossières ou, en leur façon, plus ou moins « lisses » ; en d’autres termes, des lignes, des angles plus ou moins purs – des points plus ou moins parfaits ; puis, de nouveau, parmi les lignes, les lignes droites, par exemple, sont particulièrement privilégiées, parmi les surfaces, les surfaces planes : par exemple, à des fins pratiques, des planches circonscrites par des plans, des droites, des points, alors que dans l’ensemble ou pour des usages particuliers, les surfaces courbes sont indésirables en raison de multiples préoccupations pratiques. Ainsi la restauration des plans et leur perfectionnement (le polissage) jouent-ils toujours leur rôle dans la praxis. Il en va de même pour l’intention d’équité dans le partage. Ici, l’appréciation grossière des grandeurs se convertit en mesure des grandeurs dans la numération des parties égales. (Là aussi, à partir de la facticité, une forme essentielle se laissera reconnaître par la méthode de variation.) La mesure appartient à toute culture, mais à des degrés de perfection qui vont du primitif au supérieur » [300].

De plus, dans la réalité historique, le développement de la culture assure une certaine technique de la mesure. On peut donc toujours présupposer « un art du dessin architectural, de l’arpentage des champs et des distances routières, etc. » [301].

Troisièmement, le passage de la géométrie empirique à la géométrie comme science formelle dépend d’un choix culturel et intellectuel pour l’intérêt et la production consécutive de savoirs universellement valide. Cette démarche trouve son soutien dans la conscience et / ou la reconnaissance de traits invariants de la vie humaine. Ces traits invariants constatés serviraient de support à une audace de l’imagination, laquelle s’exercerait alors sur les techniques de mesures et le rapport formel à la matière pour en abstraire un savoir formel de mathématiques presque pures. Husserl identifie donc la fondation de la géométrie en tant que science formelle avec l’engagement de quelques savants-philosophes dans le projet d’établir des savoirs universellement valides en tous domaines [302]. Et il relie ce projet avec l’histoire de la raison. Aux antipodes d’une telle analyse, Steiner se prend à vouloir considérer que la géométrie « toute faite » fasse signe vers la confirmation de la théorie qu’il rêve, selon laquelle l’esprit pourrait connaître quelque chose sans être relié au dehors par les sens [303].

Cet avènement de la géométrie, on pourrait se demander pourquoi Husserl s’y est intéressé. Mais ce n’est pas l’objet de notre travail. Avançons seulement l’hypothèse selon laquelle Husserl aurait pris cet objet pour thème en raison de son exemplarité comme objet intermédiaire entre les pratiques techniciennes de mesure diverses et l’algèbre comme science formelle pure. Un tel travail aura pu servir de socle méditatif au problème du fondement et du devenir de la rationalité chez Husserl. Quant à l’événement de la rencontre de Steiner avec la géométrie, il semble certain qu’il s’agit de quelque chose de déterminant dans son parcours intellectuel. Mais, au lieu de réfléchir profondément sur la nature de la géométrie et les critères de la validation de ses propositions comme scientifiques, Steiner en est resté superficiellement à une fascination pour la rigueur rationnelle des enchaînements de ses propositions, axiomes, et formes dessinées ou calculées. Il est vrai qu’à l’intérieur de la géométrie « toute prête » on peut avoir l’impression « d’un penser « pur » » [304]. Mais en rester à cette naïve impression c’est risquer de confondre le pensé – ici la géométrie constituée - et la pensée. Peut-être ce thème rejoint-il la critique gilsonienne de l’idéalisme : « l’idéaliste confond toujours « être donné dans la pensée » et « être donné par la pensée » [305]. Mais ce qui est certain, c’est que face à tous ceux et toutes celles qui rêvent d’un « chiffre » de l’univers, face à ceux qui supputent un langage secret et essentiel pour l’homme derrière les idéalités mathématiques, ou bien face à un Steiner oublieux de la capacité de l’homme à produire des langages formels esthétiques et pratiques, Edmund Husserl répondait déjà, en 1936, par un réalisme réconfortant : « Pour des esprits romantiques, le mythico-magique peut être particulièrement attrayant en fait d’histoire et de préhistoire des mathématiques ; mais s’abandonner à cette facticité historique pure quand il s’agit de mathématiques, c’est justement s’égarer dans une romantique et passer par-dessus le problème spécifique, le problème intrinsèquement historique, le problème épistémologique » [306].

Fondamentalement, pour Husserl, le problème de l’origine de la géométrie, à l’instar du problème des sciences en général, voire de celui de l’ensemble des produits culturels, renvoie à la problématique essentielle de la raison. Cette question, « la plus haute », « celle d’une téléologie universelle de la Raison », se découvre sous-jacente à la question de l’origine des sciences en tant que la fondation de celles-ci suppose une sorte de rupture par rapport aux techniques appliquées préexistantes. La rupture est celle d’un regard de savant-philosophe, lequel prend le parti du théorétique pour aller au-delà de la finitude des divers domaines de la pratique, où s’exerçait, auparavant, de manière exclusive, l’activité concrète. De ces activités concrètes, le philosophe abstrait des aspects susceptibles de se rassembler en un corpus basé sur des axiomes parfaitement éclaircis, et ainsi former, en quelque sorte, un corpus inconditionné, transmissible en tout temps et tout peuple. Cette rupture relève d’un parti pris original qui peut sembler illustrer un effort vers l’extension d’un savoir ou d’une science qui serait pérenne, un savoir selon la raison. Il peut alors apparaître piquant de voir Steiner, tout à l’opposé, essayer de fonder sa « philosophie », son anthroposophie, sur une interprétation fausse de la géométrie, tout en renvoyant la rationalité à une position très secondaire, loin derrière l’expérience intime de la fusion cosmique. Comme si la géométrie, en tant que première élaboration des mathématiques, était un sujet de réflexion exemplaire mais paradoxal, susceptible de nous aider à développer, ou bien notre connaissance de la raison, ou bien des cheminements erratiques de travestissement idéaliste ou subjectif de la connaissance humaine.

L’anthroposophie justifiée par une erreur

Résumons-nous. Souligner l’oubli de la question d’origine a permis de mieux comprendre la sorte de fascination platonisante qui touche Steiner devant les idéalités géométriques. Il s’agit de distinguer l’origine sensible de la géométrie de son établissement fonctionnel sur des axiomes ou postulats chiffrés à partir desquels des règles de mesure et des lois de correspondances entre formes géométriques, des théorèmes, vont permettre au corpus de la science géométrique de se développer. Le passage de l’arpentage à la géométrie pure, qui a peut-être eu lieu pour la première fois en Grèce, marque cette différence entre les origines et la réception de la géométrie comme corps de savoir permettant son auto-développement, ainsi que des actions techniques possibles nouvelles sur le terrain, en parallèle. Ainsi, Rudolf Steiner s’est-il focalisé sur les correspondances, les problèmes, et les déductions que l’on peut dégager en étudiant les diverses formes et théorèmes géométriques. Mais cette attention portée sur l’état effectif de la géométrie à un moment donné, tel qu’il a pu la découvrir dans un manuel, n’a pas été complétée par le questionnement sur l’origine de cette production culturelle. Or, le traitement réaliste de la question de l’identité d’un fait ne saurait être séparé de celle de sa genèse. Steiner s’est trompé dans son approche trop personnelle de la géométrie. Peut-être cette erreur, due à un oubli de la question des origines, fut-elle en partie conditionnée par la projection des préoccupations particulières de Steiner sur l’objet « géométrie » : « je justifiais par la géométrie ma conception d’un monde « que l’on ne voit pas » [307].

Même si Rudolf Steiner estime, une fois et un peu paradoxalement, comme « gauchement enfantine » la manière dont il justifiait « par la géométrie [sa] conception d’un monde « que l’on ne voit pas » » [308], nous tenons malgré tout, ici, un élément clef de la genèse et de la signification profonde de l’anthroposophie : « Dans l’étude de la géométrie je dois chercher en effet le germe d’une conception qui, peu à peu, s’est développée. Je la portais en moi pendant mon enfance plus ou moins inconsciemment, je devais la réaliser pleinement et définitivement vers ma vingtième année » [309]. Nous tenons-là une clef de compréhension de la doctrine steinerienne parce que son regard sur la géométrie, un objet empirique, est déterminé par une conception personnelle antérieure. C’est-à-dire qu’il a observé un objet réel et préeexistant à son observation en projetant sur lui des idées préconçues. Nous sommes ici aux antipodes de l’idéal méthodologique des sciences. Mais nous sommes, en revanche, en consonance avec l’idéalisme de la philosophie moderne, laquelle va des idées aux choses, du penser à l’être. Pour justifier pleinement cette interprétation, il nous reste à montrer que, outre le fait qu’il recourt à des références multiples aux penseurs modernes, Rudolf Steiner, partout où il le peut, prêche le primat des idées dans l’abord du réel. En guise de transition avec la confrontation livrée ci-dessus autour de la géométrie, peut-être le lecteur sera-t-il aussi frappé que nous en découvrant, ou en se remémorant ici, que Descartes, l’un des deux pères de la philosophie moderne avec Kant, était aussi et d’abord un mathématicien. Plus même, car Descartes appliqua la méthode mathématique, axiomatique, pour édifier sa philosophie. D’autre part, vers les origines de la philosophie occidentale, souvenons-nous que le père de la théorie des Idées, Platon, avait fait gravé sur le fronton de son école la mention suivante : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

2Le primat steinerien des idées2

La réflexion a amené l’auteur à considérer qu’il fallait donner la priorité aux éléments intellectuels sur ceux de l’affectivité [310] et de la volonté [311] dans la théorie de la connaissance. A la page 32 de sa Philosophie de la liberté, Steiner identifie un double niveau de conscience du réel dans l’être humain. L’homme éprouverait le sentiment d’appartenir à l’univers et de demeurer en lui. Cependant, dès l’éveil de la conscience, l’homme verrait aussi l’univers dans l’opposition « le moi et le monde ». Steiner justifie ce dualisme anthropologique en arguant que « Nous ne sommes jamais satisfaits de ce que la nature offre à nos sens. Partout nous cherchons ce que nous appelons l’explication des phénomènes ». Pour Rudolf Steiner, le décalage entre la perception immédiate et ponctuelle des choses du monde, d’une part, et la soif humaine universelle de connaissance, de l’autre, serait la source de la conscience dualiste du monde. Le décalage deviendrait division, opposition.
Steiner attribue une importance certaine à cette conscience dualiste. Mais il attribue une importance plus grande encore au sentiment humain d’appartenir au monde. A tel point qu’il fait de cette conscience d’unité le moteur de toute aspiration spirituelle : « L’histoire de la vie spirituelle reflète cette inlassable recherche d’unité. La religion, l’art et la science poursuivent tous ce même but ».

« Le dualiste pense que l’esprit (moi) et la matière (monde) sont deux entités essentiellement différentes. Dès lors, il n’arrive pas à expliquer leurs actions réciproques ».

Ensuite, Steiner conclut hâtivement de l’expérience interne d’une double polarité, en considérant que chacun ramène son identité personnelle profonde à de l’esprit : « Faisant l’expérience de son « moi », l’homme situe inévitablement ce moi du côté de l’esprit ». En s’illusionnant de la sorte, Steiner méconnaît la problématique ordinaire de la personne humaine. Il ne songe pas un instant que le moi de chacun puisse désignait à la fois son esprit et son corps, mais également le lien mystérieux qui les unit, mystérieux dans sa nature mais pourtant évident dans son action, et que l’on nomme souvent âme. Steiner opère donc une double réduction du concept de la personne humaine. Ne fait-il pas ainsi le jeu du dualisme qu’il prétend critiquer ? Sans compter que nous ne sommes absolument pas obligés d’appréhender l’homme comme dualité de substances, quand la porte de l’unicité personnelle nous demeure ouverte. En ramenant l’homme à son esprit, Rudolf Steiner affirme une première fois le caractère orienté et réducteur de son approche. Bien sûr, dans le contenu de cette réduction, il nous montre aussi qu’il considère que ses idées, son imaginaire finalement, passent avant l’accueil de la réalité telle qu’elle est.

Plus loin, Steiner nous le confirme, en considèrant l’observation de la pensée comme la chose la plus importante qu’un homme puisse faire : « il observe alors une chose qu’il a créée lui-même ; il ne rencontre plus un objet étranger, mais bien sa propre activité ». Comment Steiner peut-il ne voir en le monde qu’un objet étranger alors que quelques pages plus tôt il a reconnu le sentiment d’unité homme-monde comme une perspective de conscience normale et même décisive pour comprendre l’élan spirituel humain ? Il semble qu’il s’agisse là d’une contradiction importante du texte steinerien. Quoi qu’il en soit, de cette croyance en la maîtrise de l’homme sur la pensée, en tant que sa propre production, Steiner fait de la pensée, à la suite de Descartes, le point de départ d’un processus rigoureux de la construction des sciences : avec la pensée, serait donc trouvé « un point d’appui solide, à partir duquel il nous est permis d’espérer une explication solide de tous les phénomènes de l’univers » [312]. Steiner rappelle le postulat de Descartes, puis s’installe dans le cartésianisme. D’abord, « Ce sentiment de posséder un support bien assuré a dicté à Descartes, fondateur de la philosophie moderne, son principe de toutes les connaissances humaines : Je pense, donc je suis. – Tout le reste de l’univers existe sans moi et je ne sais si je dois le considérer comme réalité, illusion ou rêve. Mais il y a une chose dont je suis sûr, parce que je lui donne moi-même une existence certaine : ma pensée. […] je sais à coup sûr qu’elle existe, parce que je l’ai engendrée moi-même » [313]. Suit le moment de l’installation steinerienne dans l’idéalisme proprement dit : « lorsque nous considérons notre pensée elle-même, aucun élément inobservé ne subsiste. Car ce qui est à l’arrière-plan, c’est encore et toujours de la pensée » [314]. Enfin, Steiner pose à son tour le pseudo-problème de l’idéalisme : « Soit un objet extérieur à moi que j’introduis dans le réseau de mes pensées ; […] Comment ma pensée peut-elle établir un rapport avec l’objet ? » [315]

L’étape suivante de l’illusion idéaliste de Steiner consiste sans doute à imaginer un rôle concret de la pensée dans l’évolution cosmique : « Aucun doute que quand nous pensons, nous prenons part au devenir universel, lequel ne serait jamais accompli sans notre participation ». Stricto sensu, on ne voit pas ce que changent les pensées des hommes au monde. Seuls les effets matériels de certaines pensées, mais aussi de certains gestes spontanées, modifient les choses. Mais bon, le piège idéaliste est ainsi fait que celui qui suit sa façon initiale d’aborder le réel a peu de chances d’en sortir : « En raisonnant ainsi, on ne remarque pas combien il est impossible de sortir de la pensée. Je ne peux pas m’en dégager lorsque je désire l’observer ». Néanmoins Steiner décide de prendre la pensée pour point de départ non seulement de la question de la connaissance, mais de l’ensemble de sa « philosophie » : « Je considère ainsi comme suffisamment fondé de placer la pensée au point de départ de ma conception philosophique » [316].

Ensuite, Steiner entame un ensemble de commentaires en introduisant des mots nouveaux censés désigner des « caractéristiques de la pensée » et des réalités supports de la pensée : la conscience, la connaissance, les concepts, les idées, les images perçues…
C’est bien l’activité pensante que Steiner pense avoir mis au départ de sa conception, et « non point les concepts et idées qui ne sont que le résultat de cette activité ».

« Mon auto-perception m’enferme dans certaines limites ; ma pensée les ignore. En ce sens je suis un être double. Enfermé dans un domaine que je perçois comme étant celui de ma personnalité, je suis néanmoins porteur d’une activité qui, du haut d’une sphère supérieure, détermine les limites de mon existence. Notre pensée n’est pas individuelle comme le sont notre sensibilité et nos sentiments. Elle est universelle. Si elle prend dans chaque être un aspect individuel, c’est uniquement parce qu’elle se rapporte toujours à la sensibilité et aux sentiments personnels. Les hommes se distinguent les uns des autres grâce à ces nuances particulières que prend la pensée universelle. Il n’existe qu’un seul concept du triangle » [317].
« Avec la pensée nous disposons de l’élément qui unit notre individualité particulière au cosmos, pour former un tout. Tant que nous restons dans le domaine des sensations, des sentiments (et de l’acte de perception), nous sommes des êtres isolés ; mais lorsque nous pensons, nous sommes l’être un et total qui pénètre toutes choses. Telle est la raison profonde de notre double nature : nous voyons naître en nous une force absolue, une force qui est universelle ; cependant nous n’en prenons pas connaissance à sa source, au centre de l’univers, mais seulement à un point de la périphérie ».
Il faudrait nous servir « de cette pensée qui, du fond de l’univers, vient nous pénétrer ».

Les considérations précédentes auraient soit-disant « prouvé qu’il est insensé de chercher chez les individus un élément commun autre que le contenu idéel fourni par la pensée ».

« Il n’existe aucune chose en tant que séparée du tout universel. Toute séparation n’a de valeur que subjective et n’existe qu’au sein de notre observation » [318].

En imaginant, plutôt qu’en comprenant la géométrie, Rudolf Steiner a trahit explicitement son penchant intellectualiste, parce qu’il a livré sa manière subjectiviste d’envisager le monde à partir d’un objet connu de tous. En considérant que l’intellect peut acquérir du savoir sans le recours des sens Steiner s’est posé en rupture avec le sens commun et l’épistémologie des sciences modernes. Il se trouve finalement souvent proche de croire qu’il n’y a « pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même » [319]. En conclusion de sa Philosophie de la liberté il qualifie sa propre perspective de « monisme de la pensée ». Si l’on écarte l’affirmation connexe, dans d’autres ouvrages du leader anthroposophe, de l’existence des êtres spirituels, nous voyons qu’il y a un voisinage idéologique étroit entre l’idée que l’intellect peut connaître seul le réel, la thèse solipsiste de la solitude cosmique du sujet pensant, et la thèse du monisme de la pensée. La première tend à dénier que nous puissions avoir un contact perceptif authentique et donc aussitôt une esquisse intelligente de la connaissance du réel : elle met en doute l’existence d’un au-delà de la pensée. La seconde ne voit plus que la pensée des sujets, elle tend à ramener les échanges humains au commerce angélique. La troisième n’exclut pas la possibilité d’autres activités de pensée en dehors des êtres humains. C’est en cela que Steiner n’est pas strictement solipsiste.
Un contre point final doit rappeler que la pensée, aux antipodes de son remplissage imaginaire par Steiner, n’est qu’une capacité de connaître, pas une « chose ». Avec Jean Ladrière ou Etienne Gilson, rappelons sereinement que la raison n’est qu’un « pouvoir vide », qui, appuyé sur quelques principes, abstrait la connaissance du réel. Mais Steiner n’a en cure. D’ailleurs, le mot même de raison est très peu présent dans ses écrits, à l’inverse de la littérale profusion du terme « pensée ». Du coup, ce qu’il propose ne relève ne peut plus être dit relever de la connaissance. Serait-ce poésie ? Malheureusement non. Steiner propose une voie de salut qui est une expérience fait au niveau de notre liberté intérieure. Mais, détaché de tout principe objectif et explicite permettant de critiquer son œuvre, renvoyant toujours l’adepte embarrassé à des façons de diriger son âme pour franchir les obstacles, le père de l’anthroposophie se voit bien obligé d’avouer parfois qu’il propose à l’homme de jouer avec sa santé, au moins mentale.

2Contradictions et remise en cause de l’utilité de la raison : l’anthroposophie au risque de la folie2

En plusieurs passages de ses œuvres, Rudolf Steiner quitte le ton du professeur d’occultisme pour signaler les risques de la démarche qu’il propose. Remarquons d’emblée qu’il n’est pas courant qu’une voie de connaissance ou de salut soit présentée comme comportant des risques. Mais le lecteur a déjà compris, certainement, que l’initiation anthroposophique « jouait » sur l’équilibre psychique de l’homme, notamment en remettant en cause le sens commun, les vécus que nous livre l’expérience ordinaire des choses, au profit d’un enfermement dans la pensée.

Pour introduire à ce dernier point de notre étude de l’ésotérisme anthroposophique, nous allons commencer par rappeler [reprendre] quelques situations, envisagées par Rudolf Steiner dans sa proposition de parcours initiatique, où la dimension de contradiction semble difficilement surmontable.

Reprenons d’abord l’image de la goutte et de l’océan. En y réfléchissant bien, peut-on vraiment, en Occident, se satisfaire d’une comparaison de l’homme et du divin d’après cette image, ne fût-ce qu’à titre d’esquisse grossière ? La goutte et l’océan sont de même nature : des molécules d’eau, H2O. Il n’y a qu’une différence de taille entre la goutte et l’océan. La différence est énorme, et, entre autres, par des effets de seuils quantitatifs et de place occupée sur le globe terrestre, l’océan est doté de propriétés incommensurables avec celle de la goutte. Mais si la goutte va à s’agréger à d’autres milliers de milliards de gouttes, elle peut participer à la formation d’un autre océan. Dans l’image de la goutte et de l’océan il n’y a pas de place pour la liberté. Une concentration océanique de molécules d’eau a des effets nettement plus sensibles, du même point d’évaluation, qu’une concentration de molécules d’eau dans une goutte. Nous n’avons affaire ici qu’à des effets de taille et de forces physiques. Un océan réel n’est pas plus libre de choisir ses actes qu’une goutte. Steiner, comparant le divin à l’océan, le réduit à une force certes impressionnante mais aveugle. Nous sommes à l’opposé d’un Dieu bon et personnel. Qui voudrait s’approcher d’une telle brute ? Rudolf Steiner, en prenant l’image de la goutte échappée de l’océan pour parler de l’homme, oublie de préciser qu’il n’y a pas de nécessité pour que ladite goutte retourne à l’océan. Tandis qu’il décrit, de multiples façons, les démarches que devrait entreprendre l’homme pour retrouver sa soit-disant essence divine. En fait, il y aurait ici un côté parlant de l’image : ni la goutte, ni l’homme, ne sont contraints de retrouver l’océan et le divin. Mais ce n’est qu’apparence de proximité. Si nulle force extérieure n’entraîne la goutte à la mer, elle n’ira point. Tandis que l’homme ne cheminera vers le divin que par ses propres choix, la grâce étant exclue de l’anthroposophie. Au final, il apparaît que cette image océanique ne ménage aucune place pour le libre arbitre humain. L’océan comme métaphore divine ne dessine aucune altérité susceptible de dire présentement « oui », « non », ou « peut-être » au divin. L’océan ne créé pas la goutte, il ne dialogue pas avec elle. L’océan pourrait même être la somme, la résultante d’une quantité énorme de gouttes agglutinées [320], plutôt qu’une entité leur préexistant. Comme nous l’avons déjà pointé, peut-être l’idéologie anthroposophique ne veut-elle, au fond, ne considérait que des esprits en évolution (gouttes), en admettant l’esprit originel (l’océan) uniquement comme le principe d’évolution des esprits. D’autre part, l’esprit originel, uniquement esprit comme nous disons qu’une règle mathématique est une idéalité, est également doué, chez Steiner, d’une sorte de pulsation interne qui détermine ses phases et ses degrés de condensation-spiritualisation. Nous aurions affaire à une règle cosmique sans sens ni but autre qu’une évolution créatrice indéfinie. Nul ne pourrait savoir qui a créé une telle règle cosmique. Le jeu cosmique n’aurait pas le bien pour objectif mais seulement la créativité. On trouvera des justifications très abondantes pour étayer cette interprétation de l’équation steinerienne comme mise en équivalence de la liberté et de la créativité. Comment ne pas se rendre compte que l’application ici-bas d’une telle maxime de créativité sans borne ressemble à une invitation à la fausse liberté, c’est-à-dire à l’action arbitraire et à la licence ? Un activisme absolument désordonné est déjà pure folie. Mais la défense de la créativité sans régulation est aussi une défense de la dispersion, de l’atomisation. Quand l’homme n’a pas de projet unificateur s’épanouit-il ? Quand il multiplie les actes divers, parvient-il à se sentir membre d’une communauté humaine ?

A la suite de cette première réflexion sur la contradiction de l’« océanisme » steinerien avec la possibilité d’un humanisme, examinons cet autre propos de notre auteur où il prétend possible une fusion de l’homme avec le cosmos où l’homme garderait son autonomie. Dans le passage suivant, Steiner décrit l’avant-dernière étape du salut anthroposophique [321] :

Si j’adopte le monisme, je n’ai pas d’identité propre. Je n’ai donc point de libre arbitre. Je ne sais donc pas si c’est moins qui décide de mes actes ou les influences cosmiques. Or je souhaite parfois agir librement. Et je me rends compte que c’est là un idéal que je chéris quand je suis bien. Donc je suis en contradiction avec moi-même si j’essaye de penser le monde en moniste tout en souhaitant au fond ne pas me confondre avec le monde. Cette situation est psychiquement pénible et gênante.

« L’homme est le produit de tout le milieu où il naît : et chaque détail de sa constitution répond à un phénomène, à un être de l’ambiance cosmique. A une certaine étape de son développement le disciple comprend ce rapport de son être avec le Cosmos. L’occultisme nomme cette étape perception des correspondances entre le microcosme, ou homme, et le macrocosme ou univers. Parvenu à ce niveau, le disciple connaît une expérience nouvelle. Il se sent partie intégrante de l’univers, tout en gardant sa parfaite autonomie. C’est comme une ascension dans le Cosmos, une fusion avec lui, mais sans rien perdre de son individualité. Cette étape est pour l’occultisme « l’union avec le macrocosme ». L’important est de bien considérer que dans cette fusion la conscience individuelle demeure intacte et que l’être humain ne se disperse pas dans l’univers. Le penser serait le fruit d’un jugement erroné » [322].

Ainsi donc l’homme pourrait fusionner avec le cosmos sans modifier sa conscience individuelle. Nous avons vu que le principe de non contradiction était valide pour exclure de la raison une affirmation et son contraire faites sur le même niveau de réalité ou du même point de vue. Mais Rudolf Steiner ne prend pas la peine de distinguer des points de vue différents pour « faire avaler » sa contradiction. Se fondre veut bien dire s’unir, se confondre, s’intégrer dans une réalité. Il s’agit bien d’une absorption du sujet dans la réalité en question. Et Steiner voudrait que la conscience individuelle perdure malgré tout ? Cela est inconcevable, déraisonnable. C’est sans doute parce qu’il a une vague conscience de l’énormité de ce qu’il avance que Steiner insiste, par deux fois dans ce passage, pour dire que cette fusion-distinction serait possible. Il nous dit que B se fond dans A mais que B demeure : vous trouvez cela contradictoire ? Que néni ! Vous vous trompez ! Si, si, je vous l’assure… Comme par hasard, dans le passage sur l’image de l’océan et de la goutte, Steiner reprend la même stratégie : « On pourrait aisément se méprendre sur notre pensée et croire que l’occultisme considère le Moi comme « un » avec Dieu. Il ne dit pas que ce Moi est Dieu, mais qu’il est de même essence que Dieu ». Vous croyez comprendre que Steiner est moniste, qu’il déclare que l’homme et Dieu ne font qu’un ? Vous vous trompez : Dieu et l’homme sont de même nature, ils ne sont pas « un ». Mais qui ne voit que la différence est infime ? Si Dieu et l’homme sont de même nature ils existent de la même façon. Ou bien alors les mots n’ont plus de sens. En effet, l’essence ou la nature d’une chose ou d’un être renvoie bien à « Ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et ce sans quoi elle ne serait pas ». Si Dieu et l’homme ont, en propre, le même, alors ils sont fondamentalement identiques. En conclusion il faut reconnaître que Rudolf Steiner joue sur les mots. Il affirme des choses contradictoires, tout en s’empressant d’essayer de rassurer le lecteur, en tentant de le persuader que ce qu’il avance est vrai tout en étant, d’évidence, au-delà du principe de non contradiction. Et Rudolf Steiner n’a pas autre chose que l’argument d’autorité pour tenter de faire accepter cela. Considérer la fusion avec le cosmos comme contradictoire avec le maintien de l’intégrité humaine « serait le fruit d’un jugement erroné ». Le père de l’anthroposophie se garde bien de nous dire pourquoi il y aurait là « un jugement erroné ». Et pour cause ! Si le principe de raison, de non contradiction, est universel, cela signifie que l’éventuel argument de Steiner, non dévoilé ici, relève de la déraison. Ce qu’il fallait démontrer.

Du point de vue le plus général nous convenons que Rudolf Steiner a cherché à présenter l’occultisme d’une manière nouvelle, susceptible de généraliser l’initiation dans le monde moderne. L’occultisme ne serait plus réservé à une élite, la vraie modernité passerait par une méthode initiatique accessible à la raison commune. C’est pourquoi Steiner s’est efforcé de décrire dans un vocabulaire accessible le monde suprasensible, afin que chaque disciple puisse s’armer d’une sorte de savoir prétendu objectif, préalablement à son engagement dans l’expérience occulte. Mais pourquoi l’expérience occulte exigerait-elle une instruction préalable ? A cette question, Rudolf Steiner hésite à répondre. Nous en voulons pour preuve le fait qu’il n’y répond, une première fois, dans son maître manuel d’occultisme, La science occulte, qu’à la page 113. De même, dans l’ouvrage complémentaire intitulé Le seuil du monde spirituel, il n’évoque ce problème qu’à mi-parcours du texte. Dans un troisième ouvrage complémentaire, La théosophie, le problème n’est même pas évoqué. Si Steiner hésite à avouer pourquoi ses livres préparatoires seraient nécessaires à la bonne marche de l’initiation c’est sans doute parce que la réponse constitue une arme à double tranchant pour son « fond de commerce » : l’initiation occulte est dangereuse ! D’un côté cela constitue une bonne publicité pour ses livres, censés éviter aux disciples les embûches, de l’autre, trop clairement annoncés, les dangers risqueraient de faire reculer celles et ceux qui demeurent méfiants vis-à-vis de ces sujets. Mais ici nous importe la réalité de l’anthroposophie, non son succès. Voyons d’abord une première mise en garde générale, dans La science occulte :

« Mais on ne saurait assez affirmer à quel point il est utile d’acquérir par l’entendement une vue d’ensemble du monde supra-sensible, avant de tenter d’y pénétrer pour l’observer par soi-même, et combien il est précieux d’avoir reconnu que le monde sensible devient intelligible dans tous les domaines pour quiconque admet les enseignements de l’occultisme. Toute expérience des mondes supérieurs n’est qu’un tâtonnement hasardeux, dangereux même, si l’on méprise cette discipline préparatoire. C’est pourquoi dans cet ouvrage nous commençons par présenter les réalités supra-sensibles qui sont cachées derrière l’évolution terrestre, avant de nous étendre sur les moyens d’acquérir les connaissances supérieures » [323].

Le lecteur se souvient que l’initiation anthroposophique au monde suprasensible prétend ouvrir l’homme à autre chose qu’une connaissance ordinaire, puisqu’il s’agit plutôt d’une expérience et d’une rencontre avec d’autres êtres doués de personnalité, de volonté, de liberté… Mais la relation juste à établir avec ces êtres ne serait pas évidente. Or, comme la rencontre avec ces esprits ne peut se vivre d’abord que dans l’esprit humain, il faudrait bien distinguer la conscience ordinaire de la conscience initiatique. Tenir fermement cette distinction éviterait que certains esprits ne profitent de notre ouverture occulte pour agir hors de leur sphère d’action normale. Si l’adepte « n’observe pas la limite entre le monde des sens et le monde suprasensible, il peut arriver que des images suprasensibles qui n’expriment pas véritablement la nature de ces êtres s’insinuent dans sa conscience physique sensible » [324]. Ce qui est dit là, en filigrane, c’est que des images peu ragoutantes peuvent perturber psychologiquement l’adepte de l’occultisme. La suite du texte le confirme. En effet, nous pouvons avoir affaire à des êtres arhimaniens et lucifériens : inutile de s’étendre sur la signification ordinaire des êtres lucifériens. Tout le monde sait qu’ils sont, pour ceux qui croient en leur existence, associés au mal. Lucifer est même un des noms du prince du mal. Mais Rudolf Steiner n’est pas à une surprise près : pour lui, les êtres lucifériens ne sont pas mauvais en eux-mêmes. D’ailleurs, selon La science occulte, le mal n’existe pas en soi, il ne s’agit que d’un déséquilibre entre les forces cosmiques. Dans cette optique, les êtres lucifériens ne deviennent mauvais que s’ils débordent de leur sphère d’action légitime. Ainsi il serait très important de ne pas céder sur la distinction conscience ordinaire et conscience clairvoyante. Non seulement des êtres pourraient alors devenir mauvais, mais, peut-être plus grave pour l’adepte ayant failli, celui-ci serait partiellement responsable d’une influence cosmique négative. Ainsi, les êtres arhimaniens et lucifériens, à la différence des autres êtres suprasensibles « qui sont restés dans le champ d’action correspondant à leur nature », ont « transféré leur demeure et leur champ d’action dans le monde que l’homme perçoit comme monde sensible », alors que leur champ d’action approprié est le monde élémentaire [325]. Si l’âme humaine ne respecte pas la limite des deux mondes, si elle « introduit dans le monde physique sensible la vie qu’elle ne devrait déployer que dans le monde élémentaire », alors « l’être luciférien acquiert par cette âme une influence qui s’oppose à l’ordre cosmique général » [326].
A ce premier niveau de risque psychologique lié à la pratique de l’occultisme, on remarque aussi, en amont du contenu théorique ésotérique, que Steiner demande au disciple de diviser sa conscience en deux, entre sa « conscience physique sensible » et sa « conscience clairvoyante ». Sans nous interroger pour savoir si une « conscience physique sensible » peut désigner une réalité, il ne faut pas être très perspicace pour remarquer que l’invitation à la division de la conscience humaine présente une analogie avec l’état psychologique que l’on nomme « schizophrénie » en psychiatrie. Mais Steiner ne se pose plus ce genre de question. Bien au contraire, il affirme, dans le même ouvrage, que chaque être humain possède un double de lui-même, qu’il appelle « Gardien du Seuil ». Et comme tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes occultes – celui de Steiner -, le père de l’anthroposophie se trouve satisfait de constater que l’humanité est bien faite, jusqu’en la régulation naturelle de son cheminement sur la voie du salut suprasensible. Rudolf Steiner observe ainsi « la sagesse des instincts humains qui empêche l’âme d’entrer dans le monde spirituel aussi longtemps qu’elle n’est pas à même d’acquérir l’expérience de sa propre maturité » [327]. Il est satisfait de faire comme première rencontre dans le suprasensible celle de son propre être dans sa réalité, « cet être qu’il s’agit de développer à travers l’évolution de l’humanité ». Ce « Gardien du Seuil » serait notre être suprasensible ; pendant le sommeil, l’âme s’élèverait vers lui, bien que nous ne prenions pas alors conscience de lui [328]. Dans le passage suivant, Rudolf Steiner avoue clairement le risque de « troubles mentaux » attaché à ce qu’il propose : « Si l’âme est trop faible pour faire des expériences conscientes dans le monde élémentaire, alors, en y entrant, elle voit disparaître son autonomie [..]. Elle est repoussée dans le monde sensible par cet être suprasensible que nous avons appelé le « Gardien du Seuil » […]. Et au cas où […] elle aurait tout de même, en replongeant dans le monde physique, su retenir dans sa conscience quelque expérience du monde suprasensible, un tel accaparement peut souvent devenir la cause de troubles mentaux » [329]. Face à la déraison qui guette l’occultiste, Steiner ne proposera guère autre chose, prisonnier qu’il fut de son intellectualisme, que des appels au discernement, au renforcement de l’âme, aux distinctions des niveaux de conscience… En somme, rien de tangible. Mais la solution steinerienne est sans doute plus radicale : abandonner la conscience ordinaire pour adopter complètement la conscience initiatique. Et même, par ce biais, se métamorphoser. Ainsi, pour éviter « absolument » le danger psychiatrique, Steiner nous assure qu’il faut user de notre discernement. Mais l’anthroposophe en chef nous donne une bien surprenante définition du discernement qu’il demande : il s’agit de discerner la nature du monde suprasensible pour y découvrir que l’attitude juste de l’homme face à celui-ci consisterait en un abandon à sa dynamique, duquel surgirait notre métamorphose, but de l’expérience occulte. Il semble ici nécessaire de citer longuement Steiner, afin de bien se rendre compte à quoi il nous invite, et cela justement au moment d’un de ses textes où il vient de reconnaître les risques psychopathologiques des expériences occultes :

« Un danger de ce genre est absolument écarté si l’on cultive avec un soin particulier la faculté du discernement normal, telle qu’elle s’acquiert dans le monde sensible. Grâce au renforcement de cette faculté, l’âme arrive à établir un juste rapport entre elle et les phénomènes et êtres des mondes suprasensibles. Car pour vivre consciemment dans ces mondes, l’âme doit posséder une force qui ne peut se déployer avec la même intensité dans le monde sensible que dans les mondes supérieurs. Il s’agit de la force qui pousse à s’abandonner à ce qu’on éprouve. Il faut se plonger dans l’expérience occulte ; il faut pouvoir devenir un avec elle, et cela à un degré tel qu’on se contemple soi-même en dehors de son propre être et qu’on se sent entré dans l’autre être. Il faut que le propre être se métamorphose en l’autre être, objet de l’expérience occulte. Si l’on ne possède pas cette faculté de transformation, on ne peut pas faire d’expériences véridiques dans les mondes supérieurs. Car toutes ces expériences sont basées sur le fait que l’homme se rend compte maintenant de cette transformation spéciale, par laquelle sa vie est mêlée à un être qui, de par sa nature, modifie celle de l’observateur. C’est dans cette métamorphose, dans cette manière de se sentir un avec d’autres êtres que consiste la vie dans les mondes supérieurs. C’est ainsi qu’on apprend à connaître les êtres et les phénomènes de ces mondes » [330].

En fait, on pourrait avoir l’impression défendable que le risque psychiatrique dépend d’une hésitation de la conscience entre sa vie dans l’expérience clairvoyante et sa vie normale dans le monde de l’expérience ordinaire. La solution steinerienne pour parer au risque consisterait à choisir pleinement la vie clairvoyante, étant entendu qu’elle se rapprocherait de notre vie authentique, au delà des illusions du monde sensible. Une telle solution n’apparaît guère convaincante quand on sait la difficulté pour l’expérimentateur occulte à garder son autonomie, face aux êtres spirituels divers, dans les mondes dits supérieurs. Mais peu importe finalement à Steiner. Tout dépendrait de l’acquisition préalable d’un savoir sur ce à quoi s’attendre pour que l’initiation se passe bien. Ce passage rassemble un bon nombre des éléments hétéroclites que l’adepte devrait avoir compris avant de s’engager : « Si l’on a compris d’abord la loi de Karma, on ne sera pas particulièrement ému de reconnaître sa propre destinée sous les traits de son double. Si l’on s’est logiquement rendu compte de l’évolution humaine et cosmique, si l’on sait qu’à un moment précis, les forces de Lucifer ont fait irruption dans l’âme humaine, on ne chancellera pas en contemplant dans l’image de son être propre l’action multiple de ces entités lucifériennes » [331]. Nous croyons en avoir largement assez dit pour que le lecteur ait de quoi se positionner vis-à-vis de l’anthroposophie. Terminons en nous demandant s’il peut être, ne serait-ce que temporairement, humainement supportable de vivre avec jusqu’à sept esprits sous son chapeau ? Rudolf Steiner semblait le croire : « Mais quand le développement du disciple a suivi la bonne voie, c’est pour lui un progrès réel que d’être ainsi multiplié dans sa vie intérieure, tout en restant par le Moi maître souverain des entités diverses qui déploient leur activité en lui. Dans le cours de l’entraînement occulte, la dissociation se poursuit et s’affirme. […] Ainsi à un certain degré de son évolution l’homme se trouve en présence de sept êtres intérieurs, qu’il lui faut gouverner et diriger » [332].

Nous pouvons donc conclure, au moins, que l’idéologie anthroposophique est une sorte de spiritisme. Les préparations bio-dynamiques forment la spécificité première de l’agriculture bio-dynamique. L’origine des règles de leur composition et des procédures ( telle la « dynamisation ») à mettre en œuvre pour les rendre efficace est inaccessible au savoir scientifique. Dans la conclusion de l’ouvrage qu’il a consacré à l’anthroposophie, Paul Ariès demande : « L’occultisme pourrait-il être, encore, une force progressiste au 21e siècle ? Est-ce de ces fictions que nous avons besoin pour réhumaniser le monde ? » [333]. A la première question, nous proposons un élément de réponse en soulignant que le choc culturel de l’occultisme permet de maintenir vivante la réflexion sur aux moins trois enjeux importants : sur la démarche scientifique et ses limites ; sur la difficulté épistémologique à appréhender les nombreux témoignages d’expériences ou de faits « étranges » qui ne peuvent être tous réduits à des chimères, bien qu’ils ne puissent guère êtres séparés strictement de la subjectivité ; et aussi sur l’intérêt des discours rationnels théologiques et philosophiques sur ce qui touche et dépasse notre expérience ordinaire. Quant à la seconde question, nous ne pouvons désormais accepter sa formulation. Renvoyer l’ensemble de l’occultisme au rang des fictions n’est plus guère défendable aux yeux de qui mène une enquête historique ou sociologique sur ses productions et ses praticiens. Un « agnosticisme » méthodologique semble de rigueur en ces matières. Néanmoins, il est sans doute sage de se demander sérieusement si les agriculteurs et chercheurs investis dans l’approfondissment du progrès agronomique ont besoin de se tourner vers l’ésotérisme ou le spiritisme. La perspective de la rationalité occidentale admet que le monde sensible est structuré par un ordre dont nous pouvons saisir l’essentiel, ou du moins ce qui est nécessaire à notre développement, par notre intelligence ordinaire et sa prolongation en instruments d’observation scientifiques. L’agriculture est fondée sur des lois de la nature. Nous appréhendons ces dernières avec une efficacité certaine, quoique progressive et partielle, au cours du développement scientifique, et grâce, également, à des observations empiriques. Pour nous, un des rôles de l’épistémologie est de critiquer les savoirs scientifiques et de discuter leurs cohérences, par rapport aux perspectives et modèles choisis, mais aussi entre eux, ainsi que vis-à-vis d’une philosophie explicitée de la nature et de l’humanité. Nous verrons plus loin comment, au-delà - ou en deçà - de Steiner, les autres fondateurs de l’agrobiologie ont esquissé des façons nettement plus matérialistes d’envisager le progrès agronomique.

Résumons, pour terminer, l’hypothèse, empruntée à la théologie augustinienne et thomasienne, que nous proposons pour expliquer le point clef du fonctionnement des préparations bio-dynamiques. Les agitations spécificifiques ou les « dynamisations » des préparations, leurs manipulations, tel le fait d’enterrer une recette mise dans une corne de vache, à telle profondeur, à tel solstice, puis de la déterrer au solstice suivant, seraient comme des signes. L’agriculteur biodynamiste, endossant une posture de « prêtre », ou le confectionneur des préparats, effectuerait notamment, ainsi, des « rituels ». Ces rituels ou gestes codifiés, ces signes seraient reconnus par des esprits. L’efficacité possible des produits ne tiendrait pas d’abord aux substances matérielles des préparations, mais bien à l’action des esprits « invoqués » par les rituels agricoles magiques en question.

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[1Cf. Rusch H.-P., La fécondité du sol, p. 37-40 et 52-54.

[2L’ésotérisme steinerien, comme la thésophie de Blavatsky, est aussi largement tributaire des conceptions de la culture orientale, comme l’a bien montré Aurélie Choné (cf. Choné A., Discours ésotériques et savoirs sur l’Inde à la fin du XIXe siècle, Analyse de la réception de quelques notions et doctrines indiennes par Helena Blavatsky et Rudolf Steiner, in Maillard C., (dir.), Recherches Germaniques , Numéro hors série n° 01, Sciences, sciences occultes et littérature (1890-1935), Strasbourg, 2002, p. 27-58 ; Choné A., La réception de l’Inde chez les ésotéristes occidentaux de la fin du XIXe siècle, in Revue française de Yoga, Ed. Dervy, n° 27, 166 p.).

[3Cf. par exemple Ullrich H., Rudolf Steiner (1861-1925), in Perspectives, Revue trimestrielle d’éducation comparée Paris, UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 577-595.

[4Sur les cristallisations sensibles, avec plusieurs photos, on pourra voir Pfeiffer E., Les forces éthériques en biologie humaine et végétale, Ed. Imprimerie du palais, Extrait du Bulletin du centre homéopathique de France, Fascicule 1, Paris, 1934, 32 p.

[5Autant dans l’origine des recettes que dans la vision occulte du monde qui est présupposée pour comprendre l’efficacité agricole qu’elles peuvent avoir.

[6Pfeiffer E., La fécondité de la terre, Triades, Paris, 1975, 348 p., p. 122. Je souligne.

[7Comment aborder le travail d’après les directives données dans le cours aux agriculteurs, Note des éditeurs, in Steiner R., Agriculture, Fondements spirituels de la méthode bio-dynamique, Editions anthroposophiques Romandes, p. 306-314, p. 309.

[8Steiner R., Agriculture, Fondements spirituels de la méthode bio-dynamique, op. cit., p. 11.

[9Ibid.., p. 34.

[10Ibid.., p. 10.

[11Ibid., p. 25 et 27.

[12Ibid., p. 25.

[13Ibid., p. 25.

[14Ibid., p. 18.

[15Ibid., p. 336.

[16Pfeiffer E., Postace à Steiner, R., (1999), Agriculture, Fondements spirituels de la méthode bio-dynamique, ibid., p. 332.

[17Steiner R., Agriculture, Fondements spirituels de la méthode bio-dynamique, ibid., p. 304.

[18Ibid.

[19Ibid., p. 74-75.

[20Ibid., pp. 14 5-146.

[21Ibid., p. 148.

[22Ibid., p. 146-147.

[23Dans ce livre sur l’agriculture, Steiner semble savoir une foule de choses sur les animaux et les plantes, sur les moyens de les soigner, sur leurs effets sur les différentes « dimensions » de l’homme, sur l’existence et le fonctionnement de « correspondances » entre le cosmos et la vie sur terre, etc… On se donnera une idée de la méthode qu’il a utilisée pour obtenir ces savoirs en lisant La science occulte.

[25Jean-Michel Florin est animateur du Mouvement de Culture Bio-Dynamique en France.

[26Le mot « préparat » n’est pas un mot du dictionnaire courant. Est-il spécifique à l’anthroposophie ? Aux courants occultistes en général ? A l’alchimie ? Ce mot semble assez proche du terme plus connu « préparation », au sens d’une préparation pharmaceutique ou d’une préparation chimique. Pour cette dernière, Le Robert nous dit qu’il s’agit d’un « mélange de diverses substances préparées en laboratoire en vue d’une expérience ».

[27L’être humain serait tout à fait différent, car il a une liberté. Après cet entretien, j’avais envoyé la question suivante à Mr Florin : « Quelles pistes de travail pourriez-vous proposer pour éclaircir cette libre « délocalisation » de la consommation alimentaire humaine vis-à-vis de l’invitation à « territorialiser » au maximum celle des animaux au sein de la ferme bio-dynamique ? ». Je pourrais la reformuler comme suit : « Du point de vue de l’augmentation des « qualités subtiles », comment peut-on défendre le « lien au sol » pour les animaux et pas pour les hommes » ?

[28Florin J.-M., Entretien avec l’auteur, Octobre 2001, op. cit.

[29D’après le sens que le mot « théorie » a en science (Cf. Le Robert).

[30Cf. l’article « Agronomie » de l’Encyclopédia Universalis.

[31Que des personnes qui défendent la bio-dynamie se chargent, pour le public, de rendre accessible ce qui « intéressant » et laisse de côté ce qui le serait moins, cela ne va pas sans poser des problèmes éthiques. Comme il se dit, comment peut-on être juge et partie ? Cette démarche semble s’éloigner, en tout cas, du souci de l’objectivité scientifique ou de celui de l’honnêteté intellectuelle, lesquels commande de ne pas masquer certains aspects d’un sujet ou d’une situation.

[32Selon Pfeiffer, les premières « instructions » de Steiner concernant « la vie du sol et de l’humus » « remontent à 1922 (La fécondité de la terre, p. 85).

[33De plus, nous n’avons pas pu, au cours de nos recherches, valider ou infirmer l’idée selon laquelle, dans les années 1920, il aurait existé une station de recherche en bio-dynamie très similaire (dans sa configuration, son outillage, une partie de ses méthodes…) aux autres stations agronomiques.

[34Pfeiffer, La fécondité de la terre, p. 87. Je souligne.

[35Je fais référence ici à Xavier Florin (Entretien avec l’auteur, op. cit.

[36Keyserlingk A., La naissance de l’agriculture bio-dynamique, Traduit de l’allemand par Vincent Choisnel et Jean-Michel Florin, Novalis, Montesson, 2003, 260 p., (d’après Koberwitz 1924, Ed. Hilfswerk Elisabeth, Stuttgart, 1974, 2e édition remaniée 1985).

[37Ariès P., Anthroposophie : enquête sur un pouvoir occulte, Golias, op. cit., p. 198.

[38Voir par exemple les travaux d’Antoine Faivre, ceux du Père Verlinde, ou ceux de Mircea Eliade…

[39Comme dans les spectacles de prestidigitation classique, où tout peut s’expliquer scientifiquement.

[40Worster D., Les pionniers de l’Ecologie, Sang de la Terre, op. cit., p. 370.

[41Parallèlement aux idéaux politiques démocratiques.

[42Par la référence au positivisme nous entendons ici le sens d’une idéologie que professèrent notamment Condorcet et Auguste Comte, c’est-à-dire une idéologie « qui attribue à la constitution et au progrès de la science positive une importance prépondérante pour le progrès de la connaissance, quelle qu’elle soit, même philosophique » (Cf. Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, article « positivisme »).

[43Thuillier P., La revanche des sorcières, L’irrationnel et la pensée scientifique, Belin, Paris, 1997, 159 p., p. 06.

[44Ceci reste valable, même s’il faut concéder que cette aura a été ternie depuis 1945. Hiroschima, et l’apparition dans la conscience collective de la peur d’une apocalypse nucléaire, ainsi que la prise de conscience d’autres problèmes postérieurs liés au développement scientifique, des problèmes de nature éthique et écologique particulièrement, constituent les motifs essentiels de cet effritement de l’image positive de la science.

[45Rey A., (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, article « épistémologie ».

[46On peut songer au rôle de la démocratisation du savoir promu par les Lumières comme facteur facilitant de l’apparition publique de telles controverses. Sur les aspects de la démocratisation du savoir au XVIIIe siècle, voir par exemple l’ouvrage de Jürgen Habermas intitulé L’espace public.

[47Brisson L., Mythe et savoir, in Brunscwig J., Lloyd G., (dir.), Le savoir grec, Paris, Flammarion, 1996, 1095 p., p. 77-88, p. 82.

[48Ibid., p. 77. L’auteur évoque notamment le cas des entrelacements de la « médecine des temples » et de la médecine « rationnelle » (p. 83-84) et le rapport paradoxal de Platon aux mythes traditionnels. Sur cette question, voir également la contribution de David Furley intitulée Cosmologie, dans ce même ouvrage, spécialement à la page 316.

[49Ladrière J., La perspective eschatologique en philosophie, in La Foi chrétienne et le Destin de la raison, Cerf, 2004, p. 60. Disons-le une première fois : la raison n’a pas deux faces, tel un Janus bifront, mais elle est un effort, adossé au questionnement et à la liberté, pour reconnaître des formes intelligibles. En situation de frontière, elle est cette tentative toujours recommencée pour étendre son empire, au détriment du doute, du mystère, de ce qui s’affirme sans fondement ou mal fondé. Mais l’existence de l’autre côté de la frontière demande aussi à être éclairé et justifié. Ainsi que l’articulation des deux registres. Fait-on déjà un peu apercevoir la dimension problématique de l’instauration de la raison ? Entre formes intelligibles sensibles et intelligibilité d’une nature et d’un sens de l’existence humaine ouverts sur le mystère, le projet de la raison ne peut devenir facilement celui d’une raison intégrale.

[50« Qui appartient à l’« Ecole », c’est-à-dire à l’enseignement philosophique donné dans les écoles ecclésiastiques et les Universités d’Europe du Xe au XVIIe siècle environ. Cet enseignement a pour caractère distinctif, d’une part, d’être coordonné à la théologie, de chercher un accord entre la révélation et la lumière naturelle de la raison ; de l’autre, d’avoir pour méthodes principales l’argumentation syllogistique, et la lecture commentée des auteurs anciens connus à cette époque, surtout d’Aristote » (Cf. Lalande A., op. cit., p. 961).

[51Ménard G. et Miquel C., Les ruses de la technique, Le symbolisme des techniques à travers l’histoire, p. 164. Cf. aussi Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 1274, et Gilson E., La philosophie au Moyen-Age, Tome II.

[52Thuillier, P., La revanche des sorcières, p.10.

[53Nous avons déjà essayé de montrer, lors d’un court développement théologique dans un précédent travail, qu’il y avait probablement de gros enjeux culturels dans le rapport que l’on établit et développe entre les attributs divins de la Toute-Puissance et de l’Amour.

[54Roger Bacon (vers 1214-1294) est un personnage représentatif du passage de la domination de la science scolastique à la celle de la science moderne, qui se dessine en Europe dès le XIIe siècle.

[55Thuillier P., op. cit., p. 15.

[56Thuillier P., ibid., p. 15.

[57Thuillier P., ibid., p. 16. Sous cet éclairage, nous réfléchirons plus loin sur toutes les correspondances minutieuses, entre les qualités des sols et le cosmos, les aliments et la santé de l’homme (jusqu’au caractère), que Rudolf Steiner semble connaître dans l’ouvrage Agriculture, Fondements spirituels…

[58Ibid., p. 18.

[59Sur « l’affaire Tempier », voir Stengers I., L’invention des sciences modernes, Flammarion, 1995, 211 p.

[60Thuillier P., ibid., p. 18.

[61Ibid. Sur l’importance de la crise, les auteurs s’accordent. Cf. Stengers I., L’invention des sciences modernes, ibid. ; Bourg D., Modernité et nature (Postface), in Bourg D., (dir.), Les sentiments de la nature, La découverte, 1993, p. 227-246 ; Jean-Pierre Lonchamp, L’affaire Galilée, Cerf, 1985 ; Jean-Paul II, Foi et raison, Lettre encyclique, Ed. Pierre Téqui, 1998, notamment p. 34 et 62-63.

[62Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 1274.

[63Thuillier P., op. cit., p. 26.

[64Ibid., p. 21.

[65Gilson E., La spécificité de l’ordre philosophique, in Le réalisme méthodique, Téqui, 1935, p. 51-71. Pour Gilson, sans entrer dans les détails, même si la stérilité scientifique de la pensée médiévale était « un fait », quoique qu’elle ne fût « pas absolue », elle n’était pas liée à la démarche fondamentale de cette pensée. La scholastique aurait ainsi « simplement à devenir plus complètement fidèle à sa propre essence qu’elle ne le fut, pour s’accorder avec la science et l’aider même à se développer » (cf. p. 51-53).

[66Gimpel J., La révolution industrielle du Moyen-Age, Seuil, 1975 ; Lopez R.-S., The commercial revolution of the Middle-Ages (950-1350), Cambridge University Press, 1976.

[67Thuillier P., ibid., p. 26.

[68Le Goff J., Pour un autre Moyen-Age, Gallimard, 1977, p. 124-125.

[69Thuillier P., op. cit., p. 26.

[70Ibid., p. 23.

[71Ibid.

[72Ibid., p. 28.

[73Ibid.

[74Ibid.

[75Valéry P., Tel quel, cité in Thuillier P., ibid.

[76Mumford L., Technique et civilisation, Paris, Seuil, 415 p., p. 43.

[77Ibid., p. 44-45.

[78Ibid., p. 45.

[79Ibid.

[80Verlinde J.-M., Week-end de formation sur le Nouvel Age et l’ésotérisme, Chasselay, 15, 16, 17 / 04/ 2005, (notes personnelles). Rappelons aussi que le projet des alchimistes dépassait la transmutation des métaux en or. L’idéologie de fond était que la nature visait à faire de l’or. C’est la dégradation, l’ignorance, qui aurait fait que l’or de l’Eden se serait dégradé. Tous les métaux seraient de l’or en espérance. L’alchimiste voulait comprendre ces « lois de la nature » non pour faire « simplement » de l’or mais pour se les appliquer à lui-même. Le but fondamental de l’alchimie est théurgique, le praticien vise l’immortalité par son auto-transformation en Adam Kadmon. La pierre philosophale est censée être un médicament d’immortalité, permettant de dépasser toute fragilité naturelle et corporelle.

[81Le lecteur qui voudrait poursuivre l’histoire des rapports de l’occulte et de la science entre les XIIIe et XIXe siècles pourra s’y introduire avec l’ouvrage de Pierre Thuillier intitulé La revanche des sorcières. On pourra aussi lire cet article de Bernard Joly : La rationalité de l’hermétisme, La figure d’Hermès dans l’alchimie à l’âge classique, (paru dans la revue Méthodos, disponible sur le web à l’adresse //.revues.org/document106.html, visite de 07/2006).

[82« Ces expériences présentent trois caractères communs : elles sont capricieuses, discontinues, difficiles à contrôler ; leur production exige des sujets spéciaux ; leur signification tout entière embrasse le domaine de la vie personnelle » Cf. William James, La volonté de croire, 1916, cité par Méheust B., Somnambulisme et médiumnité, tome 2, p. 279. Voir aussi Christine Blondel, Eusapia Palladino : la méthode expérimentale et la « diva des savants », in Bensaude-Vincent B. et Blondel C., (dir.), Des savants face à l’occulte, 1870-1914, La découverte, Paris, 2002, 233 p., p. 151-152.

[83Bensaude-Vincent B. et Blondel C., (dir.), Des savants face à l’occulte, 1870-1914, La découverte, Paris, 2002, 233 p.

[84Nous suivons ici la périodisation proposée par Bertrand Méheust dans Somnambulisme et médiumnité.

[85Comme nous le verrons dans ces développements, la question de la définition de la science ou du savoir rationnel fait écho à celle de l’extension des facultés humaines.

[86Méheust B., Epistémologiquement correct, Réflexions inactuelles sur la mise à l’index de la métapsychique, in Alliage, n°28, 1996.

[87Ibid.

[88Ibid.

[89Un professeur à peu près aussi connu à l’époque qu’un Léon Schwarzenberg aujourd’hui…

[90Ibid.

[91Ibid.

[92Ibid.

[93Ibid.

[94Ibid.

[95Se faire magnétiser conduit le sujet en état d’hypnose. Un médium en action est souvent dans un tel état hypnotique.

[96Edelman N., Spirites et neurologues face à l’occulte (1870-1890) : une particularité française ?, in Bensaude-Vincent B. et Blondel C., (dir.), Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 85.

[97Castellan Y., Le spiritisme, Paris, PUF, 1987 (1954), 127 p., p. 08.

[98Verlinde J.-M., Week-end de formation sur le Nouvel Age et l’ésotérisme, Chasselay, 2005, op. cit.

[99Johann Heinrich Pestalozzi, 1746-1827, pédagogue suisse, promoteur de l’éducation populaire. Il consacra la majeure partie de sa vie à fonder et diriger des écoles pour enfants pauvres en milieu rural. Il fut disciple de Rousseau et J.-B. Basedow. Son œuvre la plus connue, un roman intitulé Lienhard und Gertrud, expose ses conceptions pédagogiques et son idéal humanitaire (cf. Le petit Robert des noms propres, article « Pestalozzi »).

[100Castellan Y., Le spiritisme, op. cit., p. 08 et 42-43. Selon Pierre Thuillier, le Livre des Esprits est encore aujourd’hui un document essentiel pour connaître « la doctrine spirite orthodoxe » (Voir Thuillier P., Le spiritisme et la science de l’inconscient, p. 346).

[101Edelman N., op. cit., p. 86.

[102Thuillier P., Le spiritisme et la science de l’inconscient, in D’Archimède à Einstein, Les faces cachées de l’invention scientifique, Le livre de poche, Paris, 1996, (Fayard, 1988), p. 368.

[103Blondel C. Eusapia Palladino : la méthode expérimentale et la « diva des savants », in Bensaude-Vincent B. et Blondel C., (dir.), Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 143.

[104Ladrière J. La Foi chrétienne et le Destin de la raison, Cerf, 2004, op. cit., p. 147. Je souligne.

[105Ladrière J., op. cit., p. 109. Je souligne.

[106L’ensemble du chapitre 3 de la troisième partie de La sociologie de la connaissance de Max Scheler, consacré à la Sociologie de la science, de la technique et de l’économie, me semble très intéressant pour comprendre aussi bien la nature de la science que sa genèse historique, et ses relations aux autres champs sociaux. Accessoirement, notons que l’accumulation d’arguments et de vues pénétrantes chez Scheler permet de saisir pourquoi il a « largement influencé des penseurs aussi divers que Heidegger, Gabriel Marcel, Sartre, Merleau-Ponty, Ricœur » (D’après Huisman, D., Dictionnaire des mille œuvres clés de la philosophie, Nathan, 1993, 571 p., Article « L’homme du ressentiment », p. 229).

[107Scheler M., Sociologie de la connaissance, op. cit., p. 193.

[108Verlinde J.-M., L’Expérience interdite, Saint Paul, Versailles, 1998, 288 p., p. 49, et Quand le voile se déchire, Le défi de l’ésotérisme au christianisme, Tome 1, Saint Paul, Versailles, 2000, 322 p., p. 39-40.

[109Ladrière J., op. cit., p. 109.

[110Par exemple, selon Jean-Philippe Bouilloud, dans le conventionnalisme de Poincaré, mais aussi dans les relativismes, où la notion de vérité objective scientifique peut tendre à disparaître.

[111Bouilloud J.-P., L’épistémologie des sciences sociales aujourd’hui, in Blanckaert, C., (dir.), L’histoire des sciences de l’homme, Trajectoire, enjeux et questions vives, L’Harmattan, 1999, 308 p., p. 219-243, p. 230.

[112Sur cette question de la lutte du scientifique contre la subjectivité et l’idée de vérité comme résistance aux mises à l’épreuve, voir par exemple ce qu’écrit Isabelle Stengers dans L’invention des sciences modernes (cf. Stengers I., L’invention des sciences modernes, Flammarion, 1995 (1993), 211 p., pp. 102-103. Cet auteur ne tient pas cette conception de la vérité scientifique en haute estime : comparer ce qu’elle en dit aux pages indiquées avec la page 177.

[113Proposer des explications argumentées desdits phénomènes mis en lumière relève plutôt de la dimension de théorisation de son travail.

[114Popper K., Realism and the Aim of Science, cité in Boyer A., Introduction à la lecture de Karl Popper, Presses de l’ENS, 1994, p. 144.

[115Thuillier P., Le spiritisme et la science de l’inconscient, p. 363. Il s’agit d’un propos où Camille Flammarion s’exprime à propos de la « puissance occulte » nommée « Od » en Amérique, à la même époque.

[116Blondel C., Eusapia Palladino : la méthode expérimentale et la « diva des savants », in Bensaude-Vincent B. et Blondel C., Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 145

[117Auteur notamment de Hypnotisme et Spiritisme, Flammarion, Paris, 1910, 308 p.

[118Fuentès P., Camille Flammarion et les forces naturelles inconnues, in Bensaude-Vincent B. et Blondel C., Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 111.

[119Pour ces repères et l’identification d’autres personnages célèbres de la culture ou des sciences s’étant engagés dans la recherche « sur les ectoplasmes et les phénomènes de télékinésies », voir Méheust B., Somnambulisme et médiumnité, Tome 2, p. 148-149.

[120Fuentès P., Camille Flammarion et les forces naturelles inconnues, in Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 111.

[121Ibid., p.112.

[122Blondel, C., Eusapia Palladino : la méthode expérimentale et la « diva des savants », ibid., p.151.

[123Ibid.

[124Le Maléfan P., Richet chasseur de fantômes : l’épisode de la villa Carmen, in Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 198.

[125Ibid., p. 197-198.

[126Méheust B., Somnambulisme et médiumnité, tome 2, p. 494.

[127A l’heure actuelle, on ne connaît guère que l’essai DOK, mené sur une longue durée par l’IRAB / FIBL, pour défendre l’efficacité régulière des procédés bio-dynamiques. Mais, à l’instar de chercheurs ou d’agriculteurs critiques, il est aisé de remarquer que les protocoles de comparaison mis en place apparaissent insuffisamment rigoureux.

[128Méheust B., Devenez savants : découvrez les sorciers, Lettre à Georges Charpak, Ed. Dervy/Ed. Sorel, Paris, 2004, 179 p., p. 129-130. Je souligne.

[129Bensaude-Vincent B. et Blondel C., Introduction, in Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 14.

[130Ginzburg C., Traces. Racines d’un paradigme indiciaire, in Mythes, emblèmes, traces, Morphologie et histoire, Flammarion, Paris, 1989, p. 139-180. Voir aussi Blondel, C., Eusapia Palladino : la méthode expérimentale et la « diva des savants », op. cit., p. 151-152.

[131Ginzburg C., Le juge et l’historien, Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, Lagrasse, 1997, (Giulio Einaudi, Torino, 1991), 190 p., p. 16.

[132Bergson H., « Fantômes de vivants » et « recherche psychique », Conférence faite à la Society for psychical Research de Londres, le 28 mai 1913, in L’énergie spirituelle, PUF, Quadrige, 1996, 214 p., p. 61-84, p. 65-66.

[133Méheust B., Devenez savants : découvrez les sorciers, Lettre à Georges Charpak, op. cit., p. 127.

[134Ibid., p. 127-128.

[135Bensaude-Vincent B. et Blondel C., Introduction, in Des savants face à l’occulte, op. cit., p. 11. Remarquons combien purent sembler proches les intentions des chercheurs académiques sur l’occulte et celles d’un Rudolf Steiner : il n’y a en effet qu’un petit mot de différence entre le titre du maître ouvrage occultiste de Steiner (La science occulte) et la formulation d’un programme de recherche comme visant une « science positive de l’occulte ».

[136Etienne Gilson, défendant toujours la soumission de l’effort cognitif au réel, argumentait ainsi : « L’introspection ne permet pas de réduire la psychologie à l’état de science exacte ; ce n’est pas une raison pour condamner l’introspection, car il se peut que l’objet de la psychologie soit tel qu’elle ne doive pas devenir une science exacte, si du moins elle veut rester fidèle à son objet » (in Le réalisme méthodique, p. 99). Le philosophe et psychologue Paul Diel a développé toute son œuvre sur cette démarche. Pour Emmanuel Lévinas, il ne faut pas s’inquiéter outre mesure de la critique de principe vis-à-vis de l’introspection, car celle-ci est toujours réfutée et réfutable : « La critique traditionnellement exercée à l’endroit de l’introspection a toujours soupçonné une modification que subirait la conscience dite spontanée sous l’œil scrutateur et thématisant et objectivant et indiscret de la réflexion, et comme une violation et une méconnaissance de quelque secret. Critique toujours réfutée, critique toujours renaissante » (cf. De l’Un à l’autre : transcendance et temps, in Cahier de l’Herne « Emmanuel Lévinas », Livre de poche, 1991, 627 p., p. 29-49, p. 37).

[137Que nous ne pouvions pas relater ici. Sur ce sujet, voir les références indiquées en bibliographie.

[138Bacon F., (Sir), La Nouvelle Atlantide, Payot, Paris, 1983, cité in Bourg D., Nature et technique, Essai sur l’idée de progrès, Hatier, 80 p., p. 17.

[139Bacon F., (Sir), La Nouvelle Atlantide, Payot, Paris, 1983, cité in Bourg D., Modernité et nature (Postface), in Bourg D., (dir.), Les sentiments de la nature, op. cit., p. 242.

[140Bacon F., (Sir), Préface à l’Instauratio magna, citée in Ménard G. et Miquel C., Les ruses de la technique, p. 187. Je souligne.

[141Steiner R., La science occulte, Traduction de Jules Sauerwein, Librairie académique Perrin, Paris, 1938, p. 22.

[142Bacon F., (Sir), La Nouvelle Atlantide, Payot, Paris, 1983, cité in Bourg, (D.), Nature et technique, op. cit., p. 17.

[143Sur ce sujet, voir le beau livre de Ivan P. Kamenarovic, Agir, non-agir en Chine et en Occident, Du Sage immobile à l’homme d’action, Cerf, 2005.

[144En accord avec Jean Ladrière, nous admettons que la formation de la science moderne s’est traduite par la mise au point d’une méthode « qui donne à la pensée et à l’action humaines une prise effective sur la réalité », une méthode qui est, de plus, « au principe d’un processus cumulatif » (cf. Ladrière, J., La Foi chrétienne et le Destin de la raison, op. cit., p.147).

[145Selon Bernard Joly, « La question du fondement de la rationalité scientifique est au cœur de la réflexion philosophique contemporaine » (cf. Joly B., La rationalité de l’hermétisme, La figure d’Hermès dans l’alchimie à l’âge classique, op. cit.)

[146Ladrière J., op. cit., p. 158. Je souligne.

[147Ladrière J., ibid., p.157.

[148Ibid., p.155.

[149Le Goetheanum, centre mondial de l’anthroposophie, est situé à Dornach, près de Bâle, en Suisse.

[150Ecrivain allemand, (1773-1853) dont les premières œuvres font écho au Sturm und Drang. Il devînt un des membres les plus actifs du cercle romantique d’Iéna. Son œuvre la plus connue en France est un conte populaire à thème médiéval, paru en 1794, Le Chat botté.

[151Orage et élan, ou Tempête et assaut, selon les traductions.

[152Steiner R., Goethe et sa conception du monde, EAR, 196 p., 1985, p. 50-51.

[153Cf. Edelman N., Histoire de la voyance et du paranormal, Seuil, Paris, 2006, 286 p., p. 36.

[154Ibid., p. 36.

[155Bergé C., L’Au-delà et les Lyonnais, Mages, médiums et Francs-maçons du XVIIIe au XXe, Lyon, LUGD, 1995, p. 28, cité in Edelman N., ibid., p. 37.

[156Peter J.-P., Un somnambule désordonné ?, Présentation aux œuvres du Marquis de Puységur, Journal du traitement magnétique du jeune Hébert, Ed. Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999, p. 20-21, cité in Edelman N., ibid., p. 30. Pour montrer à quel point il y a comme un ressassement des mêmes thèmes occultistes de Franz Anton Mesmer à Rudolf Steiner, on pourrait citer en contre point nombre de passages où notre anthroposophe parle de détachement des sens ordinaires, de perception cosmique, de division du sujet initié, de mise à disposition de soi pour l’expression des forces et êtres cosmiques …

[157Steiner R., La théosophie, Introduction à la connaissance suprasensible du monde et à la destination suprasensible de l’homme, Ed. Novalis, Montesson, 1995, 196 p., p. 123.

[158Ibid., p. 117.

[159Ibid., p. 126.

[160Namer E., L’affaire Galilée, Ed. Gallimard/Julliard, Paris, 1975, 266 p., p. 23.

[161Cf. Ladrière J., La perspective eschatologique en philosophie, op. cit.

[162Barreau H., Séparer et rassembler, Quand la philosophie dialogue avec les sciences, Ed. Dianoïa, Chenevières-sur-Marne, 2004, 91 p., p. 75.

[163Branly E., Archives Branly, Archives nationales 522AP, 4244, cite in Blondel, C., Eusapia Palladino : la méthode expérimentale et la « diva des savants », op. cit., p. 156.

[164Sur ce sujet, voir le travail précis de Jean-Michel Maldamé, intitulé Le Christ et le cosmos, Vrin, 2001, 248 p.

[165En toile de fond de ce paragraphe nous pouvons nous référer au point de vue catholique, exprimé dans le Catéchisme de l’Eglise catholique : « Toutes les formes de la divination sont à rejeter : recours à Satan ou aux démons, évocation des morts ou autres pratiques supposées à tort « dévoiler » l’avenir. La consultation des horoscopes, l’astrologie, la chiromancie, l’interprétation des présages et des sorts, les phénomènes de voyance, le recours aux médiums recèlent une volonté de puissance sur le temps, sur l’histoire et finalement sur les hommes en même temps qu’un désir de se concilier les puissances cachées. Elles sont en contradiction avec l’honneur et le respect, mêlé de crainte aimante, que nous devons à Dieu. Toutes les pratiques de magie et de sorcellerie, par lesquelles on prétend domestiquer les puissances occultes pour les mettre à son service et obtenir un pouvoir surnaturel sur le prochain — fût-ce pour lui procurer la santé — sont gravement contraires à la vertu de religion. Ces pratiques sont plus condamnables encore quand elles s’accompagnent d’une intention de nuire à autrui ou qu’elles recourent à l’intervention des démons. Le port des amulettes est lui aussi répréhensible. Le spiritisme implique souvent des pratiques divinatoires ou magiques. Aussi l’Eglise avertit-elle les fidèles de s’en garder. Le recours aux médecines dites traditionnelles ne légitime ni l’invocation des puissances mauvaises, ni l’exploitation de la crédulité d’autrui. » (CEC, § 2116-2117).

[166Jagot P.-C., Science occulte et magie pratique, Drouin, Paris, 1924, cité in Verlinde J.-M., Le christianisme au défi des nouvelles religiosités, Presses de la renaissance, Paris, 2002, 249 p., p. 107. Dans la terminologie de Mesmer, dont la théorie tenait, selon Nicole Edelman, de Newton et de Paracelse, le plan astral était désigné comme « un fluide » dans lequel baignerait l’univers. Ce fluide permettrait la propagation de courants d’énergie pénétrant tous les corps inanimés et vivants. Le « magnétisme animal » serait alors la propriété des corps vivants susceptibles de cette influence cosmique, capables plus ou moins de la propager, voire de l’augmenter, ou la concentrer, ou l’accumuler. Santé ou maladie seraient la conséquence, chez Mesmer, des états d’équilibre ou de déséquilibre de ce fluide, dont il faudrait par conséquent contrôler la circulation (cf. Edelman N., Histoire de la voyance et du paranormal, op. cit.., p. 27).

[167On peut penser à l’exemple de l’ambiance du festival musical de Woodstock en 1969, lequel visait « trois jours de musique et de paix » et rassembla 400.000 personnes, mais aussi à l’esprit « Baba cool », ou encore aux thèmes de la comédie musicale Hair, forte d’un franc succès populaire.

[168La théorie qui voit le monde sensible régit par l’interaction de ces quatre éléments remonte à l’Antiquité grecque. Selon G.E.R. Lloyd, Empédocle est celui qui la formula la plus clairement, en définissant précisément, grâce à sa doctrine des « racines », la notion d’éléments « au sens de substances simples dans lesquelles d’autres substances peuvent être décomposées ». Cette théorie physique prévaudra jusqu’au Moyen-Age et même jusqu’au XVIIe siècle (cf. Lloyd G.E.R., Origines et développement de la science grecque, Flammarion, 488 p., p.48).

[169Jagot P.-C., Science occulte et magie pratique, cite in Verlinde J.-M., op. cit., p. 115-116.

[170Il s’agit d’une citation de Saint Augustin, cité par Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIac, q. 96, a. 2., repris dans Verlinde J.-M., Le christianisme au défi des nouvelles religiosités, ibid., p. 114.

[171Verlinde J.-M., 100 questions sur les nouvelles religiosités, Saint Paul, Versailles, 2002, 187 p., p. 151. L’auteur cite ici l’introduction du bréviaire.

[172Ibid., p. 152.

[173Outre des dessins, des lettres, des paroles, des sons, il pourrait s’agir de gestes rituels, répétés, ou de postures du corps codifiés que la personne effectue.

[174Ou même parfois simplement suite à une attitude « neutre »,

[175Verlinde J.-M., Le christianisme au défi des nouvelles religiosités, ibid., p. 115.

[176Aristote peut ici encore servir de référence : « Car, sans doute, en toutes choses, c’est, comme on dit, « le point de départ qui est le principal », et qui, pour cette raison, est aussi le plus difficile : plus, en effet, ses possibilités sont riches, plus son étendue actuelle est faible et, par suite, plus il est difficile à voir ; mais une fois découvert, on peut plus facilement y ajouter et développer le reste » (Réfutations sophistiques, 34, 183b17 – 184b9, cité in Funkenstein A., Théologie et imagination scientifique, Du Moyen-Age au XVIIe siècle, PUF, 1995 (Princeton University Press, 1986), 478 p., p. 413).

[177Ladrière J., La perspective eschatologique…, in La Foi chrétienne et le Destin de la raison, op. cit. Cet approche de la raison, qui la voie autant comme projet et défi que comme capacité humaine assurée ou contenu parfaitent explicite semble actuellent dominant dans la philosophie occidentale. C’est en tout cas ce que note Ali Ben Makhlouf , qui a organisé, ces dernières années, une série de colloques interculturels sur le sujet : « Nous nous sommes notamment rendu compte que la confiance pleine et absolue dans la raison est bien plus du côté des praticiens du sud que des praticiens du nord. Il y a un parti pris pour la raison chez les philosophes arabes, alors qu’en Occident, il s’agit beaucoup plus de comprendre la raison dans sa genèse, ce qu’elle laisse de côté, ce qui lui revient, ce avec quoi elle se débat, etc. » (cf. « entretien avec Ali Ben Makhlouf », Astérion, Numéro 1, juin 2003, sur le web : //asterion.revues.org/document19.html, visite de mai 2006).

[178Cf. Ladrière J., La perspective eschatologique en philosophie, ibid., p. 60.

[179Ibid., p. 60-61. L’auteur voit se découvrir là comme une troisième figure de la raison, non plus celle des formes intelligibles, « mais celle d’une intersubjectivité fondée sur la réciprocité ». Mais il s’agit bien de la même raison : « il n’est pas possible de se vouer au déchiffrement de l’intelligible sans y découvrir l’exigence qui nous enjoint de reconnaître en tout homme la vocation qui l’appelle à vivre selon le projet de la raison, et d’autre part une « communauté de vertu », c’est une communauté dont les membres, précisément, se reconnaissent en cette vocation, et ui s’organise donc selon le projet de rendre possible pour chacun la vie selon la raison et d’aménager les rapports concrets conformément à ce qu’implique une telle possibilité ».

[180Brunschwig J., La connaissance, in Brunschwig, J. et Lloyd, G., (Dir.), Le savoir grec, Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1996, 1095 p., p. 112-132, p. 115-116. (J’apporte la précision entre crochets).

[181Brunschwig J., ibid.., p. 117-118.

[182Ibid., p. 117.

[183Ibid., p. 118. L’auteur note que c’était la « théorie démocritéenne des simulacres » qui proposait cette assimilation de la vue à une sorte de toucher. Nous nous en tenons ici classiquement à l’analogie entre voir et connaître, sans tenir compte des explications physiciennes désuètes qu’ajoutait Démocrite.

[184Jean Ladrière considère aussi que la conception de la raison chez les grecs relève de ce modèle : « Le savoir spéculatif est de l’ordre de la vision » (Cf. Ladrière J., Les enjeux de la rationalité, Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Aubier / Unesco, 1977, 221 p., p. 13).

[185Gilson E., Le réalisme méthodique, Téqui, 1935, op. cit., p. 91.

[186Derrida J., Introduction à Husserl E., L’origine de la géométrie, PUF, Paris, 2004 (1962), 219 p., p. 03-171, p. 75-76. Ce beau passage de Jacques Derrida nous semble cependant comporter une extrapolation indue dans la phrase finale. Placé juste avant la présentation de la terre comme objet de travail des géomètres techniciens, travailleurs dont les pratiques sont supposées par Husserl avoir inspiré les fondateurs de la géométrie mathématique et axiomatique « pure », ce passage porte sur une généralité de l’émergence de la connaissance, de la raison, et de la commune humanité conscientisée, à laquelle le texte husserlien ne prétend pas aussi directement. Husserl limite la portée de son argumentation aux sciences formelles. S’il envisage, au final, qu’une « téléologie universelle de la Raison » puisse être pensée à partir de la méthode suivie dans son exposé sur la géométrie, il n’en appelle pas, pour autant, à rapporter l’ensemble de la genèse de la raison au sensible, comme il convient dans le cas de la géométrie. C’est pourquoi, dans ce passage de Jacques Derrida, il nous semble indu d’avancer que notre « seul et même monde » soit « l’étant du monde sensible ».

[187Fink E., La philosophie tardive de Husserl, in Proximité et distances, Essais et conférences phénoménologiques, Ed. Jérôme Millon, Grenoble, 1994 (Friburg-München, Karl Alber Verlag, 1976), 269 p., p.169-187, p. 177. Sur cette question, dans L’origine de la géométrie, on se reportera particulièrement aux pages 181-183.

[188Bien qu’il n’y soit pas fait allusion au pôle de la constitution de notre « co-humanité », lors de l’appréhension des choses discutée dans l’intersubjectivité.

[189Husserl E., L’origine de la géométrie, ibid., p. 183.

[190Benvéniste E., Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Tome 2, Minuit, p. 100.

[191Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Article « ordre ». Je souligne.

[192Ladrière J., La perspective eschatologique en philosophie, in La foi chrétienne et le destin de la raison, Cerf, p. 57-76, p. 57

[193Ibid., p. 57-58.

[194Ibid., p. 57.

[195Intuitivement, même très approximativement…

[196Même dans les attitudes magico-mythiques, comme le rappelle Gilles-Gaston Granger (Cf. Granger G.-G., La raison, PUF, 1993 (1955), 128 p., p. 29).

[197Brague R., La sagesse du monde, p. 31.

[198Ibid., p. 36. Le parti pris du kosmos semble donc correspondre, en tant que décision incomplètement justifiable, au type d’attitude humaine traditionnelle qui pose des dieux ou un dieu à l’origine du monde. Le choix du kosmos semble cependant plus facile à étayer, étant donné qu’il prétend renvoyer à la seule observation selon la rigueur de la raison humaine, naturelle et commune. La majorité des développements des sciences, tributaires de l’exercice de la raison, en renforçant l’intuition du réel comme intelligibilité unifiée, donnent du poids à cette assertion. Platon avait conscience que le kosmos était une projection du désir de sagesse des savants-philosophes. Selon Etienne Gilson, Aristote avait conscience d’opérer, dans son œuvre, un habillage rationnel des croyances ancestrales aux dieux : pour Aristote, « l’ordre religieux tout entier est mythologique ; c’est sa propre réflexion qui en fait un système de vérités scientifiques rationnellement démontrées » (cf. Gilson E., Plaidoyer pour la servante, in L’athéisme difficile, Vrin, 1979, 96 p., p. 78). Gilson cite ce passage de La métaphysique (XII, 8, 1074 b) à l’appui, où Aristote anticiperait et justifierait par avance Averroès : « Dans les temps les plus reculés, nos ancêtres ont transmis à leur postérité, sous forme de mythe, la tradition que ces corps célestes sont des dieux et que le divin enclôt en soi toute la nature. Le reste de la tradition fut ajouté plus tard sous une forme mythique, en vue de persuader la multitude pour des fins légales ou utilitaires… Mais si on séparait de ces additions le premier point pour le prendre à part – savoir l’idée que les Substances Premières sont des dieux – on devrait tenir cette proposition pour inspirée. On devrait penser que, pendant que chaque art et chaque science a probablement atteint plusieurs fois son plein développement et disparu pour renaître, ces opinions, avec d’autres, ont été préservées jusqu’à présent comme des reliques d’un trésor perdu ».

[199Précisons simplement, sur le plan logique, que le mot cosmos entre en correspondance directe avec le mot logos (qui devient raison en latin). Le terme cosmos désigne facilement l’ensemble du réel, tandis que le terme logos, plus restrictif, renvoie à l’ordre en tant qu’il est intelligible, et aussi à l’homme, en tant que miroir du logos, animal doué de la capacité à comprendre le logos, l’homme comme animal rationnel.

[200Ce qu’a reconnu également Max Scheler (Voir Scheler M., Problèmes de sociologie de la connaissance, PUF, 1993 (Leipzig, 1926), 283 p., p. 149).

[201Platon, Philèbe, 28c6-8, in Brague R., La sagesse du monde, op. cit., p. 37. Dans son interprétation, que nous proposons de suivre, Rémi Brague ajoute que le passage est suivi d’un « peut-être ont-ils raison », lequel serait ironique, renforçant la thèse selon laquelle Platon avait conscience du parti pris fondateur de l’institution de la raison, que nous rapportons ici.

[202Brague R., La sagesse du monde, ibid., p. 37.

[203Ladrière J., La perspective eschatologique en philosophie, op. cit., p. 58.

[204Ibid., p. 61.

[205Ibid., p. 71.

[206Ibid., p. 60.

[207Frankl V., Réflexions sur la pathologie de l’esprit contemporain, Communication donnée lors du 9e symposium de la psychiatrie, Seefeld, Autriche, 19/09/1992, in Pelicier Y., Présence de Frankl, Actes du colloque autour de l’œuvre de Viktor E. Frankl (Paris, 1992), Ed. du Tricorne, Genève, 1996, 126 p., p. 18. Le passage complet où Frankl prend cette référence est le suivant : « Arrêtons-nous un instant à la volonté du sens et interrogeons-nous si le vide de sens dont nous parlions au début de l’exposé n’est pas la preuve la plus flagrante de l’existence. Comment des gens dans une proportion aussi grande qu’actuellement pourraient-ils souffrir de cet état de fait s’il n’y avait pas dans leur for intérieur une nécessité de croire à un sens ? Mais qu’en est-il du sens lui-même, y a-t-il une preuve de son existence ? Je vous retourne la question : la nature, comment eut-elle pu pourvoir la condition humaine avec une nécessité de croire à un sens, s’il n’y avait pas des possibilités d’un sens enfouies qui ne demandent qu’à êtres transposées dans la réalité ? Vous remarquerez que je fais référence aux mots de Franz Werfel : la soif est la preuve comme quoi il doit y avoir quelque chose comme de l’eau (Der veruntreute Himmel) ».

[208Jean-Paul II, Foi et raison, op. cit., p. 40.

[209Parmi ceux qui ont défendu la genèse de la raison comme moyen de lutte contre la folie, il y a notamment Michel Foucault (Histoire de la folie à l’âge classique) et Pierre Legendre, comme nous allons le voir.

[210Etienne Gilson semble avoir lui aussi rencontré ce paradoxe : « Tout se passe comme si, par la science, la pensée assimilait progressivement l’intelligible d’un monde qui lui est donné, non comme si elle en créait à la fois l’intelligibilité et l’existence. Nous sommes donc ici en présence d’une option à la fois libre et nécessaire. Nous sommes libres de choisir ce que nous voulons, mais, si nous sommes philosophes, nous sommes forcés de choisir » (cf. Gilson E., Le réalisme méthodique, op. cit., p. 75).

[211Jean Ladrière exprime ainsi cette tension tragique : « L’expérience historique fait voir qu’en dépit de l’instauration de la raison, de sa réflexion sur elle-même, de son projet d’assumer la dimension socilae de l’existence, la vie collective est le lieu de tragédies répétées, que bien souvent l’action engendre des conséquences qui n’avaient pas été voulues, que la force des passions, la rapacité des intérêts et le délire de la puissance sont des facteurs historiques bien plus décisifs que le projet de la raison […]. Le projet de la raison rencontre ici son autre absolu, qui n’est pas simplement la parole obscure à elle-même, l’opinion, l’action instinctive qui agit sans raisons, mais l’incompréhensible et l’irrécupérable, sur lesquels viennent buter d’ailleurs l’idée de progrès et à partir desquels la pensée critique se voit contrainte d’entreprendre la déconstruction de la mythologie de la raison ». (Cf. Ladrière J., La perspective eschatologique…, op. cit., p. 68).

[212Anders G., L’obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ed. EDN / Ivrea, Paris, 2002 (CH Beck Verlag, München, 1956),363 p., p. 360-361.

[213J’emprunte cette expression à Husserl, qui l’emploie dans L’origine de la géométrie, p. 182.

[214Mais que serait l’homme sans le symbolique ?

[215Par souci de simplification de l’argumentaire nous n’avons pas cherché à présenter des positions intermédiaires. Cependant, au regard de la rationalité universellement défendue, il semble improbable de trouver des positions culturelles – constructives - affirmant exactement sur le même plan, ici celui du fondement, l’optimisme ontologique et le neutralisme ou le pessimisme ontologique.

[216Wittgenstein le notait ainsi : « notre champ de vision est sans frontière » (cf. Wittgenstein L., Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993, (Routledge et Kegan, 1922), 128 p., p. 111).

[217Etudiant la cosmologie contemporaine, science qui utilise les théories physiques validées dans une description de la totalité accessible du cosmos sensible, Jean-Michel Maldamé propose le terme de « nescience » pour désigner le halo de mystère qui entoure toute vérité scientifique (Cf. Maldamé, J.-M., Le Christ et le cosmos, L’Univers du Big Bang, Vrin, 2001, 248 p., op. cit., p. 70-73).

[218Wittgenstein affirmait encore à la fin du Tractatus : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique » (cf. Wittgenstein L., op. cit., p. 112). Voir aussi le commentaire de ce passage par Jean Ladrière, dans La foi chrétienne et le destin de la raison, p. 341, où la prise en compte de cette question de l’énigme fondamentale, qui est aussi perception de l’écart entre le réel actualisé et le simplement possible, signale une dimension du réel prise en compte par la philosophie mais non par la science.

[219Leibniz, G. W., Principes de la Nature et de la Grâce, in Leibniz, G. W, Principes de la Nature et de la Grâce, suivi de Monadologie et autres textes 1703-1716, Flammarion, GF, 1996, 322 p., p. 228. Cette question sera reprise par Heidegger, qui la considérera comme « la formulation idéale de la question métaphysique » (Cf. la 4e de couverture de l’édition des Principes de la Nature et de la Grâce citée ici).

[220Je parle ici de « l’autre logique de la raison » en complément de l’« autre absolu » du projet de la raison, le mal, évoqué par Jean Ladrière (Cf. Ladrière J., La perspective eschatologique…, op. cit., p. 68).

[221Plusieurs ouvrages de Pierre Legendre, auxquels nous nous permettons de renvoyer le lecteur, rapporte le travail effectué sur ce sujet par des juristes du droit romain, par exemple (cf., aux éditions Fayard, particulièrement L’inestimable objet de la transmission, Etude sur le principe généalogique en Occident (1985) et La 901e conclusion, Etude sur le théâtre de la Raison (1998)).

[222Citons par exemple René Char.

[223Par exemple Marc Richir, dans Lieu et non-lieux de la philosophie (in Autrement, n° 102, 1988), qui parle de la situation de « porte-à-faux » du philosophe, vis-à-vis du sens et vis-à-vis de ce qui est l’établi (Voir aussi Richir M., Science et monde de la Vie, la question de l’« éthique » et de la science (cf. http://multitudes.samizdat.net/Science-et-monde-de-la-Vie-la.html). Edith Stein, qui fut assistante de Husserl, travaillait aussi avec cette conscience, explicite dans cette remarque : « L’étude de la philosophie est une marche constante au bord de l’abîme » (Cf. Stein, E., citée in Weibel, B., Edith Stein, prisonnière de l’Amour, Téqui, 2002, 141 p., p.19). Etienne Gilson, quant à lui, pouvait le noter ainsi : « Ce que la connaissance saisit de l’objet est réel, mais le réel est inépuisable, et quand même l’intellect en aurait discerné tous les détails, il se heurterait encore au mystère de son existence même » (Le réalisme méthodique, p. 97).

[224Legendre P., La fabrique de l’homme occidental, Ed. Mille et une nuits / Arte, Paris, 1996, 55 p., p. 27

[225Ibid., p. 30.

[226Ibid., p. 11.

[227Nous nous cantonnons ici au désir de savoir, mais il est bien entendu que les institutions du droit visent à interdire ou canaliser des désirs exprimés dans toutes les dimensions de la vie humaine.

[228Si le lecteur a pris ici une conscience actualisée de ce thème de l’abîme qui habite l’humanité, il a sans doute plus ou moins ressenti, ou peut-être seulement pressenti, le mal à l’aise qui s’en dégage, et le danger, pour le goût de vivre et de se battre pour, qui peut en découler

[229Legendre P., La fabrique de l’homme occidental, op. cit., p. 25.

[230Ibid.

[231Selon les vécus personnels.

[232A travers les arts, les philosophies, les institutions, les sciences et les techniques…

[233Cf. Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, op. cit., p. 23-24 : « Voyez les grands conservatoires d’humanité, les écoles védiques, les Yeshivas. L’adolescent apprend que le Veda, la Torah, la Référence ne dépendent pas de son bon vouloir ; il expérimente que d’autres lui ont ouvert le chemin du savoir ; il comprend que lire et écrire supposent qu’il se soumette à la loi. Séparer l’homme humainement, c’est lui enseigner à connaître son désir, c’est séparer l’homme de lui-même. Chaque civilisation produit son style d’éducation à la séparation d’avec soi. L’Occident [moderne] a dissocié le corps et l’esprit – immense tradition aux mille variantes selon les pays, allant parfois jusqu’à prétendre fabriquer des écoles de purs esprits ». Dans la dernière phrase, c’est moi qui ajoute la précision « l’Occident [moderne] ».

[234Ladrière J., La perspective eschatologique en philosophie, op. cit., p. 68.

[235Kamenarovic I.-P., Agir, non-agir en Chine et en Occident, Du Sage immobile à l’homme d’action, Cerf, 2005, 148 p., p. 95.

[236Kielce A., Le sens du Tao, Le Mail, 1991 (1985), 284 p., p. 136.

[237Comme le fait par exemple Joseph Needham, dans La science chinoise et l’Occident, notamment aux pages 37 et 241.

[238Yong S., cité par Needham, J., op. cit., p. 47. Shao Yong est un auteur chinois du XIe siècle.

[239Tchouang-tseu, Œuvre complète, VI, in Philosophes taoïstes, Gallimard, La Pléiade, p. 131. Voyez aussi le titre du texte de Lie-Tseu rapporté dans ce même ouvrage : « Le vrai classique du vide parfait ».

[240Bouddha, cité in Percheron M., Le Bouddha et le bouddhisme, Seuil, 1961, 192 p., p. 34.

[241Bouddha, cité in Percheron M., ibid., p. 35.

[242Bouddha, cité in Percheron M., ibid., p. 117.

[243Kunzmann P., et alii, Atlas de la philosophie, Le livre de poche, 1993 (Munich, 1991), 279 p., p. 21.

[244Percheron M., op. cit., p. 61.

[245Tchouang-tseu, Œuvre complète, VI, in Philosophes taoïstes, Gallimard, La Pléiade, op. cit., p.291.

[246Lie-tseu, in Philosophes taoïstes, Gallimard, La Pléiade, ibid., p. 365.

[247Rémi Brague utilise le terme d’« anticosmisme » à propos de la gnose. Il en attribue l’invention probable à Simone Pétrement, dans Le Dieu séparé, Les origines du gnosticisme (Cerf, 1984).

[248Avec cette idée d’une totale immersion de l’homme dans le réel on comprend que la pensée soit considérée comme tendanciellement participante du réel, tandis que la pensée occidentale tend à distinguer l’imagination intellectuelle de la réalité : par la pensée nous transcenderions la réalité donnée, nous manifesterions notre appartenance à une dimension quelque peu irréelle, comme si c’était dans le néant que se trouvait le lieu den otre créativité pure.

[249Krishnamurti, cité in Saiman J., Les frontières de la philosophie : n’y a-t-il de philosophie qu’en Occident ? Référence disponible sur le web : http://philo.pourtous.free.fr/Articles/Julien/les_frontieres_de_la_philosophie.htm.

[250Husserl E., L’origine de la géométrie, PUF, op. cit., p.182.

[251Ladrière J., La Foi chrétienne et le Destin de la raison, op. cit., p. 349. L’auteur précise aussitôt : « Mais en même temps, elle se présente comme inspiratrice d’une organisation collective concrète conforme à cette vision vraie ».

[252L’intellect ne saisit pas infailliblement la chose telle qu’elle est. Ce « que la connaissance saisit de l’objet est réel mais le réel est inépuisable ». Mais il ne faut cependant pas perdre de vue que c’est toujours la question de la connaissance du réel qui doit départager les systèmes qui prétendent le décrire. (Cf. Gilson E., Le réalisme méthodique, op. cit. p. 97).

[253Gilson E., Le réalisme méthodique, ibid., p. 64.

[254Métaphysique est un mot formé à partir de la locution grecque meta ta phusika « après les choses de la nature ». On rencontre cette expression en tête du traité d’Aristote qui fait suite à son traité de physique ta phusika, pluriel neutre substantivé de phusikos « qui concerne la nature ou l’étude de la nature », qui a donné notre mot de « physique ». La notion aristotélicienne de métaphysique a donc seulement une connotation temporelle ou logique, indiquant un travail faisant suite à un autre concernant la physis. Le mot métaphysique, entendu comme « science de l’au-delà de la nature », serait un contresens sur le sens de meta, qui a plutôt un sens temporel en grec. Cependant, comme le signale Alain Rey, le contresens n’est pas conceptuel car une telle notion de « science de l’au-delà de la nature » existait dès Platon (Cf. Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, Articles « métaphysique » et « méta- »).

[255Toutes les sciences utilisent ce principe mais il n’ya guère que la philosophie qui soit motivée pour en traiter. Nous avons exposé plus haut l’origine de la raison dans la logique de la perception ordinaire des choses.

[256Magnin T., Entre science et religion, Quête de sens dans le monde présent, Ed. du rocher, 1998, 266 p., p. 81.

[257Aristote, La Métaphysique, Livre K, Chapitre V, 1061b- 1062 a.

[258Magnin T., Entre science et religion, Quête de sens dans le monde présent, op. cit., p. 79. L’auteur commente ici Aristote. Reprenons aussi l’exemple choisi par l’auteur pour illustrer ce principe de base de notre capacité à nous repérer dans le monde, de notre capacité à connaître et approfondir nos connaissances : un marin, joyeux de retrouver sa vie sur son bateau, est en même temps triste (= non joyeux) de quitter son foyer. Il n’y a pas contradiction entre ces deux états d’âme car ce n’est pas sous le même rapport qu’il est triste et non triste, et qu’il est en puissance et acte « triste » et « non triste » d’autre part. Il est vrai que ce marin est tout à la fois joyeux et non joyeux, en même temps, mais pas sous le même point de vue.

[259Aristote, La Métaphysique, Livre K, Chapitre V, 1061b- 1062 a.

[260Pour une introduction à l’histoire de cette conception de la connaissance vraie comme « adequatio rei et intellectus » depuis Aristote jusqu’à la période médiévale, on pourra consulter prudemment Gérard Potdevin, La vérité, p. 30-34 (Quintette, Paris, 1988, 64 p.). Nous invitons à une lecture attentive car l’auteur s’imagine bizarrement que cette perspective serait dépendante d’une « vision religieuse et créationniste » !

[261Cheng A., Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997, 704 p., p. 645.

[262Ibid., p. 29.

[263Eliade M., et Couliano I.-P., Dictionnaire des religions, Plon/Pocket, 1990, 364 p., p. 74.

[264Je reprends cette expression à Mircea Eliade.

[265Cheng A., Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 41.

[266Eliade M., Océanographie, Livre de poche, 250 p., p.217. Dans l’observation des comportements anthropologiques, on pourrait peut-être alors parler d’une règle à propos du primat du conatif sur le cognitif.

[267Aristote, La Métaphysique, Livre A, Chap. II, 982 b.

[268Scheler généralise cette observation à la quasi-totalité de la tradition métaphysique occidentale (Problèmes de sociologie de la connaissance, p. 140).

[269Aristote, La Métaphysique, ibid.

[270Bouddha, Visuddhi Magga, 16, cité in Eliade M., et Couliano I.-P., Dictionnaire des religions, op. cit. p. 75.

[271Eliade M., et Couliano I.-P., Dictionnaire des religions, ibid., p. 73.

[272Lenoir F., La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Fayard, 1999, 393 p., notamment p. 137-141.

[273Selon le philosophe chinois Liang Shuming, il faudrait nuancer l’opposition entre Orient et Occident : il convient parfaitement que la métaphysique indienne et le bouddhisme expriment des attitudes perssimistes devant la vie, mais il considère que la voie confucéenne serait optimiste. Mais il reconnaît néanmoins que cet optimisme diffère du fond culturel occidental, selon lequel l’homme peut s’affirmer et s’épanouir selon un axe de progrès quasiment illimité. Ceci étant dit, s’il faut restreindre l’étendu de l’opposition optimisme/pessimisme, nous convenons volontiers qu’elle concerne plus précisément le bouddhisme, l’influence orientale ayant le plus évidemment touché les fondateurs de l’agrobiologie (cf. Shuming L., Les cultures d’Orient et d’Occident et leurs philosophies, PUF, 2000, notamment p. 226).

[274Steiner R., La science occulte, p. 26.

[275Ibid., p. 109. Pour expliquer son point de vue, Steiner prend l’exemple d’un homme qui remue la main. Il distingue la description physique et mécanique des mouvements – et biologique ajouterons-nous – de l’étude des causes psychiques qui se passe dans l’âme de l’homme. Il en déduit que « C’est ainsi que derrière tous les phénomènes physiques, des phénomènes psycho-spirituels apparaissent au chercheur qui a passé par l’école de la perception spirituelle ». L’argument est fallacieux car tributaire d’un anthropocentrisme caricatural. Il est en effet évident que ce n’est pas parce qu’il y a des causes psychiques à l’origine des mouvements volontaires du corps humain qu’il faut déduire qu’il y a du psychique à l’origine des mouvements de tous les corps de la « planète terrestre » ! De même, ne serait-ce que pour le corps humain, va-t-on chercher sérieusement une causalité psychique pour un mouvement de rot ou de toux ? Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les occultistes sont obsédés par les aspects psychosomatiques de la vie humaine, au détriment du discernement de la part d’autonomie respective du corps et de l’esprit. Sans cette part d’autonomie, comment expliquer les succès de la médecine occidentale ?

[276Steiner R., 5e conférence, février 1924, Dornach, in Anthroposophie, une introduction… sur le web, ww.ersy.ch/forums (visite du 29 04 2006).

[277Steiner R., La théosophie, op. cit., p. 117. Je souligne.

[278Et aussi d’un esprit originel, comme nous le verrons au paragraphe suivant.

[279Steiner R., Le seuil du monde spirituel, Aphorismes, Ed. Alice Sauerwein/PUF, Paris, 111 p., p. 86-87.

[280Steiner R., La science occulte, p. 109-110.

[281Sur seulement trois phrases successives Rudolf Steiner décrit l’homme d’aujourd’hui comme forme actuelle puis comme ayant sa forme complète. On peut bien spéculer pour envisager que la forme complète permette encore une évolution, il n’en reste pas moins plus raisonnable de supposer ici l’affichage d’une contradiction : si l’homme a une forme actuelle, cela implique qu’il soit encore amené à évoluer ; s’il a une forme complète, cela laisse plutôt entendre que l’homme serait désormais titulaire d’une identité définitive..

[282Nous reprenons cette idée de l’humanisation de l’homme comme idéal de son cheminement à Gabriel Vahanian. Mais on la trouve largement répandue. Elle se lit en partie chez Nietzsche (« Deviens ce que tu es »), nettement chez Lévinas. Elle correspond à une idée fondamentale du christianisme – comme on peut le lire dans le premier paragraphe de l’encyclique Foi et raison.

[283Steiner R., Le seuil du monde spirituel, op. cit., p. 74

[284Steiner R., La science occulte, op. cit., p. 336-337. Le soulignement a été effectué par Steiner.

[285Steiner R., La théosophie, op. cit., p. 158…

[286Nous n’avons pas vérifié dans le texte original allemand cet ordre des expressions. L’ordre orignal fut-il contraire que cela ne pèserait pas lourd face aux multiples affirmations faites ailleurs par Steiner pour affirmer que le suprasensible est connaissable et que ce mouvement de continuité de l’homme vers le spirituel est presque le fondement de son ésotérisme.

[287Maldamé J.-M., Le Christ et le cosmos, Vrin, op. cit.

[288Cf. Le Goff J., A la recherche du Moyen-Âge, Seuil, 2006.

[289Steiner R., Une autobiographie, Ed. Alice Sauerwein/PUF, Paris, 524 p., p. 19. Je souligne.

[290Ibid., p. 20. On voit, aussi, dans cette citation, que Steiner commence par mettre sur le suprasensible sur le même plan d’évidence ontologique que le sensible, avant que, plus établi dans l’occultisme, il ne donne définitivement le primat au suprasensible.

[291Steiner a découvert la géométrie hors de la problématique de sa genèse : « Peu de temps après mon entrée à l’école de Neudorfl je découvris dans [la] chambre [du maître adjoint] un livre de géométrie. J’étais en si bons termes avec lui que je pus emporter le livre et l’étudier. Je m’y plongeai avec enthousiasme » (Cf. Steiner R., Une autobiographie, p. 19).

[292Dans la mesure où la possibilité de la communication passe par la nécessité de reconnaître / poser ensemble les principes fondamentaux du partage de l’intelligibilité, c’est-à-dire les principes de la raison que nous avons déjà évoqué.

[293Voyez l’admiration, compréhensible, de Steiner pour les théorèmes et savoirs qu’il découvre dans un manuel de géométrie, p. 19 de son Une autobiographie

[294Cf. sa croyance personnelle au caractère prometteur de « porter en soi la connaissance du monde spirituel comme une géométrie ».

[295On emploie aussi souvent, en français, directement le concept allemand utilisé par Husserl : le Lebenswelt.

[296Husserl E., L’origine de la géométrie, p. 175.

[297Ferrari J., L’objet de la théorie physique et réalité, Les nouveaux enjeux philosophiques, in Schulthess D., (dir.), La nature, Thèmes philosophiques, thèmes d’actualités, in Cahiers de la revue de théologie et de philosophie, 18, (Actes du XXVe Congrès de l’Association des Sociétés de philosophie de langue française, Lausanne, 25-28/08/1994), Genève-Lausanne-Neuchâtel, 1996, 726 p., p. 19-41, p. 36.

[298Knorr W., Mathématiques, in Brunschwig J. et Lloyd G., (dir.), Le savoir grec, p. 409-437, p. 409-410.

[299L’ouvrage de Whitehead en question n’existe qu’en anglais sous le titre An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge (University Press, Cambridge, 1919). La remarque citée ici concerne la troisième partie de l’ouvrage et la méthode d’« abstraction extensive » du philosophe-mathématicien. Cf. Huisman, D., (dir.), Dictionnaire des mille œuvres clés de la philosophie, op. cit., p. 442-443.

[300Husserl E., L’origine de la géométrie, op. cit., p. 210-211.

[301Ibid., p. 211.

[302Husserl E., L’origine de la géométrie, notamment p. 211.

[303Steiner R., Une autobiographie, op. cit., p. 19.

[304Husserl E., L’origine de la géométrie, op. cit., p. 212. Notons bien que Husserl utilise avec des guillemets l’idée de « penser pur », ce qui atteste bien, selon nous, de ses doutes à l’égard de la véracité ultime possible d’une telle idée.

[305Gilson E., Le réalisme méthodique, op. cit., p. 89.

[306Husserl E., op. cit., p. 214.

[307Steiner, R., Une autobiographie, op. cit., p. 21.

[308Ibid.

[309Ibid., p. 19-20.

[310Steiner R., La philosophie de la liberté, Observations de l’âme conduites selon la méthode scientifique, Ed. EAR, 1991 (1894), p. 30.

[311Ibid., p. 30.

[312Ibid., p. 47.

[313Ibid., p. 48.

[314Ibid., p. 49. Comme l’a fait remarqué Gilson, l’expression du type « un au-delà de la pensée n’est pas pensable » est à la fois la « formule parfaite et la condamnation de l’idéalisme » (cf. Gilson E., Le réalisme méthodique, op. cit.)

[315Steiner R., op. cit., p. 49. Gilson a proposé de nommer « problème du pont » ce pseudo-problème de la communication des substances, lequel occupera aussi bien Descartes, Leibniz, Malebranche, Spinoza… Cf. Gilson, E., Le réalisme méthodique, p. 04, 54, 56-57.

[316Steiner R., La philosophie de la liberté, ibid., p. 52.

[317Ibid., p. 88-89.

[318Ibid., p. 93.

[319Dictionnaire Le Robert, article « solipsisme ».

[320Excepté, encore et sans exclusive, les propriétés émergentes des grandes masses.

[321Nous avons suggéré plus haut qu’il se pourrait que cette étape produise d’elle-même l’état ultime supputé par Steiner.

[322Steiner R., La science occulte, op. cit., p. 336.

[323Ibid., p. 113. Je souligne.

[324Steiner R., Le seuil du monde spirituel, op. cit., p. 75-76.

[325Ibid.

[326Ibid., p. 77.

[327Ibid., p. 53.

[328Ibid., p. 54.

[329Ibid., p. 58-59.

[330Ibid., p. 59.

[331Steiner R., La science occulte, p. 325.

[332Ibid., p. 319-320.

[333Ariès P., Anthroposophie : enquête sur un pouvoir occulte, p. 286.

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