Introduction

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
Achetez le livre : Les Fondateurs de l’agriculture biologique, Yvan Besson

En France, hormis la thèse de Solenne Piriou, les travaux universitaires ou les ouvrages publiés sur l’agriculture biologique durant ces quinze dernières années ne laissent qu’une place anecdotique ou hagiographique à l’histoire [1]. Une vague de travaux plus anciens, entre 1975 et 1985, sont par contre riches de matériaux pour l’histoire de l’agriculture biologique en France [2]. Ces travaux montrent notamment que l’agriculture biologique en France a démarré dans les années 1950. Cet essor a d’abord eu deux sources principales. D’un côté, essentiellement des anthroposophes, disciples de Rudolf Steiner, regroupés autour du docteur Bas, constituent l’Association Française pour le Retour à une Alimentation Normale (AFRAN), en 1952. De l’autre côté, dans la filiation de Sir Albert Howard, des membres de la Soil Association, dont Mr Cussoneau, alors agriculteur dans le Maine et Loire, créent, en 1959, le Groupement des Agriculteurs Biologiques de l’Ouest (GABO). Au sein du GABO, se retrouvent, pendant cinq ans, outre des agriculteurs, quelques-unes des figures historiques de l’agriculture biologique française : André Louis, Mattéo Tavera, Raoul Lemaire, Jean Boucher. La « méthode Lemaire-Boucher » est créée en 1963, tandis que l’Association Française d’Agriculture Biologique (AFAB), en quelque sorte extension du GABO à l’échelle nationale, est créée par A. Louis, M. Tavera et J. Boucher, en 1964. Mais les tensions idéologiques (franc-maçonnerie, anthroposophie, catholicisme traditionnel) entre les membres, ainsi que l’encadrement commercial des agrobiologistes, mis en place par Raoul Lemaire autour de l’amendement au maërl, conduisent à la scission la même année. André Louis et Mattéo Tavera se rapprochent de l’AFRAN et fondèrent une association à but non lucratif (sous le régime de la Loi de 1901) appelée Nature et Progrès, Association européenne d’agriculture et d’hygiène biologique. Jusqu’à la fin des années 1960, les fondateurs reconnus de l’agriculture biologique en France sont donc Rudolf Steiner et Albert Howard. Les originalités de la méthode Lemaire-Boucher (maërl vu comme une sorte de fertilisant universel, référence aux théories sur les transmutations biologiques de Kervran) n’empêchent pas que l’essentiel de la démarche tourne autour de la polyculture-élevage et du compostage, avec ou sans préparations biodynamiques, selon que l’on est plutôt steinerien ou plutôt howardien. Il faut attendre le début des années 1970 et la traduction de La fécondité du sol, pour que l’influence d’Hans Peter Rusch commence à se faire sentir chez les agrobiologistes français, puis le début des années 1980, avec la traduction de La révolution d’un seul brin de paille, pour que Masanobu Fukuoka commence également à être reconnu comme un pionnier de l’agrobiologie. Après l’héritage de Howard et de Steiner, l’histoire intellectuelle de l’agrobiologie en France s’est alors enrichie de deux nouvelles œuvres, introduisant de nouvelles pistes de recherche, notamment, et comme nous le verrons, du côté de la critique du compostage, de la critique de la polyculture-élevage, de l’agroforesterie, et des techniques culturales simplifiées. Si l’on se penche maintenant sur l’histoire de l’agrobiologie hors des frontières françaises, on trouve, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon, dans la période récente, de plus nombreux travaux historiques, parmi lesquels ceux de Wolfgang Schaumann (2002), la thèse de Gunter Vogt (2000), celle de Philip Conford (2001), ainsi que l’étude du sociologue des sciences Thomas Gieryn (1999) sur Albert Howard [3].

En somme, particulièrement en France, l’histoire de l’agriculture biologique, et particulièrement celle de ses origines étrangères, reste largement à écrire, voire à légitimer comme objet de recherche historique [4]. Une première raison de cette situation tient à la marginalité de cette forme d’agriculture jusqu’à ces dernières années. Cette situation a été propice à des positions outrées [5], à des dénonciations péremptoires, ou encore à la production d’histoires de la bio rédigées par ses acteurs et marquées par l’autosatisfaction, mais nettement moins à des entreprises de recherches historiques et critiques. Or l’agriculture biologique, en très forte croissance depuis le milieu des années 1990, est sortie aujourd’hui de cette marginalité, avec une croissance de 1000% de la consommation depuis 1990 dans le monde. Elle fait l’objet de politiques publiques ambitieuses dans plusieurs pays et couvre plus de 17 millions d’hectares dans le monde, dont 4 dans l’Union Européenne (soit un peu plus de 3% de la surface agricole utile). En France, elle représentait 450 000 ha en 2003, soit 1,5% (trois fois plus qu’en 1999) de la S.A.U. Au delà des chiffres, l’agriculture biologique est en outre aujourd’hui plus facilement considérée, sinon comme un modèle, du moins comme une piste de réponse intéressante face aux crises de l’agriculture (crise environnementale, crise des rapports à la nature, crise des valeurs) et aux demandes de consommateurs toujours plus nombreux (diversification et qualité, certification des produits). Cette actualité de l’agriculture biologique, par les questions qu’elle pose sur le sens d’une institutionnalisation en cours, se prête sans doute aujourd’hui mieux à l’engagement des chercheurs dans des travaux d’histoire, de philosophie, et de sciences de la nature solides quant à l’analyse de son développement, de ses enjeux, mais aussi de sa pertinence et de ses limites pour le développement durable.

Rappelons également, avec Christophe Bonneuil et Christian Mouchet, une seconde raison de l’état embryonnaire de la recherche sur notre sujet : il s’agit de la faiblesse de l’histoire des sciences agronomiques. Alors que l’histoire des sciences agronomiques est relativement étoffée aux Etats-Unis où ce domaine, « fortement soutenu par l’Etat fédéral depuis la « progressive era », a été un moteur du développement de l’ensemble de la biologie moderne (cf. notamment les travaux de Charles Rosenberg, Allan Marcus, Mark Finlay, Adele Clarke et Deborah Fitzgerald), les sciences agronomiques restent, en France comme en Allemagne, un angle mort d’une histoire des sciences focalisée sur des objets à profils épistémologiques plus « nobles » que l’agronomie. Depuis André Bourde, hormis les travaux de quelques épistémologues historiens ou sociologues des techniques ou des sciences, tels Gilles Denis, François Dagognet, François Sigaut » [6], et les travaux récents de Nathalie Jas (2001), Frédéric Thomas et Christophe Bonneuil (2003), Franck Aggeri et alii. (1998), l’histoire de l’agronomie reste peu étudiée par les chercheurs français [7].

En prenant acte de la rareté des travaux disponibles sur les origines de l’agriculture biologique, nous avons décidé d’opter pour une lecture transversale et introductive des œuvres des fondateurs. Pour ce faire, nous nous sommes fixé cinq objectifs à atteindre dans cette recherche. Le premier consiste à retracer les origines intellectuelles et scientifiques des courants de l’agrobiologie à travers l’étude des textes de l’agriculture organique d’Howard, de l’agriculture biodynamique de Steiner, de l’agriculture biologique de Rusch, et de l’agriculture sauvage de Masanobu Fukuoka. Le deuxième objectif est l’analyse de la critique sociale développée par les fondateurs, en privilégiant deux questions, à savoir les visions économiques et culturelles de l’agriculture, ainsi que les critiques de la rationalité, particulièrement dans l’agriculture biodynamique. Le troisième objectif, impliquant au préalable le rappel des bases de l’agrochimie, vise l’évaluation de la pertinence des critiques des fondateurs vis-à-vis de la méthode agricole dominante. Le quatrième objectif vise une évaluation plus globale des modes de validation des discours des fondateurs, de la cohérence interne de chaque œuvre, ainsi que des relations mutuelles existant entre les œuvres. Enfin, le dernier objectif, plus spéculatif, est de déterminer la problématique nature-artifice mobilisée par ces auteurs. Afin de resserrer le travail, et après une première étude de la documentation, il s’est avéré que la question de la fertilité des sols et de la fertilisation constituait un bon fil conducteur permettant d’articuler les aspects sociaux et agronomiques dans pratiquement chaque œuvre et dans leurs relations mutuelles. Cette même question, à laquelle nous avons consacré une bonne partie de notre réflexion épistémologique, nous a également permis, non seulement de proposer une classification des œuvres entre elles, mais aussi de pressentir les limites avec lesquelles les uns et les autres l’avaient traitée. D’autre part, cette approche des limites de l’agrobiologie sur la question de la fertilité nous a ouvert de nouveaux horizons : elle nous a rendu à même de reconnaître l’importance d’une nouvelle perspective de fertilisation agricole, tout à fait dans la ligne de l’approfondissement agronomique de l’agriculture biologique – le bois raméal fragmenté.

Concernant les publications de Sir Albert Howard, jusqu’ici seul le Testament agricole [8] a été traduit et publié en français, en 1971, sur l’initiative d’André Passebecq [9], un membre de l’association Vie et action. Le reste des publications est en anglais. Les principaux autres ouvrages écrits par Howard, ainsi que près d’une vingtaine d’articles de sa main, sont consultables sur Internet via la librairie en ligne Journey to Forever [10]. On y trouve le dernier livre d’Howard, intitulé Farming and gardening for Health or Disease (1945), lequel développe les thèses essentielles rassemblées dans le Testament agricole, ainsi que l’ouvrage rédigé en 1931 en collaboration avec le chimiste Y.D. Wad, qui rapporte le détail du développement du procédé de compostage Indore. Parmi les autres ressources que l’on trouve sur ce site, mentionnons l’Introduction rédigée par Howard pour une édition du livre de Charles Darwin sur les vers de terre, intitulé The Formation of Vegetable Mould through the Action of Worms with Observation on their Habits, publié à Londres chez Faber et Faber en 1945, ainsi que l’Introduction qu’il a fait pour un ouvrage du fondateur du mouvement organique des Etats-Unis, J.I. Rodale, intitulé Pay Dirt, Farming and Gardening with Composts (Ed. Devin-Adair, 1946). On y trouve, en outre, deux ouvrages de Louise Howard, la seconde épouse d’Albert Howard : The Earth’s Green Carpet (Faber and Faber, 1947) et Sir Albert Howard in India (Faber and Faber, 1953). Mentionnons encore que l’on trouve aussi une dizaine d’autres textes sur ce site, écrits par des pionniers du mouvement organique, et concernant directement ou indirectement le travail d’Howard. Cependant, pour la première période du travail d’Howard, nous avons dépouillé les archives Howard du Collège de Wye, dans le Kent, où Howard a enseigné de 1902 à 1905. Rappelons enfin que Howard fut un auteur extrêmement prolixe à partir de son retour à Londres en 1931 et jusqu’à sa mort en 1947. Malgré un important travail d’archives, Thomas Gieryn a souligné que les publications d’Howard durant cette période, dans des revues scientifiques ou populaires, sont innombrables. Cependant, les trois ouvrages d’Albert Howard, et surtout les deux derniers, recoupent suffisamment tout ce que nous avons pu lire de sa main, pour estimer, avec une bonne marge de crédibilité, ne pas être passer à côté de l’essentiel de sa pensée tant agronomique que sociale.

Du côté des écrits de Rudolf Steiner, la disponibilité en français, chez divers éditeurs, nous est apparue suffisante. De tous les fondateurs de l’agrobiologie, il reste encore le plus connu [11], aussi parce que l’anthroposophie s’est déclinée dans de multiples domaines. Après la lecture des ouvrages de base de la Bio-dynamie [12], à savoir Agriculture, Fondements spirituels de la méthode Bio-dynamique, de Rudolf Steiner, et La fécondité de la terre, Méthode pour conserver ou rétablir la fertilité du sol, Le principe bio-dynamique dans la nature, d’Ehrenfried Pfeiffer, nous avons compris que les thèses occultistes de Rudolf Steiner étaient incompréhensibles sans remonter à leurs fondements. Lors d’un entretien, Xavier Florin, introducteur de l’agriculture anthroposophique en France après la Seconde Guerre mondiale, parfois surnommé « pape de la Bio-dynamie » [13], et Jean-Michel Florin, animateur national du Mouvement de Culture Bio-dynamique, ont orienté nos lectures vers la thèse de doctorat de Rudolf Steiner Vérité et science, Prologue à une philosophie de la liberté, ainsi que vers l’ouvrage qui lui fait suite, La philosophie de la liberté, Observations de l’âme conduites selon la méthode scientifique. Bien que cette piste d’introduction à son œuvre soit mentionnée par Steiner lui-même, ces lectures ne nous ont pas permis d’y voir plus clair. Ce n’est que plus tard, notamment grâce à d’autres indications trouvées dans les textes anthroposophes et dans l’autobiographie intellectuelle de Steiner, intitulée en français Une autobiographie, que nous avons compris que le cœur de la perspective anthroposophique réside dans la triade d’ouvrages occultes intitulés La théosophie, Le seuil du monde spirituel, et La science occulte. Les autres ouvrages que nous avons lus, tels que La nature humaine, Goethe et sa conception du monde, Santé et maladie, mais aussi Economie sociale [14], apparaissent nettement secondaires et situés en aval, par rapport à la vision du monde et de l’homme développée par le fondateur de l’anthroposophie, dans ces longues pages où il décrit ses méditations médiumniques.

Pour ce qui est des publications d’Hans Peter Rusch et Hans Müller, le public francophone dispose de La fécondité du sol, traduit par Claude Aubert et publié en 1972 aux éditions Le Courrier du livre, l’ouvrage où Rusch a rassemblé l’essentiel de sa pensée et de ses résultats concernant l’agriculture biologique, et sur lequel nous nous sommes par conséquent concentré. En revanche, en ce qui concerne Hans Müller, l’ensemble de ses écrits sont en allemand. Nous avons dépouillé les archives de la revue Kultur und Politik, l’organe du mouvement organo-biologique, disponibles au centre Möschberg, sur la commune de Grosshöchstetten, près de Bern. C’est aussi dans cette revue que nous avons puisé des informations complémentaires sur la pensée de Rusch, et, accessoirement, sur celle de Maria Müller.

Quant aux écrits de Masanobu Fukuoka, nous disposons désormais en français de trois ouvrages, les deux premiers parus aux éditions Guy Trédaniel : La révolution d’un seul brin de paille (1983), L’agriculture naturelle, Théorie et pratique pour une philosophie verte (1989), et le dernier paru aux éditions Le Courrier du livre : La Voie du Retour à la Nature (2005). Outre ces ouvrages, nous nous sommes référé à plusieurs entretiens avec M. Fukuoka disponibles sur Internet [15].

Pour ce qui est de la présentation de ce travail, nous avons choisi un exposé thématique en deux grandes parties encadrées par deux petites. Sans prétendre à une exhaustivité impossible, un tel souci synthétique, au-delà des limitations évidentes au niveau des degrés de précision de ce travail, permettra peut-être au lecteur de découvrir l’esquisse d’un modèle réduit de la problématique fondatrice de l’agriculture biologique. Bien qu’elle comporte de nombreux aspects de critique culturelle sur lesquels nous nous attardons longuement, tels l’ésotérisme ou l’orientalisme, l’agriculture biologique ne peut être ramenée à un mouvement social idéologique. En tant que technique de culture et d’exploitation de la nature vivante, l’agriculture, fût-elle biologique, exige une réflexion et une analyse à la lumière de la méthodologie éprouvée dans les sciences de la nature. C’est pourquoi l’angle d’analyse privilégié dans ce travail articulera la perspective historique avec l’évaluation épistémologique.

La première partie propose une biographie de chaque fondateur et le rappel des principes de leurs méthodes d’agriculture respectives. On notera que tous sont, surtout pour l’époque - avant la Seconde Guerre mondiale -, remarquablement diplômés. Malgré ce niveau d’études, ils resteront respectueux du travail et de la place des paysans dans la société, ainsi que soucieux de rappeler l’ancrage de l’agriculture dans la nature : à l’opposé de l’agronomie moderne qui rêve de « s’affranchir de plus en plus du milieu naturel » [16], l’anglais Sir Albert Howard, l’autrichien Rudolf Steiner, le suisse Hans Müller, l’allemand Hans Peter Rusch, et le japonais Masanobu Fukuoka ont proposé de développer l’agriculture en continuant à parier sur son lien originel et intime avec la nature.

Dans la deuxième partie de cette étude, nous nous efforçons de cerner les critiques adressées par les fondateurs à l’ordre culturel et économique qui est de plus en plus prégnant depuis la Révolution industrielle. L’analyse met d’abord en évidence une critique idéologique générale de la société moderne : nous montrons que les critiques agrobiologiques originelles s’inscrivent dans la pluralité des facettes de la contestation romantique de la modernité. La contestation romantique apparaît héritière de la plupart des tensions culturelles de l’histoire occidentale. On verra que les fondateurs s’inscrivent dans la critique de plusieurs « séparations » : particulièrement entre la sphère du divin et celle de la nature, entre l’homme et la nature, entre « l’élan de vie » et la mathématisation du savoir scientifique, entre l’observation directe des paysans et le réductionnisme du modèle agronomique de la chimie agricole, entre une économie enchâssée dans des fins culturelles supérieures et la domination progressive du profit monétaire sur l’organisation sociale. On verra ensuite que les fondateurs s’attachent spécialement à la question de l’agriculture dans une dialectique entre l’exploitation et l’entretien des ressources, pour mesurer le développement économique : dans un esprit proche de celui des physiocrates du XVIIIe siècle, ils posent le primat du soutien à l’agriculture sur les autres engagements politiques. La tension entre agriculture et capitalisme se verra aussi doublée d’un ensemble de considérations sur la domination économique croissante des paysans : les attaques des fondateurs dénoncent un système politique et économique fortement détaché du souci des enjeux agronomiques - notamment pédologiques – et peu regardant aux conditions de l’ascension sociale des paysans. Dans ce contexte, les fondateurs tenteront aussi de combattre la séparation idéologique et écologique entre la ville consommatrice et la campagne nourricière. On découvrira ensuite que les alternatives économiques développées par ces auteurs s’efforcent de dépasser un ensemble de hiatus et de relier par exemple nature et agriculture, nature et santé, agriculture vivrière et commerciale, production agricole et tâches de commercialisation : véritablement globales ou holistiques, les approches proposées visent à former des modèles cohérents de développement alternatif à l’industrialisme et à l’accentuation de la division sociale du travail. La fin de la deuxième partie est consacrée aux questions plus spécifiques de l’épistémologie. Toute l’histoire de l’agrobiologie est traversée par la recherche d’une compréhension de la nature qui puisse guider une agriculture à la fois durable, écologique, et intensive. Un tel espoir se rapproche de la quête d’une agriculture parfaite. Si l’on ajoute la volonté de mettre en ordre les rapports entre agriculture et société, force est d’admettre, à la lumière du caractère inaugural de l’agriculture dans l’histoire de l’humanité, la dimension intrinsèquement philosophique, au sens d’une recherche de vérité globale et fondamentale, des œuvres des pères de l’agriculture biologique. Mais un tel défi, affronté dans la marginalité et à contre courant d’une économie moderne qui tend à ignorer le paysan, n’a pas pu être relevé sans concession à des idéologies et spéculations abstruses et sans doute inutiles. L’objectif de distinguer les modes de validation des discours et pratiques élaborées par les fondateurs a invité à clarifier les registres institués de la rationalité scientifique et du raisonnement philosophique, d’une part afin d’en distinguer quelques spéculations infondées ou mal fondées chez les pères de l’agrobiologie, d’autre part afin de rappeler, à la lumière d’une réflexion sur la genèse de la raison occidentale et sur les principes d’élaboration de la connaissance ordinaire, la différence de nature existant entre activité cognitive et intellectualisme. Mais cet effort de clarification sur les registres de la rationalité dans notre culture a aussi été mené en raison de l’influence de la culture orientale sur les fondateurs de l’agrobiologie, pas seulement chez Masanobu Fukuoka. Par rapport à ces repères, des questions telles que le problème du « spirituel » dans la biodynamie, ou celui du bouddhisme dans la méthode fukuokienne, ont pu voire leurs domaines de signification mieux distingués de celui du strict problème scientifique de la fertilité des sols.

C’est à ce problème scientifique, à travers les critiques de l’agrochimie et les alternatives agrobiologiques, qu’est consacrée notre troisième partie. Dans celle-ci, nous commençons par rappeler quelques traits essentiels des méthodes d’amendement de la tradition paysanne, puis nous reprenons les principales étapes qui ont conduit à la révolution agrochimique. Nuançant, au passage, l’idée d’une fermeture des recherches agronomiques « officielles » d’après 1840 aux questions du fumier et de l’humus, nous exposons ensuite l’interprétation des controverses agronomiques autour de la chimie agricole développées par les fondateurs. Sur cette base, nous en venons aux critiques adressées par ces auteurs à l’agrochimie : notamment l’oubli du sol et de l’évidence du rôle positif de l’humus, l’ignorance du primat des facteurs biologiques dans la dynamique de la fertilité, l’acidification des terres, les problèmes de structure physique et d’érosion, la susceptibilité accrue des plantes aux maladies, des produits agricoles de moindre qualité nutritive. Enfin, nous présentons une synthèse des conceptions agricoles alternatives d’Howard, Rusch, et M. Fukuoka, en soulignant les évolutions significatives entre les propositions des uns et des autres, notamment vers la simplification des techniques culturales et un modèle d’agroforesterie.

Dans la quatrième et dernière partie, nous esquissons un bilan au niveau de la cohérence d’ensemble des œuvres, puis nous concentrons notre réflexion sur une comparaison des problématiques nature et technique mises en œuvre par les fondateurs, avant de terminer par un aperçu de la recherche contemporaine sur le bois raméal fragmenté et la nouvelle révolution agronomique qui se dessine, celle d’une agriculture purement végétale.

[1Piriou S., L’institutionnalisation de l’agriculture biologique, 1980-2000, Thèse ENSAR, 2002 ; Silguy C., L’agriculture biologique, Des techniques efficaces et non polluantes, Patino, 1994 ; Solana P., La bio, De la terre à l’assiette, Sang de la terre/Bornemann, 1999.

[2Viel J.-M., L’agriculture biologique en France, Thèse de 3e cycle, IEDES, Paris, 1978 ; Dessau J. et Le Pape Y., L’agriculture biologique : critique technologique et système social, Université de Grenoble, Centre de recherche régionale CORDES, 1975 ; Le Pape Y., Cadiou P., Lefebvre A., Mathieu-Gaudrot S. et Oriol S., L’agriculture biologique en France, écologie ou mythologie ?, Presses universitaires de Grenoble, 1975 ; Pernet F., Résistances paysannes, Presses universitaires de Grenoble, 1982.

[3Mentionnons aussi les thèses suivantes, réalisées aux Etats-Unis : Lorand A.C., Biodynamic agriculture : a paradigmatic analysis, Pennsylvania State University, 1996, 113 p. ; Carpenter-Boggs L.A., Effects of biodynamic preparations on compost, crop, and soil quality, Washington State University, 1997, 164 p. ; Philipps C., South African permaculture : a political ecology perspective, University of Guelph, 1999, 172 p. Ainsi que celles-ci, plus anciennes : Galbreath R.C., Spiritual science in an age of materialism : Rudolf Steiner and occultism, University of Michigan, 1970, 526 p. ; Rushefsky M.E., Organic farming science and ideology in a technological dispute, State University of New York at Binghamton, 1997, 227 p. ; Peters S.M., The Land in Trust, A social history of the organic farming movement, Mac Gill University, 1980.

[4Cf. Bonneuil C. et Mouchet C., (dir), Entre visionnaires, praticiens et chercheurs scientifiques : Une histoire de la dynamique des savoirs liés à l’agriculture biologique (XXe siècle), projet de recherches présenté à l’AC CNRS « Histoire des Savoirs » CNRS, 2003, 26 p. [cf. http://www.cnrs.fr/DEP/prg/Hist.Savoirs/projets2003_nselec/HDS-bonneuil.pdf].

[5Belon S. et alii, L’agriculture biologique et l’INRA, Vers un programme de recherche, Rapport interne INRA, Ed. INRA, 25 p., p. 04 et 14.

[6Bonneuil C. et Mouchet C., (dir), op. cit.

[7C. Bonneuil et C. Mouchet mentionnent « les ouvrages solides » de Jean Boulaine et Bertrand Vissac (ibid.).

[8Paru en Angleterre en 1940 sous le titre An Agricultural Testament.

[9Passebecq A., Communication personnelle, 07 2005.

[11Une comparaison du nombre de références trouvées par le moteur de recherches Google sur Internet le confirme aisément : l’entrée « Rudolf Steiner » (2.020.000 références) arrive loin devant « Hans Peter Rusch » (1.390.000, avec des références qui ne concernent pas le fondateur de l’agriculture organo-biologique), loin devant aussi « Sir Albert Howard » (1.180.000 références), et apparaît sans commune mesure avec la médiatisation de « Masanobu Fukuoka » sur le web (seulement 90.000 références) (Test effectué le 23 11 2006).

[12Nous avons constaté que les expressions « bio-dynamie » et « bio-dynamique » étaient parfois orthographiées, même chez les auteurs anthroposophes, sans trait d’union. Nous utilisons les deux orthographes dans ce travail.

[13Selon une expression deYvan Gautronneau, enseignant à l’ISARA et co-auteur du rapport de l’INRA intitulé L’agriculture biologique et l’INRA, paru en 2000 (Communication personnelle, 2001).

[14Nous proposons notre lecture des conférences composant Economie sociale dans notre deuxième partie.

[16Article « Agronomie » de l’Encyclopaedia Universalis, cité in Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces, Encyclopédie Des Nuisances, Paris, 1999, p. 56 (Ouvrage collectif anonyme).

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