Quelques alternatives economiques des fondateurs

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
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Nous nous sommes attachés ici à l’étude des pistes d’économie agricole proposées par les fondateurs. Nous traiterons des initiatives des Howards en Inde, de Masanobu Fukuoka au Japon, et d’Hans Müller en Suisse. En revanche, nous ne dirons rien, sinon les quelques mots suivants, à propos l’organisation économique agricole du courant steinerien, d’une part parce que celle-ci fut posthume au fondateur, d’autre part parce que nous avons choisi, dans ce travail, de nous limiter à une recherche sur les fondements de l’idéologie ésotérique steinerienne. Rudolf Steiner, au-delà de la vision économique générale que nous venons de présenter, n’a pas eu le temps, durant les trois dernières années de sa vie où il s’intéressait à l’agriculture, de développer des pistes significatives sur ce plan-là. Néanmoins, le mouvement bio-dynamique a mis en place, comme l’avait fait avant lui le mouvement d’agriculture naturelle issu des courants de Lebensreform, des cahiers des charges et des labels destinés à identifier les produits de son agriculture auprès des consommateurs. L’association Demeter-Wirtschaftsbund démarre et est reconnue par l’Etat en 1932 : elle travaille en commun avec des magasins de réforme ou des gros acheteurs, tels des hôpitaux, pour organiser l’écoulement de la production des agriculteurs bio-dynamistes [1]. Notons également que Rudolf Steiner est à l’origine, via ses idées et ses disciples, de plusieurs associations financières à ambition bancaire : la Gemeinschaftsbank en Allemagne, la Triodosbank aux Pays-Bas, en Belgique et en Grande Bretagne, la Banque Communautaire Libre en Suisse. En France, la NEF (Nouvelle Economie Fraternelle) est hébergée par la Banque Française de Crédit Coopératif. Elle touche largement les milieux écologistes et agrobiologiques car sa mission consiste à soutenir financièrement les initiatives des domaines de la réinsertion sociale et de l’écologie. Pour Sophie Pillods, Steiner aurait apporté en économie « des idées extrêmement novatrices et pratiques sur les comportements individuels et collectifs », des idées « de nature à favoriser la santé du corps social ». Mais pour apprécier les idées économiques steineriennes, il faut avoir le goût du paradoxe et ne pas avoir peur de ne plus savoir ce qu’est vraiment l’argent, ni le capitalisme, d’ailleurs, comme nous l’avons vu : « Le rapprochement paradoxal qu’il fait entre le concept de fraternité et la sphère de l’économie d’une part, et d’autre part sa réflexion sur les multiples natures de l’argent et leurs fonctions respectives dans […] « l’organisme social » sont en particulier à l’origine des réalisations bancaires [de la NEF] » [2].
Voyons plutôt maintenant comment Gabrielle et Albert Howard ont étendu leur science en Inde, depuis la seule botanique et sélection variétale, jusqu’aux questions d’ensemble du développement agricole, en passant par la prise en compte des besoins des cultivateurs et la résolution de problèmes concrets de transport et commercialisation. Nous verrons ensuite pourquoi Masanobu Fukuoka n’a pas poursuivi dans la voie de l’agriculture commerciale, et enfin, comment la coopérative de légumes de Galmiz, avec Hans Müller, a démarré et s’est développée en Suisse.

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Les Howards et la recherche-action rentable pour les paysans : de l’innovation agronomique à la commercialisation des produits

C’est durant ses vingt cinq années passées en Inde que Sir Albert Howard a mis en pratique ses idées économiques alternatives. Il considère que la valeur de son travail d’agronome dépend de son utilité pratique. Il privilégie la recherche appliquée sur la recherche fondamentale [3]. Mais l’originalité de son point de vue réside dans le fait qu’il ne veut pas laisser à d’autres, vulgarisateurs ou conseillers agricoles auprès des paysans, la tâche de mettre en évidence l’applicabilité de ses recherches. Howard a voulu tenir lui-même la chaîne de sa science, depuis la formulation des hypothèses de recherche jusqu’à l’amélioration concrète et financière qu’elle était censée apporter. Il n’attend guère de progrès de l’association des agriculteurs avec de purs scientifiques. Il souhaite un profil de chercheur alliant science et pratique : « Science and practice must be combined in the investigator who must himself strike a correct balance between the two » [4]. Comme à l’intérieur de l’organisation de la recherche agronomique, il rejette une spécialisation et une division du travail jugée excessive entre la science et ses applications.

Entre 1899 et 1902, dès ses recherches à Barbade sur la canne à sucre, rompant avec les démarches trop spécialisées à son goût, Howard cherche à adopter une vue du problème aussi large que possible, de la botanique de la canne jusqu’au produit manufacturé « sucre ». Déjà il déconsidère les travaux de recherche qui ne sont pas ainsi finalisés. Mais c’est surtout en Inde, entre les stations de recherche de Pusa, Quetta, et surtout Indore, que Albert et Gabrielle Howard vont pouvoir de plus en plus mettre en pratique leur vision d’une recherche-action au service des paysans et du développement rural.

Lorsqu’il est nommé botaniste économique impérial du gouvernement de l’Inde, en 1905, il a un peu de la marge dans l’organisation de ses recherches : ses missions ne sont pas définies très précisément. Il doit seulement travailler à l’amélioration des plantes cultivées. Il peut, avec Gabrielle, son épouse et collaboratrice [5], se mettre à l’écoute des demandes des agriculteurs indiens : « What do the cultivators want from the science of imperial botany ? Simply put, they want immediate practical solutions to the problems of crop production – solutions that are both within their modest means and have payoffs in the marketplace. The Howards develop an imperial economic botany that is tailored to satisfy this account of cultivator’s construction of « improving crop production in India » [6]. La faisabilité de l’adoption des innovations par les agriculteurs indiens, ayant peu de ressources monétaires, devient un critère important du choix des lignes de recherches des stations expérimentales agronomiques où les Howard travaillent. C’est d’abord pour cette raison économique que Howard n’engage pas de recherches sur les engrais artificiels, tandis que sa critique agronomique de ceux-ci s’affirme durant la période à Indore et surtout à partir de son retour en Grande-Bretagne. Dans leurs recherches communes, les Howards vont ainsi tenter d’articuler tous les aspects du développement agricole. Il leur faudra concilier les points de vue du botaniste systématique - engagé dans des classifications de plantes et la sélection variétale dans l’héritage de la génétique mendélienne -, avec celui du cultivateur indien - qui n’utilise pas de microscope pour reconnaître ses céréales et les sélectionner, et qui ne vise pas forcément non plus, loin de là, l’exportation -, et encore avec celui du marché, dominé par les demandes des transformateurs et consommateurs britanniques. Les Howards ont ainsi travaillé et innové tant au niveau de l’amélioration variétale – surtout à Pusa et Quetta - que sur leurs conditions de croissance – surtout à Indore -, que sur celui du commerce que du transport des produits agricoles, ou encore sur la diffusion des nouvelles variétés et innovations techniques dans les villages.

Les Howards ont d’abord travaillé à l’amélioration variétale : ils ont travaillé sur les plantes suivantes : le blé, le lin, le tabac, l’indigo, le coton. Prenons ici l’exemple du blé, sans nous préoccuper du travail proprement génétique de laboratoire [7]. Le travail qu’il a mené sur le blé est vraiment, selon Louise Howard, une approche très globale. Il considère comme insuffisamment sérieuse une approche du blé qui n’aborderait pas conjointement aussi bien les méthodes culturales que les outils, le stockage, le commerce. Il a collaboré avec des professionnels pour tester la qualité du blé destiné à l’export, aussi bien sous forme de farine que sous forme de pain. La réussite économique devait être idéalement basée sur la vérité scientifique. Il a ainsi collaboré avec des meuniers et des boulangers anglais pour tester les blés qu’il sélectionne avec Gabrielle durant les périodes de Pusa et Quetta. La variété Pusa 12 se révéle ainsi de qualité supérieure au blé tendre que les indiens cultivait jusque là pour l’exportation. Mais ce blé n’aurait pu devenir progressivement une variété semée et récoltée pour l’export en Inde si Howard n’avait mené ces démarches avec l’aval de la filière : c’est en effet une évolution technique dans la meunerie – au niveau des meules – qui permet de moudre le Pusa 12, un blé plus fort. Mais l’ouverture d’un marché d’export, la preuve d’un blé plus rémunérateur, et la preuve dans quelques champs villageois que la variété nouvelle était plus intéressante que la précédente ne suffisaient encore pas [8]. Il fallait donner l’exemple, en formant des hommes chargés d’assurer une propagande pour que ce blé entrent dans les pratiques routinières des indiens, également en produisant et commercialisant dans la ferme expérimentale ladite céréale. D’autre part, la pauvreté des cultivateurs indiens faisait qu’il n’existait un marché profitable des semences, comme en Europe. Pour diffuser à grande échelle leurs variétés, les Howards suggèrent la possibilité de développer un mouvement de crédit coopératif ou une « agricultural society which is affiliated to the district or central bank » - supported by shareholders to be sure, but « afford[ing] room for cultivators of every grade » [9], en espérant ainsi une certaine élimination du profit dans la distribution de leurs variétés. On pourrait s’interroger sur la possibilité d’aligner ainsi les intérêts des paysans indigènes et ceux de la colonisation britannique. Thomas Gieryn répond que, notamment dans le cas du blé, les Howards parviennent à un tel développement aux avantages réciproques : certaines nouvelles variétés se vendent plus chères et mieux. Elles ne posaient pas de problèmes nouveaux dans les champs des paysans et elles répondent mieux à la demande anglaise d’un pain complet, tandis que les nouveaux matériels de meunerie permettent de moudre plus facilement ces grains de blés. Quand on sait, après le travail de Mike Davis, à quel point la colonisation britannique a pu être meurtrière, on peut imaginer les qualités humaines déployées par les Howards pour gagner la confiance des indiens, tout en réussissant à satisfaire des intérêts économiques de la puissance impérialiste à laquelle ils appartiennent, au moins par leur origine et leur situation professionnelle [10].

Les Howard ont travaillé également sur la commercialisation des produits et leur transport. Ils sont parvenus à des innovations au niveau de l’emballage et du transport des fruits et des tomates : « Experiments were also made in which ventilated wooden boxes were used instead of baskets for the outer package ». Ces expériences eurent un grand succès « not just because fruit arrived less bruised and battered, but because the packaging system spawned copies in indegenous materials in all the great markets of India ». Cette découverte de l’importance de la présentation était un avantage de plus à portée des moyens des cultivateurs indiens. Au niveau du transport, les Howards se sont battus avec l’administration pour améliorer la cohérence des chemins de fer : « The Howards determine that the present system of consignment on many Indian railways actively discourages growers from using packaging systems that would deliver their fruit in better shape : « It was soon discovered, however, that these boxes, although sound in principle, were quite unsuited to India, on account of the railway rules in force, by which each package is charged for, separately, according to a scale of weights ». So Albert and Gabrielle launch into railway reform by proposing two concessions : all parcels sent to one consignee will be grouped, weighed, and priced together ; empty boxes will be returned to farms free of charge for reuse » [11]. D’autre part, ils ont obtenu avec difficulté l’autorisation de vendre les productions des stations de recherche. Selon Louise Howard, cette possibilité était très importante pour Albert Howard : ce chercheur pensait que les scientifiques ne pouvaient pas apprécier les difficultés du travail commercial à moins d’être obligés de commercialiser. On retrouve ce souci permanent du concret et du décloisonnement entre agronomie et agriculture dans sa proposition d’une autonomie alimentaire des chercheurs en agriculture : puisque les agronomes prétendent apporter des améliorations à l’agriculture, qu’ils montrent d’abord qu’ils sont capables de faire aussi bien que les agriculteurs, en se nourrissant, dans leurs stations expérimentales, d’une partie du produit de leurs recherches [12].

Enfin, c’est à l’institut Indore que Gabrielle et Albert Howard vont pouvoir donner la plus grande ampleur à leur démarche globale de science et de développement agricole. C’est en effet dans la création et l’organisation « of the Institute of Plant Industry in the State of Indore » [13] que l’on se rend le mieux compte de l’écart existant entre, d’une part, la politique impériale dominante d’exploitation inhumaine des hommes et des ressources de l’Inde [14], et, d’autre part, l’effort des Howards pour servir les paysans indiens tout en répondant aux intérêts britanniques.
Selon Louise Howard, c’est en 1919 qu’a été décidé de constituer un institut de recherche indépendant où Howard serait directeur et où il pourrait mettre sa conception de la recherche en pratique : que le travail soit basé sur l’idée des plantes comme formant un tout biologique, dans les relations avec le sol et le milieu physique où elles poussent, mais aussi avec le village où et les paysans par qui elles allaient êtres cultivées, ainsi qu’avec l’usage économique envisagé pour les récoltes. En raison de difficultés de financement, ce n’est qu’en 1924 qu’est créé l’institut Indore, en tant que ferme expérimentale et modèle. Lorsque les Howards arrivent près de la ville de Indore [15], pour fonder une ferme expérimentale et modèle, le terrain prévu pour son édification est abandonné aux mauvaises herbes. Les cultivateurs de la région ne veulent pas le travailler car il est engorgé d’eau. Albert Howard va pouvoir, dès la fondation de « son » institut, mettre en pratique ses idées sur l’aération, l’irrigation, et le drainage des sols. Canaux, caniveaux, ponts, petites collines sont ainsi édifiées. Les parcelles sont établies avec une pente calculée pour l’irrigation mais aussi pour une réception des pluies de mousson évitant que la terre soit lessivée.
Une fois que l’institut Indore entre dans sa phase de roulement, il est remarquable de noter que Howard se refuse à l’emploi des machines qu’il aurait pu obtenir facilement par le gouvernement impérial britannique : il refuse d’employer ces facilités sur sa ferme expérimentale parce que ces machines n’étaient pas dans les moyens des paysans. On voit ainsi que son idée de cohérence de la recherche vise à être aussi proche que possible des réalités du terrain qu’il aspire à servir, sous tous les angles possibles.
Les Howard souhaitaient casser les barrières entre la recherche fondamentale et les questions des agriculteurs. Dans leur conception de la distribution et de l’aménagement des bâtiments de l’institut Indore, ils tentent de rapprocher les bâtiments agricoles des laboratoires et des bureaux. Mais ils doivent se résigner, à contre cœur, à les installer à distance les uns des autres, pour deux raisons évoquées. La première, c’est que le bruit et la poussière ne favorise pas le travail intellectuel au calme, ni ne sont compatibles avec la propreté exigée dans un laboratoire. La seconde raison relève de la crainte vis-à-vis des visiteurs de l’institut venant exclusivement pour des raisons agricoles : voir des laboratoires tout près des bâtiments d’élevage aurait pu les intimider et les décourager.
Les Howards se soucient aussi du confort de leurs ouvriers en installant pour eux une maison avec véranda et eau courante. Ils cherchent aussi à s’attacher une main d’œuvre relativement stable [16] en réduisant la durée du travail quotidien de 10 à 7,5 heures. Howard exige aussi, que, en raison des serpents, particulièrement pendant la saison des pluies, les ouvriers rentrent chez eux à la tombée de la nuit. D’autre part, chacun est payé individuellement, pour éviter les intermédiaires qui auraient pu les flouer ; et il n’y avait pas d’organisation « passant par derrière » pour réintroduire d’une façon ou d’une autre leurs salaires dans l’institut. Les Howard ne pratiquent pas non plus un paternalisme moralisant pour dire aux indiens comment dépenser leur argent.
L’innovation agronomique de la période Indore est bien évidemment le procédé de compostage du même nom qui a fait la célébrité de Sir Albert Howard. De 1924 à 1931, les publications des Howards ne contiennent plus que de façon marginale des travaux sur l’amélioration des plantes : l’essentiel est consacré à l’amélioration des conditions de croissance des cultures, que ce soit au niveau des travaux physiques sur le sol, de la gestion des engrais verts, ou du compostage. Le discours final de Howard sera de dire que l’amélioration variétale est de bien moindre importance que le travail sur la fertilité du sol. Nous reviendrons dans notre troisième partie sur quelques aspects techniques des engrais verts et du compost selon Howard. Notons cependant dès à présent que l’idée de développer le compost en Inde se heurtait à ce que les Howards appelaient le « facteur humain » [17]. En effet, bien que les conditions climatiques et de concentration démographique puissent êtres comparés avec celles observées par le pédologue Franklin H. King en Chine et au Japon, il n’y avait guère de compostage en Inde. La raison principale en était que les cultivateurs indiens utilisaient les excréments animaux comme combustible. On imagine sans peine la difficulté à développer le compostage si les matières premières manquent et si les habitudes sociales y sont contraires. A la fin de sa vie, se rendant compte de la résistance des agronomes conventionnels anglais et du système en général [18], à savoir la collusion des intérêts des firmes – ici agrochimiques - avec les ministères de l’Etat, Howard dira la difficulté d’en passer par le changement de la société pour simplement changer l’agriculture. Néanmoins, depuis Indore, le compostage a obtenu un certain succès en Inde. Terminons sur le souci éducatif howardien, qui a sans doute joué un des rôles principaux dans le succès de sa méthode.
Outre des visites d’agriculteurs et de politiciens, l’institut organisa de nombreux stages de formation pour les agriculteurs de la région. Parmi les ouvriers, les meilleurs étaient formés pour devenir des propagandistes des méthodes éprouvées à Indore puis envoyés dans leurs régions d’origine pour transmettre ce qu’ils avaient acquis. Par facilité de gestion, Howard aurait pu garder ses employés les plus qualifiés. Au lieu de cela, d’autres travailleurs d’Indore étaient formés à leur tour. La science globale des Howards se retrouvait dans les formations données : « The curriculum will be as holistic as the science on which it is based : students will learn about plants, soils, the arrangement of farm buildings, cultivating and drainage practices, packaging and the market, cooperative credit, rural redevelopment, and propagandizing (so that they in turn mught help overcome the « human factor » in the rural development of India) » [19]. Du coup, beaucoup des personnes formées à Indore se retrouvent par la suite dans les directions agricoles des Etats indiens.

Le bilan économique des Howards est donc positif. Philip Conford parle de succès spectaculaire avec le blé, avec les marchés réguliers conquis et les hausses de prix obtenus pour les cultivateurs indiens [20]. Mais il faut dépasser le seul aspect économique pour remettre la démarche howardienne dans le contexte d’une véritable politique de développement rural, menée à l’échelle et avec les forces de seulement quelques personnes à la base [21]. Aujourd’hui, Thomas Gieryn évoque, à propos du travail des Howard en Inde, un « colonialisme bienveillant » [22]. Tandis que Vandana Shiva, Prix Nobel Alternatif, physicienne et épistémologue indienne, peut défendre, en 2002, à l’occasion du Sommet de l’environnement de Johannesburg, l’héritage de Sir Albert Howard [23] pour son pays et ailleurs [24].
Nous restons maintenant en Orient, mais nous allons étudier la question économique chez les fondateurs de l’agrobiologie non plus d’un point de vue d’agronomes, fut-il original, mais sous celui d’un producteur agricole, Masanobu Fukuoka. Fort d’une conception minimaliste du travail agricole, le chercheur japonais voulut proposer des prix bas pour ses produits. L’incompatibilité de ce souhait avec la dynamique dominante des prix des produits de qualité le mènera à cesser son engagement commercial.

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La tentative fukuokienne avortée d’agriculture marchande

Masanobu Fukuoka a tenté une expérience d’agriculture commerciale pendant quelques années [25], en passant par « des magasins d’alimentation naturelle » et une coopérative. La première année a été « un entier succès » malgré quelques doléances : la « taille des fruits était trop diverse, l’extérieur un peu sale, la peau quelquefois desséchée etc. ». De même, comme il utilisait des cartons « sans ornements ni marques », il y a eu quelques personnes pour suspecter qu’il s’agissait de fruits de seconde catégorie. Masanobu Fukuoka a alors recours à des cartons imprimés « mandarines naturelles ». Mais s’il y a un point sur lequel il ne transigea pas, c’est celui du prix des fruits issus de son agriculture naturelle :
« Comme la nourriture naturelle peut être produite avec le minimum de coût et d’effort, j’en déduis qu’elle devrait être vendue au meilleur marché. L’année dernière, dans l’agglomération de Tokyo, mes fruits étaient les moins chers de tous. Selon de nombreux marchands leur saveur en était la plus délicieuse. De manière à éliminer le temps et la dépense exigés par l’expédition, le mieux serait qu’on puisse vendre les fruits dans la région de production, mais même ainsi le prix était convenable, les fruits étaient sans produits chimiques et avaient bon goût » [26].
Cependant, Masanobu Fukuoka devient réticent à la commercialisation de ses produits. Un détaillant lui fit remarquer que « personne ne voudrait acheter de produits naturels à moins que ceux-ci soient chers », puis il découvrit qu’un marchand de Tokyo vendait ses produits « à des prix extravagants ». Outre la rupture de confiance occasionnée par ce dernier marchand, c’est la question philosophique de l’établissement d’un lien entre agriculture naturelle et alimentation populaire qui taraudait Masanobu Fukuoka :

« Si on demande un prix élevé pour les aliments naturels, cela veut dire que le marchand prend un bénéfice excessif. En outre, si les aliments naturels sont chers, ils deviennent des aliments de luxe et les riches peuvent seuls se les offrir.
Si la nourriture naturelle doit devenir largement populaire, elle doit être disponible localement à un prix raisonnable. Si le consommateur se faisait simplement à l’idée que de bas prix ne signifient pas que la nourriture n’est pas naturelle, c’est alors que chacun commencerait à penser dans la bonne direction ».

Etant parvenu à des coûts de production parmi les plus bas possibles, Masanobu Fukuoka peut faire un bénéfice au moins égal à celui de ses collègues en agrochimie en vendant à bon marché. Mais il s’agit d’une position qui le distingue également de la majorité des agriculteurs biologiques. Ces derniers, en remplaçant les engrais chimiques et les biocides notamment par des épandages d’engrais organiques et plusieurs façons culturales, utilisent généralement plus de main d’œuvre que leurs collègues en conventionnel pour amener leurs récoltes à maturité. Ainsi, même si les intrants sont réduits [27] en agriculture biologique « classique », le surcoût de main d’œuvre est une première raison qui sert à justifier un écart de prix à la hausse des produits biologiques par rapport aux produits conventionnels. De plus, l’agriculture biologique présente, en moyenne, des rendements inférieurs à ceux de l’agrochimie, autre argument souvent employé pour expliquer que les produits bio ne soient, en général, pas bon marché.
Sur ces deux points, Masanobu Fukuoka s’inscrit en faux. L’intérêt de l’étude de son œuvre pour la compréhension de « l’essence de l’agriculture biologique » dépasse largement l’agronomie. En défendant une quantité de travail moindre pour un même rendement, il questionne une opinion largement répandue selon laquelle ce mode de production est forcément plus gourmand en heures passées aux champs. Mais il va plus loin : il avance qu’en travaillant moins il parvient paradoxalement à des rendements durablement équivalents à ceux de l’agrochimie.
En affirmant cela il adresse aux occidentaux, dont les agriculteurs biologiques font très majoritairement partie [28], un défi profond : celui de la remise en cause d’un fort courant d’interprétation de la signification et de la valeur du travail. En effet, en Occident, souvent associé à l’idée de progrès, le travail est fortement valorisé et paré de nombreuses vertus. Le travail peut même être présenté comme « la valeur fondamentale de l’Occident » [29]. On ne reprendra pas ici les références bibliques bien connues qui servent à justifier cette interprétation, mais mentionnons cependant l’idéologie et les institutions du compagnonnage [30], parmi les groupes ayant alimenté ce courant d’interprétation, lequel tend, sans l’ombre d’un doute, à sacraliser le travail. Pour faire bonne mesure, il faudrait discuter les deux ou trois principaux courants d’interprétation du sens et de la valeur du travail en Occident, afin de déterminer s’il y a un terrain favorable à un accueil critique des thèses fukuokiennes à l’intérieur de notre tradition culturelle [31]. Ce détour permettrait de discerner le type de remise en cause nécessaire dans notre mentalité pour défaire le collage qui met ensemble la qualité, l’importance du travail, et le haut prix.
C’est pourquoi, on pourrait également se demander la force que garde aujourd’hui dans nos esprits l’idée qu’un bon produit doit coûter cher, particulièrement à propos des produits biologiques. Cette réflexion concerne aussi les prix pratiqués par les agriculteurs biologiques, dans la mesure où il garde une latitude sur la fixation [32] desdits prix. Il faut, en effet, répondre à l’accusation qui désigne l’agriculture biologique comme une « niche commerciale », une production dans une « situation de rente », où la supériorité de la demande sur l’offre pourrait laisser supposer que des producteurs soient tentés d’exagérer leurs prix de vente.
Enfin, en avançant qu’il obtient des rendements parmi les meilleurs, Fukuoka finit, selon nous, de déstabiliser les agriculteurs occidentaux besogneux. Quel est donc ce prodige qui permet de travailler moins et d’obtenir de fortes récoltes ? On comprend que l’incrédulité domine dans la réception occidentale des dires du paysan japonais. Mais, quoi qu’il en soit de la vérité agronomique de l’approche fukuokienne, il nous faut pour l’instant retenir que sa démarche économique pratique ne manque pas de cohérence avec sa théorie de la culture des champs. De plus, elle remet gravement en cause l’idée de s’enrichir financiérement avec l’agriculture. Elle heurte de front la théorie physiocratique qui veut fonder l’enrichissement de tous les domaines d’activités de la société sur les hauts prix agricoles, et, à travers ce courant de pensée, l’idéologie moderne de la « croissance » économique. Mais, par un clin d’œil à notre histoire culturelle, elle semblerait offrir des solutions à la volonté philosophique aristotélicienne de maintenir serrés les liens entre subsistance, richesse, et restriction monétaire, et, chose admirable, sans imposer la frugalité.
Ces conclusions font qu’il semble encore bien éloigné le jour où quelques-uns pourraient avoir la force d’instituer un tel système agricole et économique, en admettant que sa base agronomique soit défendable et diffusable. Voyons maintenant une autre démarche économique, celle d’Hans Müller qui, si elle est sensiblement moins utopique, a eu au moins le mérite de permettre à plusieurs dizaines de familles d’agriculteurs de s’en sortir avec l’agriculture biologique, dans un contexte agricole et économique général hostile.

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La coopérative Galmiz et les succès commerciaux d’Hans Müller

2L’organisation économique coopérative et la recherche d’aliments de qualité supérieure [33]2

Ayant vécu en homme politique la crise économique de 1929, Hans Müller avait connaissance des thèses explicatives de la crise et des remèdes qui furent proposés. Soucieux des producteurs, il défendit une politique basée sur la qualité. Son idée était qu’en temps de crise, les produits de qualité supérieure résiste mieux que les autres aux baisses de consommation et de prix. D’autre part, Müller préconise, au sein de son mouvement des « jeunes agriculteurs », le regroupement des producteurs en coopératives, afin de défendre au mieux leurs intérêts.

A l’origine, une coopérative de producteurs en conventionnel

C’est surtout après la 2e guerre mondiale que se présente en Suisse une intérêt renforcé, et une nouvelle impulsion, pour l’Agriculture Biologique. Des horticulteurs fondent en 1947 l’association Suisse pour l’Agriculture Biologique, dans laquelle se rallient de petits jardiniers amateurs. A cette période, les jeunes agriculteurs ayant créé en 1946 la coopérative de construction et recyclage [34] « Heimat » (Patrie) à Galmiz, commencent à se rapprocher plus fortement de l’Agriculture Biologique. Lors de la fondation de l’AVG, l’AB était un sujet à peine abordé ; au travers de la coopérative, on voulait surtout aboutir à des débouchés commerciaux nouveaux et sûrs.

La question du stockage et l’infléchissement vers l’agriculture biologique

Dans le premier rapport d’activité de l’année 1946, le directeur de l’AVG, Hans Hurni, prédit aux paysans que la normalisation des approvisionnements aurait pour conséquence qu’à l’avenir lesdits fournisseurs bénéficieraient de l’avantage de pouvoir réduire les stocks hivernaux de légumes des distributeurs. Ce sont principalement les énormes pertes de stocks, qui ont été causées par une fertilisation inappropriée des légumes, qui conduisent à cette théorie. Au sein de l’AVG, on cherche donc des possibilités de résoudre ce problème. L’idée de construire de grands bâtiments avec une capacité de stockage en rapport est rejetée. Cela n’aurait été rien d’autre qu’une copie de l’action des associations agricoles existantes et pèserait sur les charges des producteurs… d’où l’objection contre une telle direction. On propose comme alternative que les producteurs prennent eux-mêmes en charge le stockage. Ainsi, la marge sur le stockage pouvait être considérable selon les espèces de légumes.

Ce chemin aboutit à de bons résultats, à quelques détails près. Déjà en 1947, on réglait l’organisation de l’AVG sur le stockage d’hiver. Les stocks de pommes de terre forment, dans le 2e rapport d’activité de la coopérative, la part principale du chiffre d’affaire. La direction intensifie ses conseils aux fournisseurs pour améliorer les conditions de stockage. Dès la phase de sélection des plants et de leurs origines, comme pour les choix de fertilisation des sols, on pense au stockage, on avertit les producteurs. « Nous recommandons de composter le fumier avec de la poudre de roche, et au printemps, d’apporter encore une dose de poudre de roche au champ, préparé pour le semis des pommes de terre. De plus, nous demandons à nos coopérateurs d’agir avec réserve en ce qui concerne la litière provenant de personnes utilisant des engrais chimiques », est-il écrit dans le rapport d’activité de 1947. Après que Hans Müller ait parlé, le 30 janvier 1947, lors de l’assemblée générale, en termes éclairés sur la fertilisation biologique, les groupes de coopérateurs sont à nouveau avertis, début 1948, de prêter l’attention nécessaire à l’agriculture organique : lors de l’assemblée générale du 10 mars 1948, Hans Hurni déclare qu’une grande partie des agriculteurs a remarqué que les méthode de fertilisation avaient une grande influence sur la conservation des produits. Malgré tout, il restait toujours quelques coopérateurs à rire en entendant parler de poudre de roche. A celui qui ne croyait toujours pas qu’avec la poudre de roche, nommée « bschutti », et du fumier, on obtiendrait, à rendement égal, de meilleures qualités de stockage qu’avec l’utilisation d’engrais chimique, Hurni lui recommandait de s’informer auprès des camarades, qui pratiquaient cela avec une expérience d’une dizaine d’année.
Tant le Directeur que le Président et le Vice-Président forcent au changement. Fin août 1948, les chefs d’entreprise du secteur, sont informés que des semences de pommes de terre pourraient être achetées issues de nos entreprises avec fertilisation biologique. Et en mai 1951, l’administration décide que l’Agriculture Biologique devait être encouragée par des explications, que des directives pourraient rendre obligatoires l’année suivante. Dans le même temps, on discutait à la Direction pour déterminer si une enquête devait être menée parmi les producteurs, afin de savoir combien d’entreprises étaient réellement conduites sans chimie, et si leurs membres ne devraient pas avoir besoin d’un délai pour le changement. Finalement, on décide de ne pas prendre le chemin de la contrainte, mais celui de l’incitation. L’administration convient que dès le début 1952, l’AVG serait rétribuée par un supplément par des produits d’exploitations qui n’utilisent aucun engrais chimique si sels de potasses.
En 1954, on convient que les producteurs qui suivent nos préconisations de fertilisation se verront payer un supplément. Conformément aux documents comptables de 1955, ces rémunérations en forme de primes ne représentent pas beaucoup, étant donné que la coopérative avait commencé à financer, depuis 1953, le laboratoire de Rush pour les recherches sur le sol. Le Directeur annonce en 1953, que, pour la nouvelle campagne, un grand nombre d’entreprises étaient passé à des méthodes organo-biologiques et avaient fait leur premier pas par le remplacement d’engrais chimiques par des organiques. Hurni écrit ensuite : il nous reste le devoir de convaincre le petit reste de propriétaires d’exploitations qui utilisent encore des engrais chimiques, des bénéfices comparables de cette nouvelle méthode.
C’est pourquoi l’AVG commence à propager le maraîchage sans chimie, parce qu’on faisait l’expérience que la marchandise ainsi produite présentait une meilleure qualité au stockage.

Des circuits de commercialisation variés

On ne sait pas si les gros acheteurs, déjà en 1946, regardaient les fournisseurs de l’Agriculture Biologique pour diminuer les pertes au stockage, comme le note Hans Hurni dans un complément manuscrit du projet de rapport d’activité, au début 1947. Hans Müller, qui pendant ce temps, sous contrat avec l’AVG, traite les contrats d’achat demi-gros des coopérateurs, ne laisse derrière lui aucun indice sur cette question. Il est juste confirmé qu’à l’assemblée générale de 1951, un représentant des grossistes s’intéressait beaucoup aux tentatives en Agriculture Biologique.

Les contrats d’achat récemment conclus avec les marchés de gros offraient néanmoins aux producteurs de l’AVG une sécurité qui promouvait indirectement l’élargissement de l’Agriculture Biologique. Les grossistes imputaient eux-mêmes, au début des années 1950, les ventes en augmentation rapide de légumes au fait qu’ils étaient sur le bon chemin, en faisant des bénéfices avec des légumes de qualité produits selon des principes biologiques. Début 1958, Hans Hurni annonce que l’AVG était à la veille d’un développement frénétique, et que quelques grossistes isolés se proposaient de vendre nos légumes biologiques séparément. Sur le marché de Neueunburg est installé la même année un secteur biologique  ; plus tard, les fournitures pour cette coopérative sont aussi emballés séparément.

Hans Müller rapporte, en 1960, que sur le marché de Zürich, la part des légumes biologiques représente quasiment 13,7% - et que les nouveaux contrats pour 1961 sont encore plus imposants. Mais au milieu des années 1960, les marchés de gros changent leur stratégie. Plutôt qu’une prolongation du mode de production biologique, on travaille sur un programme de production alimentaire avec un recours minimum à la chimie. Lors d’un vote, les coopérateurs-trices décident, en 1970, que les marchés devraient multiplier encore leurs efforts, afin que les produits agricoles achetés chez eux soient traités avec le moins possible d’agents chimiques, antibiotiques, pesticides…
Une majorité des consommateurs se déclare alors prête à payer, pour ces produits, 5 à 10% de plus. La direction des ventes des supermarchés Migros essaye d’appliquer dans les faits cette proposition, avec la création du programme « Migros-Sano », en 1973. Par du conseil et des contrôles, on aide les producteurs sous contrat à produire leurs produits avec des moyens autant que possible sans chimie et naturels. Aussi, les produits alimentaires produits par la suite par l’AVG sont commercialisés avec le logo « Migro-S Production ».

Le marché de gros n’était au début pas seulement le plus important, mais pratiquement le seul acheteur significatif de l’AVG, jusqu’au renforcement de la vente au détail par la poste – des colis de fruits et légumes -, dans la 1re moitié des années 1960. Pour la mise en place de ce travail en commun avec le marché de gros, la relation entre Gottlieb Duttweiler (alors PDG de Migros) et Hans Müller n’est pas sans importance. D’après une description plus tardive de Müller, ses relations d’affaire avec Duttweiler se sont construites au Parlement. Duttweiler avait déjà proposé à Müller, pendant la Seconde Guerre mondiale, de s’occuper de la production de produits alimentaires sains, que ses magasins écouleraient.

Tous deux étaient, à la fin de la guerre, assez réalistes pour voir qu’ils s’étaient tellement isolés dans la sphère politique qu’ils n’avaient plus aucune chance de faire l’unanimité, avec leurs idées sur un consensus politique. C’est pourquoi ils se concentrent sur la faisabilité économique de leurs idées. La collaboration étroite entre l’AVG et les magasins Migros n’est pas exploitée politiquement, comme les opposants de Hans Müller l’avaient craint, au début de 1946 (au sein de son propre parti). Bien au contraire, les relations d’affaire ne sont ni rendues secrètes, ni criées sur les toits. Lorsque le directeur de la production agricole de Migros, Heinrich Rengel, tient son discours à Möschberg ou à l’AVG, il est juste présenté comme « Directeur Rengel, Zürich ».

Au début, il y avait, au sein de l’AVG, des pensées souvent formulées à l’encontre de cette collaboration avec le distributeur Migros (grossiste). Au regard de la politique, jusqu’ici de prix bas, on pouvait se demander si les prix courants allaient payer. Le comité décide alors, à l’unanimité, de conclure, pour la première année, un contrat de vente. Aussi loin que les relations entre l’AVG et le Migros ont pu être reconstruites dans ce travail, elles se déroulent sans difficultés. L’AVG ne faisait pas que profiter des besoins constamment croissants en légumes de Migros, mais obtient aussi, pour ses réalisations importantes et ses nouvelles constructions, des crédits de la banque Migros. De son côté, le grossiste profite de l’approvisionnement régulier et de qualité issu des producteurs de l’AVG. En particulier, il profite de la bonne volonté des producteurs d’entreposer eux-mêmes des légumes de conservation.

2La commercialisation des produits bios et le mouvement Müller : essai de bilan2

Ce parcours dans le travail d’organisation économique des seuls fondateurs de l’agrobiologie a avoir créé un mouvement social, technique et économique de leur vivant révèle une idée essentielle : la nostalgie du monde paysan passé n’avait rien de passéiste chez Hans Müller. On s’inscrira donc en faux contre les interprétations injustifiées du genre de celle de François Walter. Celui-ci commence par rappeler les principaux traits de la critique de la modernité développée par Hans Müller : « Dans son journal, Müller dénonce le matérialisme du monde, le déracinement social auquel il oppose la force saine des paysans. Très violent envers la spéculation foncière, le leader paysan vitupère contre le capitalisme et les excès du libéralisme ». Passant complètement sous silence les innovations de production et de commercialisation développées par Müller, François Walter enterre l’œuvre du père du mouvement organo-biologique. Sous sa plume, le mouvement Bauernheimatbewegung se réduit à « une variante de la critique utopique et régressive » [35]. D’autres erreurs fondamentales sont également diffusées : ainsi Catherine de Silguy se trompe-t-elle largement en avançant que Müller recherchait l’« autarcie des producteurs » [36] De même, mettre Hans Peter Rusch du côté des partisans d’une « idéologie réactionnaire » luttant pour le « retour à une société paysanne » est aussi exagéré [37]. Au contraire, ce que nous venons de voir, c’est la construction d’une organisation coopérative de producteurs agricoles au service du maintien des paysans à la terre et de leur développement social et culturel dans le contexte de la modernisation. Partant d’une thèse économique valide selon laquelle les produits de qualité supérieure résistent mieux que les autres aux crises économiques et à la baisse tendancielle des prix des produits agricoles bruts, Hans Müller invite les agriculteurs à s’organiser entre eux pour maîtriser l’écoulement des produits et bénéficier des profits qu’ils pourront tirer de cette nouvelle activité. La découverte, hors du contexte des conservateurs chimiques, de la meilleure qualité conservatoire des légumes biologiques, ouvrira la période de conversion du mouvement Müller à l’agrobiologie, en offrant un nouvel argument économique en faveur des productions agricoles de qualité. Grâce aux contacts noués durant sa vie politique parlementaire, notamment avec Gottlieb Duttweiler, PDG des supermarchés Migros, Hans Müller travaillera à trouver des débouchés réguliers sur le marché de gros. Outre cette collaboration aux bénéfices mutuels, puisqu’elle a permis au mouvement organo-biologique d’asseoir solidement sa crédibilité économique, Hans Müller a innové en mettant en place un système d’expédition de légumes par colis postaux. Devant l’exemple d’une réussite triple, au niveau écologique, au niveau économique, et au niveau du développement rural, comment pourrait-on encore ramener l’histoire du mouvement du couple Müller et d’Hans Peter Rusch à une simple contestation réactionnaire de la modernité ?

Après avoir montré que tant le couple Howard que les fondateurs du mouvement organo-biologique se sont donnés les moyens d’initier des alternatives économiques crédibles, malgré un contexte socio-économique dont ils avaient bien compris l’adversité, nous allons découvrir un autre aspect essentiel de l’œuvre des fondateurs, à savoir la recherche d’une agriculture autrement rationnelle ou plus rationnelle que l’agrochimie. La première étape de ce parcours va consister à rendre compte de la tentative bio-dynamique en ce sens. Nous continuerons ensuite sur cette question au niveau plus spécifiquement agronomique dans les parties suivantes. En effet, parallèlement à une critique de la domination des paysans dans la société industrielle, les fondateurs de l’agrobiologie ont cherché à établir une agriculture plus autonome, basée sur un savoir légitimant et approfondissant les connaissances acquises par la tradition paysanne, susceptible, en outre, de fournir une alimentation plus saine que celle issue des méthodes de la chimie agricole. Le défi auquel se sont confrontés les fondateurs est véritablement global : nous l’avons vu avec Howard et Müller essayant de tenir ensemble les questions politiques, économiques, et technico-scientifiques. Cependant, une perspective comme celle de l’agriculture bio-dynamique montre un visage holistique encore plus original. Dans la perspective anthroposophique appliquée à l’agriculture, c’est l’homme, sa santé, le sens de son rapport à la nature, qui, tout ensemble, sont interrogés dans le questionnement agrobiologique. Quelles que soient les critiques que l’on pourra formuler sur la rationalité de l’agriculture steinerienne, celle-ci a au moins le mérite particulièrement important de montrer, face à la question tabou du suprasensible, qu’une étude historique adéquate de l’agrobiologie ne saurait être sérieusement menée sans en passer par l’effort philosophique de la recherche de la vérité.

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[1Cf. Vogt G., Entstehung und Entwicklung des ôkologischen Landbaus, 2000, op. cit., p. 129-131.

[2Pillods S., Quand l’argent relie les hommes, Une autre manière d’être banquier : l’expérience de la NEF, Ed. FPH, 1996, 110 p., p 13. Nous ne résistons pas à l’envie de faire découvrir au lecteur les trois natures de l’argent : selon Steiner, il y aurait « l’argent de transaction », « l’argent de prêt », et « l’argent de don »… Dans l’ouvrage de Sophie Pillods, ces idées lumineuses sont mêmes accompagnées d’un dessin « humoristique » (cf. les pages 16-17). Selon nous, il ne s’agit pas là d’idées « extrêmement novatrices et pratiques » mais bien de distinctions abstruses et inutiles.

[3Gieryn F. T., Cultural boudaries of science, Credibility on the Line, Chicago and London, University of Chicago Press, 381 p., p. 250-251.

[4Howard A. et G., Wheat in India, p. 90 ; Howard A., Testament agricole, p. 206-207.

[5Gabrielle sera nommée, quelques années plus tard, Second botaniste économique impérial.

[6Gieryn F. T., op. cit., p. 250.

[7Pour une synthèse de ce travail sur la génétique mené par les Howards, ainsi que sur l’évolution de leur point de vue quant à l’importance de ce facteur dans les rendements et la santé des plantes, on se reportera au travail de Thomas Gieryn, spécialement aux pages 255-269.

[8Sur ce développement d’un nouveau blé boulanger, voir Gieryn T., ibid., p. 281-284. Pour l’engagement de Howard en faveur du pain complet, cf. par exemple Testament agricole, p. 168-169.

[9Burt, Howard A. et G., Pusa 12 and Pusa 4, p. 9 ; Howard A., Crop-Production in India, p. 69.

[10Philip Conford parle de relations « paradoxales et ambivalentes » entre les pionniers de l’agriculture organique et ce que nous appelons aujourd’hui le « tiers monde » (cf. Conford P., The Origins of the Organic Movement, p. 63-64).

[11Gieryn T., p. 279-280. Les deux citations des Howards proviennent de Some Improvements in the Packing and Transport, p. 252, et de Improvement of Fruit Packing, p. 52.

[12Howard A., Testament agricole, p. 170.

[13Conford P., The Origins of the Organic Movement, p. 55.

[14Cf. Davis M., Génocides tropicaux, Catastrophes écologiques et famines coloniales, Aux origines du sous-développement, La découverte, Paris, 2003, 479 p. Pour nous rendre compte de la situation dramatique qui était celle de l’Inde, lorsque les Howard arrivèrent dans ce pays, alors gouverné par Lord Curzon, citons quelques passages significatifs de l’ouvrage de Mike Davis, lequel vient combler une « curieuse négligence » de la plupart des historiens occidentaux face, sans doute, aux « pires famines en cinq siècles d’histoire de l’Inde et de la Chine » (p.14) : « Non seulement des dizaines de millions de paysans pauvres sont morts de façon atroce, mais ils sont morts dans des conditions et pour des raisons qui contredisent largement l’interprétation conventionnelle de l’histoire économique de ce siècle. […] Leur fin tragique a eu lieu en plein âge d’or du capitalisme libéral ; en fait, on peut même dire de nombre d’entre eux qu’ils furent les victimes mortelles de l’application littéralement théologique des principes sacrés de Smith, de Bentham et de Mill » (p. 15). Face à la famine les réactions furent variables : « A un extrême, nous avons l’Inde britannique gouvernée par des vice-rois tels Lytton, le second Elgin et Curzon, où le dogme libre-échangiste et le froid calcul égoïste de l’Empire justifiaient l’exportation d’énormes quantités de céréales vers l’Angleterre au beau milieu de la plus horrible hécatombe » (p. 18). Sir Richard Temple, gouverneur sous le vice-roi Lytton, réduisit les rations alimentaires des ouvriers à un niveau inimaginable : « ce qu’on ne tarda pas à appeler le « salaire de Temple », censé pourvoir aux besoins alimentaires de travailleurs de force, leur fournissait moins de calories que la ration quotidienne du tristement célèbre camp de concentration de Buchenwald » (p. 49). Lord Curzon démontra « sa fermeté impérialiste en ordonnant la diminution des rations de secours destinées aux victimes de la famine, qu’il jugeait « beaucoup trop élevées », et en réajustant les critères d’attribution sur la base des infâmes « tests » de Temple » (p. 180). S’il ne fallait « choisir qu’une seule donnée pour résumer l’histoire de la domination britannique en Inde, ce serait le suivant : entre 1757 et 1947, le revenu par habitant n’a pas progressé. En réalité, on peut même faire l’hypothèse qu’il a baissé de 50 % au cours de la seconde moitié du XIXe siècle » (p. 341).

[15La ville de Indore compte alors 125 000 habitants. La ville, l’institut des Howards, et l’Etat indien où ils se trouvent alors portent ainsi le même nom. Depuis, les choses ont changé : Indore compte aujourd’hui plus de 1100 000 habitants et fait partie de l’Etat nommé Madhya Pradesh. Indore est la plus grande ville de cet Etat.

[16La ville voisine d’Indore, alors prospère, attirait facilement la main d’œuvre.

[17Cf. Gieryn T., op. cit., p. 289-290.

[18Pour des références explicites de la critique howardienne du système, voir Gieryn T., ibid., p. 322-323.

[19Gieryn T., ibid., p. 298.

[20Conford P., op. cit., p. 54.

[21Fidèle à sa critique de l’administration et de la technocratie, Howard réduira au minimum l’équipe dirigeante à Indore, tout en employant plus de cent vingt personnes.

[22Gieryn T., op. cit., p. 297.

[23Shiva V., In Praise Of Cowdung, sur w.zmag.org/sustainers/content/2002-11/12shiva.cfm [visite de 10/2006].

[24Pour une critique de l’héritage howardien en Inde, cf. Wood D., One Hand Clapping : Organic Farming in India, sur w.cgfi.org/materials/articles/2002/dec_12_02_wood.htm [visite de 10/2006].

[25Probablement au début des années 1970. Il déclare avoir expédié « 2,25 à 3 tonnes de riz » et « 400 cartons de 15 kilos et demi de mandarines ».

[26Fukuoka M., RBP, p. 117. L’auteur poursuit en s’interrogeant sur les perspectives du développement de la « vente directe d’aliments naturels ».

[27Pas toujours du côté du gaz-oil, en raison de la multiplication des façons culturales.

[28Mais si c’est souvent avec une critique poussée de leur civilisation d’appartenance.

[29Chalas, Y., Séminaire interne commun DEA IEP/IUG, 1999, Grenoble. (Notes personnelles).

[30Blondel, J.-F., Bouleau, J.-C., Tristan, F., Encyclopédie du compagnonnage, Histoire, symboles et légendes, Rocher, 721 p., 2000, pp. 615-616. Voir aussi Icher, F., 99 réponses sur le compagnonnage, CRDP/CDDP du Languedoc-Roussillon, 1994, 216 p., notamment fiche n°97 et n°06.

[31Le travail comme malédiction consécutive au péché originel ; le travail comme chemin de rachat suite au péché originel le travail comme culture, accompagnement, accomplissement du donné.

[32Une marge de manœuvre qui dépend de plusieurs facteurs, notamment du type de circuit de distribution utilisé par l’agriculteur pour écouler ses productions (court/long, vente directe, magasins spécialisés, GMS…).

[33Dans les paragraphes qui suivent, nous reprenons, pour l’essentiel, une partie du travail de l’historien Peter Moser sur l’agriculture biologique. (Cf. Moser, P., Der Stand der Bauern, Bäuerliche Politik, Wirtschaft und Kultur gestern und heute, Ed. Huber, 1994.) Véronique Harbonnier a réalisé la traduction pour nous.

[34Le nom de la coopérative Anbau-und Verwertungsgenossenschaft est abrégé en AVG dans la suite de notre texte.

[35Walter F., Les Suisses et l’environnement, Une histoire du rapport à la nature du 18e siècle à nos jours, Ed. Zoé, 1990, 294 p., p. 152-154.

[36De Silguy C., L’agriculture biologique, Des techniques efficaces et non polluantes, Ed. Terre vivante et Patino, 1999 (1994), 186 p., p. 167 ; De Silguy C., L’agriculture biologique, PUF, 1998 (1991), 128 p., p.11.

[37Cf. Viel J.-M., L’agriculture biologique : une réponse ? Ed. Entente, Paris, 1979, 93 p., p.58-59

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