Le projet fondateur de l’agriculture biologique : un effort philosophique concrétise

Samedi 3 novembre 2007 — Dernier ajout lundi 14 mars 2011
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Critique de la coherence interne des œuvres des fondateurs

Dans cette partie, nous allons tenter deux bilans, l’un pour le mouvement organo-biologique du couple Müller et d’Hans Peter Rusch, l’autre pour Albert Howard, fondateur du mouvement organique.

On ne s’étonnera pas que nous ne revenions pas sur le mouvement bio-dynamique de Rudolf Steiner et Ehrenfried Pfeiffer, vu que nous avons presque focalisé notre étude sur son aspect essentiel et original par rapport aux autres mouvements, à savoir l’ésotérisme de Rudolf Steiner. Si cohérence il y a dans la bio-dynamie, c’est, selon nous, dans le néo-spiritisme de l’anthroposophie qu’il faut la chercher. En guise de conclusion sur la bio-dynamie, rappelons néanmoins les positions de Howard et des Müller et de Rusch vis-à-vis de Steiner, et soulignons deux remarques d’observateurs contemporains de l’histoire de l’agrobiologie.

Howard, dès la Préface de son Testament agricole, affirme son scepticisme face à la valeur de la bio-dynamie : « J’ai pu consacrer quelque attention aux procédés de culture bio-dynamiques en Hollande et en Grande-Bretagne, mais je n’ai cependant pas pu acquérir la conviction que les disciples de Rudolf Steiner soient en mesure de fournir une explication valable des lois naturelles ou de rassembler des exemples pratiques qui prouveraient la valeur de leurs théories ». Egalement, comme bien d’autres après lui, Howard n’envisageait pas qu’une explication rationnelle puisse pousser les anthroposophes derrière « Rudolf Steiner, qui prétend que l’usage de l’engrais humain est nuisible pour l’agriculture » [1]. Du côté des Müller et de Rusch, nous avons souligné les difficultés, pour se mouvement, à se détacher de l’influence anthroposophique. Mais il ne fait pas de doute que l’agriculture organo-biologique a eu pour objectif de rompre avec l’ésotérisme steinerien, comme en témoignent plusieurs pages de La fécondité du sol, où Rusch affirme sa volonté de sortir l’agriculture biologique du « mystère » [2] et de la « métaphysique et de l’occultisme » [3]. Néanmoins, comme nous l’avons montré, Rusch a estimé nécessaire d’user « de concepts biologiques qui vont au-delà de l’horizon limité des phénomènes matériels » [4]. L’ouverture spéculative de Rusch, loin d’être toujours rationnellement fondée, peut déboucher sur la méditation du « miracle » de l’agriculture biologique. Dans cette perspective incertaine, il n’est dès lors pas surprenant outre mesure de voir Rusch prendre ses distances avec le subjectivisme de la méthode de Pfeiffer, tout en appelant à plus s’intéresser à cette approche : « La méthode des cristallisations sensibles d’E. Pfeiffer donne fréquemment, d’après notre expérience, des résultats d’une précision étonnante, mais elle demeure très subjective et pas suffisamment sûre pour un travail de routine, encore que nous recommandions de prendre ces méthodes davantage en considération qu’on ne l’a fait jusqu’à présent » [5]. Ces remarques montrent encore à quel point un travail épistémologique est nécessaire à l’étude historique de l’agriculture biologique. Si tous les fondateurs ont eu plus ou moins de mal à discerner et à articuler les plans de l’approche scientifique et les autres plans de la réflexion ou du rapport au monde, il se trouve cependant que les œuvres de Howard et M. Fukuoka se prêtent plus facilement à la critique rationnelle que celles de Steiner et de Rusch. Cette rationalité plus évidente rejoint l’opinion dominante, laquelle donne le primat à la raison et à la science dans la recherche agricole. Rappeler que l’histoire de l’agriculture biologique n’échappe pas à l’aventure rationnelle est sans doute important pour faciliter son accueil et sa reconnaissance. On comprend alors que les auteurs récents s’efforcent de souligner la spécificité décalée de l’agriculture bio-dynamique dans l’histoire de l’agrobiologie. Philipp Conford, tout en reconnaissant l’influence « considérable » de Steiner, considère comme hautement probable qu’il aurait existé, à partir du travail d’Howard, un mouvement d’agriculture biologique en Grande Bretagne, même si la bio-dynamie n’eut jamais été développée [6]. De son côté, Gunter Vogt souligne la nécessité, pour une compréhension plus juste de l’agriculture biologique, de prendre des distances avec l’influence de la version anthroposophique de l’histoire de l’agriculture biologique [7]. D’autre part, nous doutons que des études sur l’agronomie de Pfeiffer, même fouillées, puissent dégager des perspectives nettement originales par rapport au travail du couple Howard, et, a fortiori, vis-à-vis du travail de Masanobu Fukuoka. Ajoutons qu’il est probable que, au regard des innovations contemporaines, le compostage en tas, préconisé par Howard et Steiner, recommandé par les cahiers des charges actuels de l’agriculture biologique, voit son importance diminuer. De même, les idées steineriennes sur la ferme comme « organisme » semblent aujourd’hui désuètes.

En ce qui concerne ce Masanobu Fukuoka, nous avons préféré tirer un bilan de sa démarche dans la section suivante, consacrée au « primat de la nature », tant cette question semble le concerner pleinement et constituer le nœud de son travail.

Rappelons d’abord ici le hiatus qui a existé dans la réception de la biologie de Rusch auprès du couple Müller, ainsi que, positivement, le renouvellement significatif que les pistes de Rusch ont apporté au niveau du débat sur les pratiques culturales.

2La biologie de Rusch et le mouvement paysan des Müller : entre l’échec relatif d’une collaboration et l’ouverture de pistes culturales innovantes2

Le concept de la substance vivante, et sa défense, incertaine, par Hans Peter Rusch, tout le temps de sa collaboration avec Hans Müller, et jusqu’à sa mort, a offert de multiples points d’attaque, qui ont été utilisés par des agronomes ou des adversaires de l’agriculture biologique, en vue de discréditer le mouvement de Müller. Mais les incertitudes du travail de Rusch n’ont pas seulement facilité les attaques venant de l’extérieur du mouvement agrobiologique. Elles ont également favorisé les controverses avec d’autres orientations de l’agriculture écologique, au moins en Suisse et en Allemagne. Non seulement, mais encore, la complexité de la théorie du cycle de la substance vivante a également gêné la dynamique interne du mouvement Müller-Rusch. Le concept de Rusch a, en effet, été controversé au sein même du mouvement. Ainsi, Hans Müller a repris le terme de « substance vivante », mais lui a donné un sens nouveau, celui « d’amino-acides », en s’appuyant sur d’autres références scientifiques que celles de son collègue microbiologiste. De son côté, Maria Müller a tout simplement ignoré ce concept dans ses publications [8].

Du coup, devant des analyses biologiques de sol incertaines et des théories sur le vivant controversées, il est légitime de se demander le rôle réel qu’a joué le travail de Rusch dans le développement de l’agriculture organo-biologique [9]. Pourquoi, dans des conditions aussi floues, le mouvement de Müller s’est-il durablement appuyé sur les théories de Hans Peter Rusch et ses analyses de laboratoire ? L’hypothèse que nous risquons, avec d’autres, tient à l’influence forte de la référence à la science dans la société moderne. Le fait que Rusch soit médecin, qu’il travaille en laboratoire, et qu’il s’appuie sur des scientifiques reconnus, tels Vernadsky, Bertalanffy, Kubiena, Liebig, Thaër, Mitscherlich, ou même Schrödinger, aurait joué comme une caution, vis-à-vis de l’extérieur, pour les paysans du mouvement d’Hans Müller. Après la seconde guerre mondiale, les collègues des agrobiologistes travaillant en agriculture conventionnelle ont été de plus en plus habitués à collaborer avec des scientifiques, via la présence croissance des conseillers agricoles sur les fermes. Il est alors facile de comprendre que les études de sol produites par Hans Peter Rusch aient pu jouer, au-delà de leur intérêt discutable pour l’orientation des choix culturaux, un rôle décomplexant pour les agriculteurs du mouvement organo-biologique, vis-à-vis des critiques qu’ils subissaient.

Si la société se représente le discours des scientifiques et des « experts » comme celui qui est le plus fiable, et même comme celui qui prime sur tous les autres, il peut sembler logique que les agriculteurs biologiques veuillent montrer la scientificité de leur démarche. Sans forcément aboutir à des résultats scientifiquement prouvés, ni même à des recommandations agricoles très utiles, le fait de travailler avec un scientifique a donné confiance en eux-mêmes aux agriculteurs biologiques [10], qui, il ne faut pas l’oublier, ont travaillé alors dans une complète marginalité.

Ainsi, la collaboration du microbiologiste Rusch avec les agriculteurs du mouvement Müller n’a pas été décisive pour définir précisément une approche agrobiologique originale. La discussion des paysans agrobiologistes entre eux, leurs savoir-faire hérités, l’exercice de leur intelligence et de leur ingéniosité ont contribué tout autant que les indications de Rusch, traduites par les Müller, à redéfinir l’ensemble technique organo-biologique. On pourrait encore marquer le hiatus de la collaboration Rusch-Müller en soulignant la distance entre le holisme ruschien et celui des Howards en Inde. A la différence des Howards en Inde, Rusch ne s’est guère investi au-delà de ses tâches laborantines. Sans doute sa mission s’est-elle limitée à cela, tandis que Hans Müller s’est chargée de la dimension politique et commerciale. A part quelques critiques « classiques » des institutions économiques et politiques [11], l’approche globale de Rusch s’est limitée à la biologie, tandis que les écrits de Müller n’ont concerné presqu’exclusivement que les aspects spirituels, politiques, et économiques.

Cependant, et plus généralement, n’oublions pas que le travail de Rusch a contribué à faire évoluer les techniques culturales agrobiologiques et, au-delà, à casser deux grands mythes de l’agriculture, le compost et le labour. On a peine à prendre la mesure de la révolution qu’il a contribué ainsi à introduire en agriculture.

Quant au compostage en tas, nous avons vu quelle importance il a eu, depuis l’agriculture traditionnelle d’Orient ou d’Europe jusqu’au procédé Indore d’Howard. Il faudrait aussi rappeler l’importance du tas de fumier traditionnel et le développement contemporain des plate-formes de compostage urbain, si l’on veut envisager un peu mieux ce qu’implique l’idée que ce procédé soit plus ou moins inutile, dans l’optique d’une fertilisation d’envergure et efficace. Nous pouvons aussi nous rendre compte un peu des conflits que la critique du compost par Rusch a dû déclencher chez les adeptes de l’agrobiologie, en lisant cette charge véhémente d’Ehrenfried Pfeiffer : « Il y a des personnes qui prônent la fumure organique, mais qui ne veulent pas prendre la peine de préparer soigneusement un compost. Dernièrement, on a préconisé un procédé qui s’appelle en anglais « sheet composting ». On jette les détritus directement dans la campagne. Pour le reste, on s’en remet à la nature ou plutôt au hasard. Un pareil procédé est encore pire que l’emploi du compost cru. Ce que nous avons dit du dernier s’applique a fortiori au premier. Il n’y a pas de moyen plus sûr de propager toutes sortes de maladies, comme en témoignent les nombreuses lettres de protestation que l’auteur a reçues à ce sujet. Le « sheet composting » ne représente donc pas un progrès, bien au contraire ; en outre, il n’est pas une nouveauté : on l’a pratiqué de tout temps ! » [12]

De même, par rapport au labour, Hans Peter Rusch participe-t-il à la remise en cause d’une pratique que beaucoup voient encore comme centrale dans l’agriculture. Combien d’ouvrages n’ont-ils pas étés écrits pour dire le progrès significatif qui aurait été introduit par le passage de l’araire aux différentes améliorations de la charrue à versoir ? Howard n’est guère critique vis-à-vis du labour, pas plus que Pfeiffer, d’ailleurs. Ce dernier a bien conscience que la vie microbiologique est de plus en plus anaéorobie en descendant dans le sol : il souligne l’importance de mettre l’engrais organique à faible profondeur. Mais il invite tout de même à « l’enterrer », tout en voyant certains avantage à un labour plus profond : « Creuser profondément avec la charrue peut présenter certains avantages : le sol est aéré, malaxé, des couches non utilisées se trouvent montées à la surface » [13]. Néanmoins, Howard comme Pfeiffer s’interrogent sur le travail du sol, le préconisant ou proposant même qu’il soit pratiqué intensément. Le point de vue était incertain. Howard se questionne sur l’utilité des labours profonds [14], tandis que Pfeiffer, malgré les avantages soulignés du labour, recherche du côté d’outils spéciaux « ayant l’avantage de ne pas retourner les couches superposées » pour ne pas nuire à la vie du sol – on pense aux « fouilleuses » ou aux « sous-soleuses ».

Hans Peter Rusch, avec son idéologie agricole tournée vers l’idéal de la moindre intervention, se montre nettement plus catégorique. Masanobu Fukuoka renforce le mouvement. Et les mentalités et habitudes finissent par changer, si l’on en juge aujourd’hui par le succès croissant des techniques culturales simplifiées aux Etats-Unis, ou bien, en France, le succès d’une revue agricole consacrée spécialement à ces TCS [15]. Essayons maintenant de dresser un aperçu de la cohérence de l’œuvre de Sir Albert Howard.

2Entre paysannisme et développement mesuré : cohérence culturelle et limites de l’œuvre howardienne2

Dans son Testament agricole, Howard réaffirme que sa position finale d’agronome consiste à mettre la question de la fertilité et de son maintien à la base du succès durable de l’agriculture. Howard commence ainsi par présenter la méthode qu’il préconise pour diriger les recherches sur la fécondité de la terre : en premier lieu, la recherche sur la fertilité doit étudier les processus naturels en la matière. Nous reviendrons dans le point §42 sur ce primat de la nature en agriculture, partagé, depuis différentes perspectives, par tous les fondateurs de l’agriculture biologique. En second lieu, Howard appelle à examiner les traditions paysannes, particulièrement celles de l’Orient :

« L’étude de la fécondité de la terre doit débuter par […]

1. Les procédés de la Nature […]

2. L’agriculture des peuplades disparues ;

3. La façon de travailler de l’Orient, qui s’est à peu près maintenue sans avoir subi l’influence de la science de l’Occident » [16].

La méthode d’Howard distingue ainsi l’étude de la nature de la science occidentale, cette dernière étant pourtant dite science de la nature. Chez Howard, les procédés scientifiques appliqués à l’agriculture renvoient essentiellement à l’agrochimie et à la génétique agricole. Ils ne viennent qu’en dernière position, dans la liste des sujets que Howard recommande d’étudier pour avancer en agriculture. En revanche, il plaide pour un autre regard sur la nature, que nous reconnaissons comme plus immédiat, lié à une expérience directe du monde naturel. Ensuite, passant rapidement sur les peuplades disparues, Howard insiste sur l’agriculture traditionnelle orientale. On sait que l’ouvrage de F. King a été très tôt un de ses livres de chevets et qu’il y a puisé une inspiration importante. Cependant, Howard ne semble jamais discuter le lien logique qu’il établit entre observation de la nature et observation de l’agriculture orientale. Doit-on se réduire à voir son œuvre comme « un hybride de science occidentale et de sagesse agricole orientale » [17] ? Il demeure plutôt, vis-à-vis de son œuvre, la persistance d’un questionnement sur ce qui articule précisément, au-delà de la question de l’importance de l’humus, les thèmes « nature », « forêt », « compost », « paysans d’Orient ». Enoncée de manière abrupte, notre thèse consiste à dire que Howard a survalorisé l’importance des connaissances paysannes en vue du progrès agronomique.

Relevons simplement, ici, que les critiques adressées par Howard aux paysans d’Orient, n’avaient aucune commune mesure avec son admiration pour l’ingéniosité empirique avec laquelle ces cultivateurs auraient su maintenir la fertilité de leurs sols depuis des millénaires. Selon Louise Howard, son mari n’aurait jamais été aveugle aux faiblesses des cultivateurs indiens : ils n’auraient pas trop de connaissances et produiraient un travail insuffisamment soigné. Face à ces légères critiques, Howard aurait acquis très tôt un respect pour l’ancien savoir-faire empirique qu’il avait observé chez eux. Dès 1909, il aurait écrit que le cultivateur indien n’avait rien à apprendre des pratiques occidentales. Il appréciait aussi, dans les circonstances sociales, économiques, et techniques propres au pays, la simplicité et l’efficacité des procédés utilisés, par exemple dans le battage des blés et leurs stockages. Dans la logique de sa réception favorable de l’œuvre de King, il considérait qu’il pouvait apprendre des paysans indiens. Le passage suivant résume son sentiment, qu’il qualifie lui-même comme « admiration » :

« [Devant] les méthodes du cultivateur hindou, nous devons exprimer notre admiration. Sans l’aide de la science et uniquement par ses propres observations, il a adapté ses méthodes durant des siècles au maintien de la fertilité d’une façon excellente. il n’est nullement le villageois ignorant et retardataire, comme il nous est parfois représenté, mais il fait partie des paysans les plus économes de la terre en ce qui concerne l’épargne de l’élément essentiel de la fertilité : l’azote fixé, et l’agriculture tropicale du monde entier peut beaucoup apprendre de lui. Le planteur de canne à sucre de la grande plaine indienne ne peut pas soutirer une trop grande quantité d’azote. Il n’en dispose que d’une quantité limitée, les rentrées courantes dues aux quantités minimes provenant de la fixation d’azote non symbiotique, et du capital de travail, l’humus, qui est indispensable pour maintenir l’état meuble et la vie en général du sol. Il faut qu’il tire le meilleur parti des rentrées pour éviter la perte de capital. Il a, au cours des siècles, développé instinctivement les méthodes qui répondent à ces exigences. Il travaille le sol sans excès, et cela à un moment opportun. Il ne fait rien qui pourrait entamer sa réserve d’humus précieuse ou son capital humus. Il obtient probablement plus que tout autre paysan de la terre, excepté celui de la Chine, avec si peu d’azote. » [18]

Mais ce sentiment d’Howard était plus profond et plus général. L’agronome anglais défend le primat du champ sur le laboratoire, et le primat conjoint du paysan sur le scientifique, parce que champs et paysans seraient en contact plus directs avec la nature que ne le sont les dispositifs expérimentaux et les questions des scientifiques :

« Les problèmes agricoles doivent êtres étudiés à partir du champ […]. La révélation des phénomènes importants est d’une très grande aide. Des fermiers et ouvriers observateurs qui ont passé leur vie en contact étroit avec la nature peuvent être d’un très grand secours pour les chercheurs. Il existe toujours des raisons importantes à la base de leurs procédés pratiques » [19].

Il faut aussi noter dans ce passage, que, pour Howard, les paysans savent les « phénomènes importants ». C’est en ce sens-là qu’une coopération constante, entre les hommes institués chercheurs agronomes et les praticiens paysans, pourrait éviter aux premiers de perdre « l’idée générale » [20] de leur recherche. Selon Henri, cette connaissance paysanne des phénomènes importants s’intègre dans ce que les anciens appelaient, en France, « l’estimative ».

Pour saisir la cohérence globale de l’approche howardienne, on pourrait dire qu’il envisage des relations coopératives entre l’estimative paysanne, la méthode des sciences modernes, et celles des sciences contemporaines qui s’accordent avec le paradigme holistique de l’écologie. En effet, les efforts menés par Sir Albert Howard, pour caractériser sa méthode de recherche par rapport à celle des sciences modernes dominantes, font apparaître celle-ci comme globale et proche de celle des paysans traditionnels. Ainsi, la méthode d’Howard s’inscrit d’abord dans les pas de la démarche paysanne [21]. Elle consiste ensuite à l’approfondir et à tenter de l’améliorer par un travail sur ses facteurs clefs, comme celui de la quantité et de la qualité d’humus fournie aux champs. Dans la démarche d’Howard, son savoir scientifique, tant sur la nature que sur l’histoire agricole, vient en position seconde : pour compléter et préciser certains détails de la justesse d’ensemble de la démarche paysanne. Les enjeux des rapports entre connaissance paysanne et connaissance scientifique moderne semblent ne pas pouvoir s’inscrire dans une simple classification binaire entre « pratique » et « théorie ». C’est ce que l’on pourrait tenter d’approfondir, à l’aide d’une caractérisation symétrique des connaissances paysannes et scientifiques. Cette présentation ne viserait pas à les opposer, mais pourrait être une tentative de faire comprendre « que la connaissance paysanne est prête à accueillir et à utiliser la connaissance scientifique, mais qu’il serait folie de l’y subordonner » [22].

Cependant, dans ces approches de la « connaissance paysanne » n’y a-t-il pas des relents d’idéalisation de la figure du paysan ? L’image du paysan plein de bon sens et instruit des lois éternelles de la nature ne remplace-t-elle pas à bon compte le désir philosophique d’un savoir absolu ? On retrouve explicitement cette mise en équivalence entre « paysan » et « philosophe » chez M. Fukuoka. Mais le même auteur fustige ailleurs ces mêmes paysans, parce que leur prétendue sagesse n’aurait pas pesé lourd dans le débat rapide visant à déterminer s’il fallait ou non recourir aux tracteurs récemment mis sur le marché. De même Rusch fait-il plusieurs remarques assez confuses sur une certaine sagesse « spirituelle » des paysans. Et ne parlons pas des « instincts d’autrefois » [23] des paysans, lesquels feraient de nos ancêtres attachés à la glèbe, sous la plume de Steiner, des hommes d’une autre époque cosmique, doués d’une « clairvoyance instinctive » [24], c’est-à-dire d’une « infinie sagesse » [25], occulte, bien sûr, mais inconsciente…

Il y a fort à parier pour que le mythe du paysan cache ici le désir et la croyance humaine profonde en l’accessibilité de la vérité sur l’être. Prenant la place d’un savoir rationnel à la fois global [26] et efficace toujours manquant sur l’agriculture, une pratique pourtant fondatrice de l’histoire de l’humanité [27], l’image de la stabilité de la tradition paysanne viendrait combler un vide intellectuel et existentiel quant à la justification de l’agir humain. Dès lors, le travail, que l’on pourrait dire épistémologique au sens large, sur les rapports entre connaissance scientifique agronomique et connaissance paysanne, ne devrait-il pas se mesurer à un troisième terme, consistant en un effort philosophique autonome, consacré à la détermination de la méthode de recherche adéquate appelée par l’objet agriculture ?

Cette réflexion ne semble pas pouvoir être réduite à de simples conjectures. Il y a, dans la nostalgie paysanne, une foule de choses qui touchent de près ou de loin à l’identité de l’homme confronté à la nature, aux processus d’hominisation et aux questions d’humanisation. Nous proposons d’interpréter le sentiment paysanniste howardien comme l’élément d’un jeu mal éclairci entre trois termes, à savoir les connaissances paysannes, la démarche scientifique, et le savoir philosophique comme réflexion sur l’expérience ordinaire et l’approfondissement de la raison.

Néanmoins, ces limites de l’œuvre howardienne ne doivent pas nous faire perdre de vue qu’il a su proposé une théorie du développement mesuré, d’une part, par l’entretien et non la seule exploitation des ressources, d’autre part, par le respect des cultures, en particulier paysannes.

Sir Albert Howard est ainsi, sans doute, le fondateur qui a le mieux perçu l’enjeu de société lié à « l’agriculture intensive », une idée qu’il reprenait à F. King. Lorsque Howard travaille à améliorer les procédés de culture et de fertilisation des paysans indiens, il travaille, du même coup, à l’intensification agricole et à l’augmentation des excédents par rapport aux besoins de l’autosubsistance : il ouvre ainsi la porte à des possibilités nouvelles de civilisation, il favorise la liberté que des hommes se consacrent partiellement ou totalement à des activités non agricoles. Encore Howard s’est-il là, bien évidemment, heurté au « facteur humain », autrement dit à la différence des civilisations, mentalités, motivations. En effet, comme l’a noté Thomas Gieryn, il fallait encore que les cultivateurs indiens aient envie d’améliorer leurs conditions de vie, et, de plus, selon la manière proposée par les Howards. Le succès de leur « colonialisme bienveillant » [28] ne pouvait passer outre au respect culturel et personnel. Howard, comme bien des cultivateurs indiens, savait que le mode de développement occidental était gros de dangers. L’impact de la colonisation britannique était largement suffisant pour le rappeler. Dans l’ouverture, dans la modernisation de la civilisation et de l’économie paysanne millénaire, il réside aussi un risque de perte de la mesure de l’expansion de la civilisation par le rythme de développement de l’agriculture, qui, in fine peut conduire à la chute. Il faut donc mesurer le développement, ce que le gigantisme de l’idéologie économique industrielle tend à refuser [29].

Le couple Howard a favorisé le progrès de l’agriculture de subsistance des petits paysans de l’Inde, en rationalisant une méthode d’agriculture écologique ; mais il a aussi soutenu le développement des cultures d’exportations, en veillant bien à leur problématique globale, afin qu’elles enrichissent réellement les paysans indigènes, comme il a également participé au progrès des plantations industrielles de ses collègues occidentaux. Il n’a pas condamné le développement économique marchand de l’Occident moderne, mais il a rappelé qu’il devait rester enchâssé dans une culture [30] respectueuse des personnes et des peuples, et dans une agriculture durable, respectueuse de la nature, sous peine d’échec. Il n’a pas rejeté la méthodologie de la science moderne, mais il a insisté pour qu’elle reste organisée par les questions pratiques et une appréhension globale des enjeux de la recherche, tant du point de vue de la santé publique, que de son service du bien commun, et non des seuls intérêts de la finance. Il n’a pas souhaité un retour à la société paysanne, un peu à la manière de M. Fukuoka, mais il a défendu une variante paysanniste de l’approche physiocrate [31], avec le principe du primat d’une saine agriculture et de l’autosubsistance sur tous les autres désirs humains, et cela en commençant par lui-même et ses pairs, les chercheurs en agriculture : qu’ils se nourrissent d’abord du produit de leurs recherches !

Avançons maintenant progressivement vers la partie plus spéculative de notre travail, en étudiant la question générale des rapports entre conception de la nature et agriculture chez les fondateurs de l’agrobiologie.

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L’agriculture biologique ou le primat de la nature.

2Nature et artifice chez les fondateurs de l’agrobiologie2

En travaillant sur le thème d’une agriculture qui serait une pratique respectueuse de, voire conforme à la nature, les fondateurs abordent, explicitement ou implicitement, les questions ultimes des relations des hommes à la nature. Si la question « qu’est-ce que l’homme ? » n’est pas thématisée [32] comme telle dans leurs ouvrages, des remarques ponctuelles surgissent cependant ça et là, qui nous permettront d’esquisser une reconstruction de leurs compréhensions de l’humain. En revanche, la question de la nature habite littéralement les travaux des fondateurs de l’agriculture biologique : Howard et Masanobu Fukuoka nous expliquent « l’agriculture naturelle » qu’ils ont inventée, Hans Peter Rusch nous présente son agriculture biologique comme une imitation de la nature. Dans ces écrits, il est donc possible de cerner, d’une part, des images de l’homme, de sa santé, et des conditions de possibilité de son épanouissement [33], et, d’autre part, des doctrines sur ce qu’est la nature. Le traitement des questions agricoles nous emmènent ici jusqu’à des réflexions philosophiques sur la nature, la nature humaine, et le rapport de la nature humaine à la nature.

Apparemment, il n’est pas question, pour les fondateurs, de penser et de cultiver la terre dans une optique d’exploitation pure et simple. Pourtant, force est de constater que l’agriculture, en tant que forme spécifique du rapport de l’homme à la nature, ne reçoit pas le même traitement philosophique que l’homme et surtout la nature. Les fondateurs semblent en savoir beaucoup sur la nature et l’homme mais ils ont tendance, par un étrange paradoxe, à se taire sur ce qui constitue pourtant implicitement la moitié de leur problématique, la nature de l’agriculture et les questions que posent en soi l’homme comme agriculteur. En effet, et par exemple, lorsque Howard et Masanobu Fukuoka travaillent sur le thème de« l’agriculture naturelle », ils sortent du cadre conventionnel des divers et nombreux « traités d’agriculture » : le titre de ces ouvrages traditionnels ne laisse souvent pas attendre plus que l’exposé d’une méthode culturale [34]. En revanche, en creusant des thèmes qui associent la technique agricole à la nature, ces fondateurs se sont imposés objectivement des défis d’une hauteur bien supérieure à celle d’une problématique uniquement technicienne. En effet, le lecteur qui s’attarde à l’intitulé « l’agriculture naturelle » est en droit d’y lire un énoncé pour le moins impressionnant : « l’agriculture de la nature » ! Parler de l’agriculture de la nature entraîne donc sur un sujet qui semble au premier abord difficile à constituer en objet scientifique. Objectiver l’agriculture de la nature suppose en effet de considérer au préalable que la nature contient en elle-même une agriculture [35]

Une telle problématique peut apparaître d’abord comme non-scientifique, du moins tant que l’on croit que l’agriculture est une invention de l’homme. L’agriculture n’est-elle pas concomitante de l’invention de l’écriture et de la fin de la préhistoire ? Ne constitue-t-elle pas un des premiers événements décisifs du progrès de l’humain vers la civilisation et la culture, et réciproquement, le moment de son décollage par rapport à la « sauvagerie » et à la nature ?

C’est toute une vision de l’histoire et de l’identité humaine sur le rapport nature/culture qui est déstabilisée et interrogée par le seul accouplement des termes nature-agriculture. Les fondateurs ont-ils explicitement travaillé sur cet enjeu ? Ont-ils exposé leurs visions de la nature afin de nous faire envisager que la nature cultive, « fait l’agricultrice » ? Le corpus documentaire auquel nous avons accédé comprend, de l’aveu même des auteurs, leurs ouvrages de référence : il ne semble pas que la question y soit abordée aussi franchement. Il n’empêche qu’elle traverse leurs recherches. Sans doute l’idée de la nature comme fertilité dit-elle que la vie « cultive » la vie, en mettant en son centre les mécanismes de reproduction et de multiplication. Que les fondateurs en aient eut une conscience claire ou non importe peut-être moins que de souligner l’existence et les enjeux d’une telle problématique, si l’on se place du point de vue de la compréhension de leurs démarches profondes - pour finalement peut-être la poursuivre intelligemment - et de leurs réceptions par leurs continuateurs. En effet, l’importance de telles questions irrésolues dans l’œuvre des fondateurs pourrait constituer un angle explicatif de leurs positions finales et également jeter une lumière intéressante sur certaines des difficultés et freins du développement de l’agriculture biologique par la suite.

2La nature avec ou sans transcendance2

Ce court paragraphe a pour but une simple comparaison des positions fondamentales des fondateurs sur la nature et la transcendance. Selon nous, et sous cet angle, les œuvres des fondateurs se répartissent en trois catégories : immanentisme, dualisme « agapique », et une situation intermédiaire incertaine.

Dans l’immanentisme, il faut ranger, au final et sans hésitation, les œuvres de Rudolf Steiner et Masanobu Fukuoka. Malgré les déclarations faites parfois en sens contraire, la thèse de fond de ces deux auteurs est de considérer qu’il y a une continuité substantielle entre le corps et l’esprit, entre la nature et la transcendance, entre nature et Dieu. Dans le vocabulaire ésotérique, on peut trouver l’immanence exprimée par la thèse de l’existence de degré entre ce qui est matériel et ce qui est spirituel. L’esprit ne serait qu’une forme « plus subtile » de la matière. Mais qu’est-ce que de la matière subtile si ce n’est, encore et toujours, que de la matière ? L’immanentisme, c’est aussi l’affirmation de la thèse du holisme au sens absolu : il n’y aurait que le tout. L’existence de la personne humaine ne relèverait que d’un tissu de conjonctions cosmiques, historiques et biologiques. La personne humaine n’y est pas un absolu, une identité unique et transcendante. A ce compte, Masanobu Fukuoka peut déclarer que « Le monde lui-même est une unité de matière », que Dieu et la nature ne font qu’un, etc. De même, chez Steiner, le divin est-il un mouvement cyclique et impersonnel où les êtres humains ne sont que des « étincelles divines », des particules refluant périodiquement dans l’unité du tout cosmique. Dans cette optique, le travail agricole n’a pas vraiment de finalité autre que la participation à la vie biologique/cosmique. Le cas d’Hans Peter Rusch serait à situer en situation intermédiaire, indécise : le biologiste d’Herborn oscille en effet entre la pensée du tout vivant, à laisser intact autant que possible, et des références au Dieu chrétien transcendant de son collègue Hans Müller [36].

Une véritable transcendance implique la possibilité d’une percée dans l’immanence, d’une sortie des nécessités biologiques ou cosmiques, vers une création inédite, spécifiquement humaine. Dans une perspective théologique, le Dieu chrétien ne se confond alors pas avec la nature, il laisse une marge de manœuvre à l’action de l’homme. On pourrait dire que, dans le récit chrétien de la création du monde et de l’homme, la Genèse, Dieu confie la nature – la création - aux bons soins de l’homme, tout en lui offrant la possibilité d’une co-création avec Lui, c’est-à-dire en offrant à l’homme la possibilité du développement d’une créativité respectueuse de l’ordre et des régulations qu’Il a inscrit dans le donné. N’est-ce pas là le dessin des grandes lignes d’une perspective écologique et progressiste ? Mais la tradition biblique ajoute que l’humanité n’aurait pas su s’y tenir, avec le récit de la Chute.

Néanmoins, chez Howard et Müller, il y a une telle ouverture au-delà de l’agriculture, vers les autres activités humaines, artisanat et industrie notamment. L’agriculture n’est pas une finalité en soi, mais la base nécessaire de l’alimentation humaine et d’une création de richesses supplémentaires, ouvrant sur une liberté créatrice, sur des civilisations originales. Müller a créé un parti politique original, « paysans-artisans-bourgeois » et s’inspire de Grundvigt, l’un des esprits fondateurs de la modernisation de la Scandinavie, pour développer la lecture et la culture populaire. Dans la mouvance des intellectuels pionniers du mouvement organique [37], Sir Albert Howard s’intéresse à donner des bases solides au processus de civilisation, plutôt qu’à la seule agriculture. Dans le Testament agricole, il revient souvent sur l’idée d’un nécessaire équilibre entre l’établissement et le soutien d’une agriculture durable, d’une part, et les intérêts économiques et autres, d’autre part, qu’il rassemble sous l’expression « le monde financier, l’industrie, le bien-être public » [38]. On pourrait aussi rappeler leur souci du développement rural en Inde, notamment avec la mise en place de cultures commerciales et de systèmes agricoles réellement enrichissants, sur le plan monétaire, pour les paysans indigènes. La disponibilité monétaire étant bien entendue source de libertés. Nous proposons l’expression de dualisme agapique pour caractériser cette position. Agapè veut dire « amour » en grec. Le sens se distingue de « l’eros », l’amour passionnel et charnel, et vise plutôt l’amour d’amitié, l’entraide. Sous l’influence chrétienne – Howard et Müller en étaient bercés – il peut désigner plus précisément la charité, et idéalement, l’amour mutuel, la promotion mutuelle des personnes [39]. Appliqué ici à des activités socio-économiques, il vise l’établissement d’une synergie entre les parties : promouvoir une agriculture saine, durable, et performante, pour viser, sur les excédents dégagés, la construction du développement de la civilisation. Bien-sûr, cette approche est réductrice, en omettant les ressources minières et minérales que l’industrie exploite. Néanmoins, la pression de la crise écologique ne nous invite-t-elle pas à privilégier les ressources biologiques et renouvelables, afin de faire face à la dégradation accélérée de la biosphère ? Mais continuer cette discussion outrepasserait les limites de notre sujet. Tentons maintenant de faire le point sur la vision de la nature chez Albert Howard.

2La nature comme fertilité et son cycle chez Howard2

3La nature définie comme fertilité3

Sir Albert Howard essaye d’aborder la question de l’agriculture avec « bon sens » [40]. La première condition de possibilité de l’agriculture est la nature. La nature dont parle Howard est la nature à son niveau biologique, et non pas la nature simplement physique : les cailloux ne font pas pousser les végétaux. Dans ce sens là, la nature est appelée aussi bien la terre, la terre comprise comme lieu de vie. La nature ou la terre étant vivante, cela signifie aussi qu’elle est féconde, ou bien encore, fertile. La terre est vivante, autrement dit elle s’étend, se reproduit. Tel est justement l’aspect le plus impressionnant de la vie, sa tendance à toujours s’accroître. Ces « vérités élémentaires » [41] sont à la base, mais aussi à l’horizon des recherches et résultats d’Howard. Ainsi, son Testament agricole, sous titré Pour une agriculture naturelle, fait très souvent référence à « la nature », qu’il nomme aussi régulièrement « notre mère la terre » ou « notre mère la Nature », et parfois aussi « notre mère nourricière, la terre » [42].

Pour beaucoup des occidentaux contemporains, ces expressions ont pris, au minimum, un caractère d’étrangeté, au pire un caractère fasciste et totalitaire, à travers la volonté d’une absolutisation de « la Nature ». Entre ces deux extrêmes, se déroule toute une gamme de sentiments de la nature mélangés, allant, entre autre, à un extrême, du romantisme nostalgique, par exemple dans sa déclinaison Nouvel Age, facilement jugé infantile et rétrograde avec sa tendance fusionnelle, et, à l’autre extrême, au scientisme relativiste, ayant abandonné tout espoir d’une compréhension synthétique et rationnelle de la nature [43].

Il faut donc tout d’abord expliquer et étudier la cohérence des motivations intellectuelles et scientifiques qui ont poussé Howard à se référer à « la Nature », si l’on veut faciliter la compréhension du sens de sa recherche agricole. L’axe de la fertilité constitue l’idée centrale de l’approche de la nature chez Howard : il explique pourquoi elle doit servir de modèle à l’agriculture, laquelle veut profiter de celle-ci. La réflexion howardienne sur la forêt explique ensuite comment son agriculture se réfléchit, pour être, en pratique, en phase avec la nature.

3La perspective de la fertilité ou la Nature souveraine d’agriculture3

L’œuvre de naturaliste de Sir Albert Howard ne se laisse ranger sous aucune des étiquettes que la mentalité moderne aurait tendance à lui attribuer, en raison de ses références appuyées à la nature de la nature. Nous avons vu, avec Thomas Gieryn, qu’il avait développé des « crédibilités hybrides » pour justifier son travail : pertinence scientifique, adéquation aux souhaits des paysans indigènes d’Inde, rentabilité marchande. Mais il ne faudrait pas omettre sa vision générale typique de l’agrobiologie que nous connaissons, associant la santé de sols à celle des cheptels puis à celle des hommes. Sur cette base d’une saine agriculture, devrait être possible un développement ouvert de la société. On a dit ainsi que Howard ne résumait pas son ambition à la satisfaction des paysans. Mais la condition de tout développement durable résidait d’abord pour lui dans le maintien de la fertilité des sols. Albert Howard n’est pas un nostalgique d’époques peut-être plus heureuses du passé, puisqu’il a travaillé à « la mise au point et l’application du procédé Indore aux plantations industrielles » [44]. Il n’est pas non plus une sorte de fasciste antimoderne et réactionnaire, qui pourrait vouloir imposer le culte d’une nature sauvage mythifiée, puisqu’il s’intéresse aux conditions de possibilité d’une agriculture « intensive », demandée par l’industrialisation occidentale :

« Une longue expérience nous a prouvé que les champs des Indes peuvent satisfaire la faim de l’estomac. Il reste à voir s’ils sont capables de satisfaire les exigences supplémentaires dues à la machinerie » [45].

Howard a donc d’autres raisons pour se référer à « la Nature ». Pour aller jusqu’à adjoindre un « N » majuscule à la « nature », il lui faut de solides motifs qui échappent à trop d’entre nous aujourd’hui. Il faut tenter ici de les cerner.

Si l’on rassemble les termes qu’il met en équivalence de signification, nous obtenons la chaîne suivante : « Nature », « terre », « notre mère nourricière ». Autant dire qu’il parle du phénomène de la vie. Mais cela n’est pas suffisant. En effet, la notion de vie ne rend pas directement compte des symboles que véhicule l’image maternelle, ni de la forte accentuation mise sur la « Nature » avec le « N » majuscule. Sir Albert Howard nous parle de quelque chose de presque sacré, il faut l’avouer. Il nous parle de ce sans quoi nous ne serions pas là, le règne de la vie qui a existé avant que le premier humain ne soit. Et il n’y a pas eu besoin des travaux scientifiques de l’évolutionnisme pour que l’intuition commune apprenne la proximité de l’humanité d’avec les autres règnes du vivant. Cette référence à la nature biologique, fondamentale pour notre espèce humaine, est accentuée, dans le texte howardien, par la référence maternelle. Il pourrait s’agir d’une façon de toucher le lecteur plus individuellement, plus personnellement, en lui rappelant sa mère directe, biologique, dans le ventre de laquelle il a commencé à être ici-bas, à exister, et au sein de laquelle il a commencé à se nourrir et grandir. De la sorte, le lien entre, d’une part, la terre ou la nature à l’extérieur de nos corps individuels, et, d’autre part, la nature à l’intérieur de nos corps, est rappelé. Enfin, dans cet éclairage, il reste à dire deux mots du rapprochement des termes « nourricière », « nature », et « mère » chez Howard. La « Nature nourricière » comme « mère nourricière » renvoie à l’idée que, non seulement, sans elle, les humains n’existeraient pas, mais, au-delà, que leurs civilisations ne pourrait pas non plus se développer sans la respecter toujours : sans nourriture, plus d’organisations humaines ni de progrès possibles, direction la mort. En outre, le rapprochement de nature, nourricière, et mère, porte un sens plus profond : la nature est mère, c’est-à-dire qu’elle est féconde, fertile. De plus, la nature est nourricière, c’est-à-dire qu’elle nous nourrit, telle qu’elle est. Ceci est très important. Et si l’on entend bien ce qui est rappelé dans ces expressions d’Albert Howard, contenu qui renvoie à « l’idée générale » de sa recherche, il est logique d’en arriver à la conclusion d’après laquelle Howard nous rappelle, aussi, que l’agriculture n’est pas immédiatement nécessaire à l’espèce humaine. Dans la nature telle qu’elle est donnée, les humains pourraient fort bien se nourrir sans agriculture ni élevage. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait aux époques primitives - premières - de l’histoire de l’humanité. C’est d’ailleurs ce que certaines cultures humaines font encore.

Avec ce rappel d’une certaine réalité de la nature-mère, c’est la fécondité ou la fertilité de la nature, de la terre, qui nous est remise à l’esprit. C’est là le motif fondamental de la méditation et de la réflexion howardienne. Elle fait le lien entre nature et agriculture. L’agriculture est l’ « ensemble des travaux transformant le milieu naturel pour la production de végétaux et d’animaux utiles à l’homme », selon Le Robert. L’agriculture cherche donc, selon l’équivalence howardienne, à utiliser la fertilité de la terre - le « milieu naturel » - pour produire des êtres vivants utiles à l’homme. Mais l’agriculture sert aussi à produire des êtres vivants visant à satisfaire des désirs secondaires. Quoi qu’il en soit de l’importance des buts de l’agriculture, ce qu’il faut retenir de cette définition de l’agriculture, une fois que nous avons présent à l’esprit, avec Howard, que nature signifierait essentiellement fertilité ou fécondité, c’est que le travail agricole transforme la fertilité pour produire des êtres vivants voulus par l’homme. Pour Howard, la clef de l’agriculture se trouve dans l’étude de la nature vivante, dans une certaine biologie, car la nature est « souveraine » de fertilité, et donc souveraine d’agriculture [46].

Et c’est pourquoi Howard peut entamer le bilan de son œuvre, dans son avant-dernier livre, en replaçant ce travail humain en sa problématique naturelle : la fertilité de la terre [47]. Il apparaît maintenant en pleine lumière que Sir Albert Howard entend traiter le problème agricole à son origine, autrement qu’un problème relevant de la technique, ce qui ne va pas de soi, au moins dans la tradition agronomique de la modernité occidentale.

Les références howardiennes à la nature vont alors perdre une partie de leurs ambiguïtés, en se trouvant rapprochées des références de l’écologie en tant que science, laquelle travaille sur les interrelations des êtres vivants, ainsi que sur leurs rapports à l’environnement inorganique. De plus, le recours d’Howard à la catégorie de « Nature » fait écho à l’observation de la nature vivante en général, avec des concepts tels que « l’évolution », la « biosphère », « l’écosphère », voire « Gaïa ». Le travail de Donald Worster, que nous avons évoqué à propos des origines romantiques de l’agrobiologie, met bien en valeur la continuité historique qui a existé entre le sentiment d’amour et d’admiration pour la nature, d’une part, et les premiers travaux de classification et de réflexion menés à même le terrain, sur l’ordre régissant la diversité de la faune et de la flore et son articulation avec le milieu pédoclimatique en général, d’autre part [48]. Avec Sir Albert Howard, la question de l’agriculture se pose donc ainsi, clairement, comme étant d’abord une question incluse dans la question plus vaste de la nature biologique terrestre.

Comment l’auteur propose-t-il ensuite d’étudier la question de la terre ? Howard aborde cette question en phase avec son temps, qui a vu la naissance de la pédologie et des premiers développements qui vont former bientôt la science écologique [49]. Howard aborde la question de la nature biologique en partant de la vie terrestre. Sans doute aussi influencé par les premiers travaux pédologiques, qui ont consisté essentiellement en classification de sols, notamment en fonction des types et taux de matière organique, Howard se concentre sur ce que l’on appelle l’humus. D’autre part, son identification de la nature à la fertilité va prendre la figure des milieux sauvages terrestres primitivement parmi les plus fertiles : les forêts. Nous y reviendrons à la fin de cette quatrième partie, mais signalons déjà que Howard n’a pas expliqué pourquoi il a pris la forêt comme modèle d’agriculture. Peut-être ce choix relève-t-il de l’intuition ou de l’expérience ordinaire du rôle des forêts dans l’entretien et la stabilisation des sols.

3La forêt, fertilité naturelle optimale3

Howard considère donc que l’étude de l’agriculture doit débuter par l’étude des milieux sauvages où la fécondité est la plus forte, indépendamment de la main de l’homme :

« L’étude de la fécondité de la terre doit débuter par une revue des divers procédés agricoles qui se sont développés jusqu’à nos jours. [..]

1èrement. Les procédés de la Nature, souveraine en la matière, tels qu’ils apparaissent dans la forêt vierge, la prairie et la mer ; […] » [50]

Sir Albert Howard commence ainsi son ouvrage par un compte rendu d’observation de la dynamique forestière et des interactions des « éléments » qui la composent, climat, sol, sous-sol, végétaux. Il insiste sur les cycles, équilibres, et synergies qui assurent l’équilibre de la nature. Voici comment il introduit la question de la fertilisation organique et minérale naturelle :

« La forêt se fertilise elle-même. Elle fabrique son propre humus et se suffit en apports minéraux. En observant une forêt, nous constatons l’accumulation progressive sur le sol d’un mélange de déchets végétaux et animaux, qui sont transformés en humus par les champignons et les bactéries. Les transformations qui débutent sont fonction de l’oxydation ; ensuite, elles peuvent s’accomplir sans air. Elles provoquent un assainissement, il n’y a rien de nocif : pas d’odeur, pas de mouches, pas de poussière, pas d’incinérateurs, pas d’épuration artificielle, pas d’épidémie due à l’eau, pas de conseillers municipaux et pas d’impôts » [51].

Howard constate que la forêt n’a pas de carence minérale. Les « corps minéraux nécessaires aux arbres et au sous-bois sont tirés du sous-sol. […] Même dans les terrains gravement dépourvus d’acide phosphorique, les arbres n’éprouvent aucune difficulté à s’approvisionner en quantités importantes de cet élément ». Ainsi, tandis que l’humus fournit l’engrais organique, le sol et le sous-sol fournissent la substance minérale. Au niveau minéral, la « culture naturelle » de la forêt présente deux caractéristiques : « une circulation continue des composés minéraux absorbés par les arbres » et « un accroissement constant de nouveaux minéraux puisés dans les immenses réserves du sous-sol ». L’agronome anglais mentionne ensuite la synergie sanitaire existant entre végétaux et animaux, afin de rappeler que la maladie est un phénomène de faible ampleur dans la nature [52]. Au passage, il en profite pour railler des aspects centraux de l’agriculture moderne comme l’arsenal phytosanitaire des « pulvérisateurs » et des « poisons », et la boutique vétérinaire des « vaccins » et « sérums » :

« Les végétaux et les animaux prennent soin réciproquement les uns des autres. […] Bien entendu, toutes sortes d’espèces de maladies peuvent se manifester de temps en temps chez les plantes et les animaux de la forêt, mais elles ne prennent jamais de grandes proportions. La règle, c’est que les plantes et les animaux parviennent très bien à se protéger contre les parasites qui vivent parmi eux » [53].

Howard termine alors ce paragraphe sur la forêt en avançant une proposition valant pour principe général de la nature : « La maxime de la Nature, c’est vivre et laisser vivre ». Il serait intéressant de comparer son approche avec, d’une part, celle de Darwin, puisqu’il apprécie un travail relativement peu connu du célèbre naturaliste, consacré aux vers de terre, au point d’avoir rédigé une préface pour une édition du livre de Darwin sur ce sujet [54], et, d’autre part, avec l’état des savoirs de l’écologie scientifique aujourd’hui. Cette comparaison promet d’être éclairante puisque l’on ne retient couramment de Darwin que ses démonstrations sur le phénomène de l’évolution et son explication de celui-ci par le struggle for life, une explication « violente » [55] qui ne colle pas trop avec la dominante coopérative et pacifique de la vision écologiste et agrobiologique dominante de la nature. En effet, l’interprétation howardienne « vivre et laisser vivre » semble avoir une autre tonalité que « la lutte pour la vie » pour la vie darwinienne. Autour de cette comparaison, on pourrait aussi revenir sur la question de l’impact ou de l’usage culturel et politique qui est fait de ces maximes sur la nature, d’origine « experte », au niveau des idées courantes concernant la nature. Mais ceci constitue un autre sujet. Revenons maintenant au modèle naturel d’Albert Howard : au cœur de celui-ci nous trouvons les notions de cycle, d’interaction de toutes les espèces, et d’équilibre entre les processus de croissance et ceux de décomposition.

3La nature, un cycle cultural autonome, mixte, et équilibré entre croissance et décomposition3

Le père de l’agriculture organique résume son propos sur la « culture » naturelle, c’est-à-dire à peu près l’agriculture de la nature, en quelques phrases. Devant le passage suivant, qui illustre une idée qui revient souvent dans l’œuvre d’Howard, nous avons été surpris précocement par le mélange d’observation de la nature sauvage et de référence à l’agriculture. En effet, pour décrire adéquatement les synergies entre faune et flore dans la forêt, il n’y a guère besoin de faire appel au « bétail » : la microfaune du sol et les insectes, dans leurs relations avec la flore, sont bien plus importants que les grands animaux pour la dynamique de l’écosystème, surtout pour l’humification et le développement du sol. De même avec le vocabulaire de la « mixité » : nous avons vu que Howard a aussi pour modèle l’agriculture mixte, c’est-à-dire la polyculture-élevage ayant existé au cours de l’histoire agricole anglaise, notamment de la fin du Moyen-Age au XVIIIe siècle. De plus, nous avons lu aussi que Howard ne résiste pas toujours à exprimer une nostalgie du bon vieux temps de l’agriculture mixte. De ces remarques nous tirons que le regard du « naturaliste » Howard a sans doute été trop influencé par ses idées et son travail sur l’agriculture.

D’autre part, on pourrait déjà demander si l’idée de l’équilibre entre processus de croissance et décomposition n’est pas un peu contradictoire avec de la constitution de « réserves abondantes ». Enfin, on notera l’harmonie qui règne dans la nature howardienne entre plantes et animaux :

« Notre mère, la terre, ne cherche jamais à cultiver sans la présence du bétail ; elle réalise toujours des cultures mixtes ; il est pris grand soin pour protéger le sol et empêcher l’érosion. Les déchets végétaux et animaux mélangés sont transformés en humus ; rien n’est perdu ; les phénomènes de la croissance et la décrépitude se tiennent en équilibre ; des réserves abondantes sont constituées pour sauvegarder la fertilité ; le plus grand soin est apporté à la mise en réserve de l’eau de pluie ; les plantes et animaux doivent se protéger réciproquement des maladies » [56].

Fort de cette préparation, Sir Albert Howard peut aborder la question de la fertilité du sol en elle-même. Mais pour aborder la nature de la fertilité, l’auteur avance qu’il faut garder présent à l’esprit la réalité toute liée et cyclique de l’ensemble de la nature vivante. Il sait qu’il s’oppose en cela à la façon moderne courante d’aborder les problèmes agricoles. Il s’oppose au primat de la méthode analytique, qui veut qu’il faille décomposer un problème complexe en ses éléments pour accéder à la compréhension, et affirme que la méthode conforme au sujet de la recherche, la fertilité du sol, doit être synthétique. Voici une critique en règle de la méthode analytique et une justification, par l’objet biologique étudié, de la nécessité d’être holiste devant la nature [57] :

« On ne peut concevoir la nature de la fertilité du sol que si l’on a présente à l’esprit sa relation avec le cycle de la nature. Dans cette étude, il nous faudra, dès le départ, nous affranchir de la façon conventionnelle de traiter les problèmes agricoles en utilisant des techniques séparées et, par dessus tout, de tenir pour évidentes les statistiques apportées par le champ habituel d’expériences. Au lieu de démonter le sujet en éléments et d’étudier l’agriculture en pièces détachées par les méthodes analytiques de la science, propres seulement à la découverte des faits nouveaux, nous devrons adopter une méthode de recherche synthétique et considérer le cycle de la vie comme un tout et non comme un assemblage de choses sans relations entre elles. Toutes les phases du cycle de la vie sont en étroite corrélation ; toutes sont intégrées à l’activité de la Nature ; on ne peut en oublier aucune, car elles sont d’une égale importance. Nous devrons ainsi étudier la fertilité du sol en relation avec un système de travail naturel, et adopter des méthodes de recherche en stricte relation avec le sujet. » [58]

Observateur de l’agriculture des Antilles britanniques et de l’Inde, Howard a peut-être été particulièrement influencé par sa vision de l’écologie de cette zone climatique, lorsqu’il déclare que dans « l’évolution agricole de la Nature, l’équilibre est établi et maintenu entre ces deux processus complémentaires » [59] que sont la croissance et la décomposition. En effet, dans la zone intertropicale, les processus de croissance et de décomposition des végétaux peuvent sembler « équilibrés » et apparaissent rapides [60]. Mais signalons-le une première fois : à proprement parler, et d’un point de vue évolutionniste, il n’y a pas vraiment de cycle de la vie. Aux origines de la vie, la faune n’est pas nécessaire à la flore : elle n’existe pas ! Ainsi, que ce soit sous l’influence d’un certain paysannisme – la référence à l’agriculture mixte – ou sous celle des idées de cycle en général, et de « roue de la vie » orientale, en particulier, le regard de Howard sur le milieu sauvage semble significativement déformé.

Pourtant, c’est avec ces « observations » du terrain naturel que Howard peut conclure que l’agriculture humaine saine est celle qui copie la nature en mettant au cœur de sa démarche la fertilité comme résultante d’un cycle serré entre la croissance des végétaux et leur décomposition. En Orient, où il a mené des recherches pendant plus de vingt ans, il a découvert un système cultural qui s’est maintenu pendant des millénaires en suivant la nature ainsi comprise. La meilleure approche de la loi naturelle de la fertilité serait le compost. S’écarter du maintien de la fertilité du sol par l’équilibre constant entre processus de croissance et processus de décomposition serait dévier de la nature et se transformer en bandit :

« Les procédés agricoles humains (ceux que l’on rencontre en Orient) qui ont survécu à l’épreuve du temps ont fidèlement copié cette règle de la Nature ; il s’ensuit qu’une relation correcte entre les processus de croissance et de décomposition est le premier principe d’une agriculture prospère. Celle-ci doit toujours être équilibrée : si nous accélérons la croissance, nous devons également accélérer la décomposition. Si, d’un côté, les réserves du sol sont épuisées, la production de récoltes cesse d’être une œuvre saine : le fermier se transforme en bandit » [61].

Enfin, pour terminer cet exposé du lien qu’a établi Howard entre nature et agriculture authentique, voici une conclusion de l’auteur qui reprend tous les aspects de cette problématique : nature, fertilité, cycle ordonné de la vie, équilibre croissance-décomposition, humus, agriculture prospère :

« La fertilité du sol est le résultat du cycle de la Nature qui se base sur le cycle ordonné de la vie, en adoptant et exécutant loyalement ce principe essentiel de l’agriculture : il doit toujours y avoir équilibre entre les processus de croissance et ceux de décomposition. De telles conditions engendrent un sol vivant, des récoltes abondantes et de qualité, un cheptel qui respire la santé. La clef d’un sol fertile et d’une agriculture prospère est l’humus » [62].

Ceci étant acquis, le travail d’Howard sera désormais basé sur l’humus et la teneur en masse organique des sols, sans plus discuter son interprétation du fonctionnement de la biosphère en général, ni de la logique de l’humification et de l’apparition de la fertilité en particulier. Que ce soit pour rétablir la santé des cultures ou pour intensifier une méthode traditionnelle « équilibrée » mais à faible rendements, il s’agira de maintenir l’attention des recherches sur le rôle central de la matière organique des sols, que ce soit du côté « l’alimentation » de la vie du sol, de la fixation ou de l’accès des plantes aux minéraux, ou du côté de l’aération, du drainage, et de la protection des sols vis-à-vis des intempéries et du soleil.

Venons-en maintenant ci-dessous à un bilan de l’œuvre de Masanobu Fukuoka, le fondateur qui a mis le plus la nature sauvage au centre de sa méditation et de sa pratique des champs.

2La nature dans l’œuvre bouddhiste de Masanobu Fukuoka : entre cohérence agronomique et contradictions philosophiques2

Dans cette partie, nous allons partir du paysannisme immobiliste de Masanobu Fukuoka, puis nous allons montrer que sa vision de la nature est déchirée entre le bouddhisme et sa conscience de la biologie comme évolution, avant de terminer en revenant sur la vision progressiste qui soutient son engagement dans la lutte contre la désertification.

Masanobu Fukuoka, voit la vie du paysan traditionnel comme philosophie incarnée [63]. Il voit cette vie comme bonheur [64], comme accomplissement spirituel. Il est plus radical que Hans Müller, et voit dans l’agriculture naturelle le chemin pour échapper à la « culture matérialiste », laquelle a tué « la joie de vivre ». Son agriculture voudrait renouer avec le « précieux noyau de la vérité qui se tient enfoui au tréfonds de chacun » [65]. Hans Müller et Masanobu Fukuoka ont défendu chacun une thèse « paysanniste » plus marquée que celle d’Howard [66]. Pour ces deux fondateurs, il ne s’agit pas seulement de proposer une agriculture « écologiquement correcte », il s’agit d’abord de défendre une agriculture paysanne en tant que mode de vie ouvrant sur une grande liberté, une vie spirituelle riche, et finalement l’ouverture sur une forme de bonheur terrestre : car maintenir la possibilité de l’existence des paysans, c’est maintenir vivante la mémoire d’une vie moins dépendante [67], plus autonome, plus simple, moins complexe et moins sophistiquée que celle du monde dit moderne, via un quotidien plus proche de la nature, plus proche de celle qu’ils appellent notre « mère nourricière, la terre » [68]. Citons ici Chantal de Crisenoy, dans un passage particulièrement explicite quant à la compréhension de la lutte radicale que l’on peut discerner entre logique paysanne et ordre industriel :

« Depuis plus d’un siècle maintenant, au nom de l’efficacité, de la rationalité de l’économie ou du nécessaire développement des forces productives, bref au nom du progrès, les idéologues de la bourgeoisie mais aussi la plupart des marxistes, prédisent un monde sans paysans. Un même point de vue guide ces discours : celui de l’accumulation du capital. Une même limite les borne : celle de la grande industrie. L’on doit alors se poser une question : ne s’agit-il pas d’une même conception théorique du travailleur ? L’homme déqualifié, déstructuré, normalisé, l’homme taylorisé, l’homme au travail brisé en de multiples gestes identiques […]. Le paysan est bien à l’opposé de ce rêve. Il représente le désordre car il se situe en dehors des normes du monde capitaliste et il en est au fond le perturbateur » [69].

Cependant, tandis que pour Masanobu Fukuoka l’agriculture sauvage est un but en soi, Hans Müller est ouvert au développement et fait des concessions à la modernité : il organise la dimension marchande de l’agriculture (création d’une coopérative), soutient la mise en place d’une caisse mutuelle d’assurance maladie et de retraite, développe une éducation populaire autogérée par les ruraux [70]… Tous les fondateurs s’accordent à reconnaître que la Révolution industrielle moderne, initiée en Angleterre au XVIIIe siècle, a fait entrer les agricultures et la civilisation européenne, puis d’autres peuples du monde, dans la plus grande crise que l’humanité ait jamais connu [71]. Ils admettent, d’une seule voix, que la tendance au mépris et à l’abandon de l’agriculture, et surtout de son sens fondamental, forment la première étape d’une catastrophe pour l’ensemble de l’humanité. Pour l’essentiel, ils convergent aussi pour répéter que l’agriculture saine est le résultat d’une observation et d’un accompagnement de la nature. Mais ils divergent sur la question philosophique de l’homme : ils n’ont pas la même vision du « progrès ». L’écart le plus significatif réside entre Howard et Müller, d’un côté, et Masanobu Fukuoka, de l’autre. L’agriculture biologique doit suivre la nature, certes, mais l’agriculteur biologique devrait-il s’en tenir à sa ferme, « attaché à la glèbe » ?

Il est certain que tous les fondateurs de l’agriculture biologique ont produit chacun plus qu’un traité d’agronomie. Il est clair également qu’ils ne se sont pas contentés d’appeler à un retour réactionnaire à la société paysanne préindustrielle. Même si leurs discours contiennent effectivement de tels accents passéistes, il faut plutôt retenir qu’il s’agit d’une nostalgie utopique, se référant au passé pour inventer l’avenir [72].

Masanobu Fukuoka fait cependant exception. Il a produit une œuvre qui présente une contradiction interne nette sur ce problème nature et progrès [73]. Pour aller droit au but, il faut démêler, d’une part, sa vision cosmique de la nature, et, de l’autre, sa compréhension biologique de la nature. Emprunté au bouddhisme, sa vision de la nature en totalité, sa vision de l’univers, est celle d’un mouvement immobile [74]. L’univers « se développe en volume selon un mouvement centrifuge et doit, à l’extrême limite, se rompre, se diviser, s’écrouler et disparaître. Mais, en un point au-delà de cette limite, ce qui aura disparu renversera son cours et réapparaîtra, se mouvant maintenant vers le centre, se contractant et se condensant. Ce qui a une forme se vaporise dans le vide à la limite de son développement, et le vide se condense en une forme et réapparaît, en cycle sans fin de contraction et d’expansion. » [75]

Cette nature fukuokienne est l’alternance cyclique d’un mouvement centrifuge et d’un mouvement centripète sans fin, que l’on peut dire, pour cela, et au-delà du principe de contradiction, fondamentalement immobile. La nature, « laissée seule, est en parfait équilibre » [76]. Et, dans la nature bouddhiste de Fukuoka, l’humanité est intégrée. L’humanité fait fondamentalement partie de la nature, elle n’en est pas, par aucun aspect, différente. Il s’en suit, logiquement, que l’humanité ne devrait que suivre ce mouvement fixe de la nature. Prétendre le contraire ferait partie des illusions de l’homme. L’homme ne peut pas cultiver et transformer la nature en un sens positif. Comme l’univers, un « vide-forme » [77] s’effondrant et renaissant sans cesse et sans jamais changer, le « progrès humain s’achemine aussi vers l’effondrement ». Voilà pourquoi Masanobu Fukuoka préconise le cheminement vers l’agriculture « sauvage », en cherchant toujours plus à se débarrasser des gestes et des pensées inutiles. Elle serait l’agriculture qui rapproche le plus l’homme de la nature, celle qui intervient le moins et obtient paradoxalement de beaux rendements. Il ne s’agit pas de progresser dans la compréhension et la pratique de l’agriculture, pour éventuellement pouvoir faire autre chose grâce à ces gains d’efficacité, il faut, tout au contraire, se vider de toute velléité de savoir, pour, en quelque sorte tenter une fusion avec la nature immobile, en « parfait équilibre ». Mais, comme l’homme pense, la nature visée par l’agriculture naturelle semble finalement impossible à atteindre : il est alors « nécessaire d’arracher l’accoutrement dont l’a revêtu l’action humaine, et de la dépouiller de toutes les nippes de la subjectivité » [78]. L’accomplissement agricole et spirituel fukuokien passe donc par la négation de la subjectivité. L’être fondamental de l’univers est le vide. Le but de l’homme est de comprendre et de vivre cela, et ainsi de se trouver en harmonie avec l’univers : c’est le sens du Nîrvana, le salut bouddhiste.

Pour un occidental qui croit à la possibilité du progrès, ce cheminement vers le vide est choquant. Pourtant, telle est bien la conception du destin de l’homme que propose le bouddhisme. Ainsi éveillé à l’unité essentielle mais vide du monde, lui-même y compris, l’homme pourra exprimer sa compassion pour les autres, livrés, comme lui, à un destin illusoire, tant qu’ils n’ont pas atteint la délivrance dans le vide. Cette délivrance recoupe « la mise à mort » de la capacité à exister personnellement, et donc la cessation du pouvoir dire « Je », et donc encore, toujours logiquement, l’incapacité profonde d’assumer une quelconque responsabilité personnelle. Cette réponse bouddhique au problème humain est une réponse par en dessous, par retrait du dilemme humain. L’humain, confronté à son appartenance à la vie biologique et à une dimension intérieure qui excède la première, semble ainsi diminué, réprimé dans sa nature propre [79]. La sévérité de plusieurs jugements de Masanobu Fukuoka sur l’homme, qu’il traite parfois de « niais arrogant », ou son traitement dédaigneux de la vie - intérieure - de sa subjectivité [80], l’attestent suffisamment.

On peut apprécier le grand intérêt de son travail agronomique [81], mais il semble impossible de concilier sa philosophie avec la perspective progressiste [82] adoptée par les fondateurs européens de l’agriculture biologique.

Le lecteur qui s’en tiendrait à cette impression d’une idéologie humaine plutôt réactionnaire pourrait être découragé d’approfondir l’étude des pistes agricoles ouvertes par le chercheur japonais. Ce serait une erreur. M. Fukuoka oscille, dans son œuvre, entre la vision pessimiste de la nature, de l’univers et de l’homme, telle que l’on vient de l’esquisser, et une autre approche de la nature, biologique celle-là. La nature est alors caractérisée par sa fertilité croissante : « La terre s’enrichit d’elle-même du premier au dernier jour de l’année sans que l’homme n’ait à lever le petit doigt » [83]. A la place de la vision cyclique et répétitive bouddhique que l’on vient d’évoquer, on est alors en droit de proposer une interprétation linéaire et évolutionniste de l’univers fukuokien. La nature est alors vie, une fécondité croissante [84].

Du point de vue physicien, la vie habite au moins partiellement la matière du cosmos, c’est là un donné brut, une évidence que l’on constate en regardant les choses à partir de la Terre. La cosmologie, rassemblant les données des sciences physiques et astrophysiques du XXe siècle, vient confirmer, bien qu’elle ne soit pas science expérimentale comme la physique [85], que l’univers semble idéalement construit pour que la vie apparaisse.

Situé maintenant dans la biosphère, le point de vue le plus logique serait de rester « finaliste », c’est-à-dire tourné vers la découverte d’un but, le but que veut atteindre la vie. Ce but, sans faire de métaphysique, semble être au moins la croissance, l’expansion de la vie, sous des formes toujours plus multiples (« biocroissance » et « biodiversification »).

Et l’homme fait partie intégrante de la biosphère : il est donc poussé par la vie en lui, comme le reste de la biosphère, à croître, à se multiplier. Il doit, pour cela, composer, coopérer, avec le reste de la nature [86] : il semble que, en vue de cet objectif, il soit plus ou moins forcé, au fil de la croissance historique de la population mondiale, d’améliorer son agriculture. Il ne semble pas que l’humanité en croissance puisse s’en tenir à un mode de vie primitif de simple prédation. En effet, ce mode d’existence extensif exige, en fait, de grands territoires [87]. Pour remédier à cela, l’agriculture a été développée : on cherche à intensifier, sur un territoire donné, la fertilité et la production de récoltes.

De fait, Masanobu Fukuoka avoue parfois qu’il a conscience de la contradiction qui habite sa vision de la nature. En ce sens, le passage le plus remarquable se trouve sans doute dans La Voie du Retour à la Nature, car il y souligne lui-même l’opposition de « son » bouddhisme et de l’évolutionnisme. Il faut ici le citer longuement. Ce passage intervient suite à sa constatation de la pauvreté de la terre africaine des Bochimans, « une nature désolée » :

« Lorsqu’il existe un réel équilibre écologique, la nature s’oriente vers une plus grande abondance qui enrichit la vie de l’homme. Par vie enrichie, j’entends une vie microbienne importante, une forte croissance végétale et un sol fertile, un lieu vivifiant où la vie animale se multiplie et où toute vie se développe et abonde. […] Fondamentalement, la nature est une perfection. […] Que ce soit sur le plan spirituel ou sur le plan matériel, la nature est pleine de munificence. La nature c’est là où les fleurs s’épanouissent et où les oiseaux chantent, un lieu de poèmes et de chansons. Elle est un tout qui contient tout. C’est un paradis où règnent la joie et le contentement. Toute nature qu’elle soit, elle est progrès et progression jamais nonchalante, jamais en retard. Elle est mouvement libre, libéré en toute innocence selon la volonté de Dieu. D’un certain côté, je dois dire, la nature n’avance ni ne recule. Il semble là que je me contredise moi-même mais si on veut bien se placer dans la perspective au-delà de l’espace et du temps, on conviendra qu’avancer et reculer revient au même. La nature, disais-je, est toujours absolument parfaite. Elle évolue en permanence de perfection en perfection. Son aspect, ses contours externes se modifient avec le temps mais la nature elle-même est immuable, inamovible. En Dieu et dans la nature, il n’y a ni infériorité ni supériorité car la dichotomie entre perfection et imperfection n’y existe pas. A vue scientifique, relativiste, myopique, la nature peut apparaître comme évoluant du simple au complexe, elle peut donner l’impression d’avancer sa progression à partir d’une imperfection vers une perfection. C’est là, en tout cas, ce qu’implique la théorie de Darwin sur l’évolution. Bien sûr, fondamentalement, il n’en est rien, c’est tout au plus, une vision externe, extérieure » [88].

La contradiction philosophique est donc claire. Si nous n’acceptons pas de mettre les lunettes bouddhistes du point de vue abstrait « au-delà de l’espace et du temps » nous demeurons dans le point de vue ordinaire et concret de la vie qui conquiert la matière et se multiplie, lorsque l’on la laisse faire. Du moindre morceau de béton abandonné aux montagnes toutes de roches sorties des entrailles de la Terre, en passant par les prairies agricoles gagnées par la friche [89], la biosphère tend à habiller et animer tous les milieux inorganiques ou non parvenus au climax. Le point de vue scientifique évolutionniste, dans la continuité, raconte cette expansion et cette complexification temporelle du vivant, vraisemblablement en partant des océans, en commençant par des sortes d’algues photosynthétiques primitives.

Faisons une remarque parallèle. L’antihumanisme bouddhique, au sens d’un silence sur l’histoire [90] et la possibilité du progrès, correspond bien à l’apologie fukuokienne de la simple vie paysanne. Mais disons-le clairement : la vision du paysan selon Masanobu Fukuoka est emplie d’immobilisme. Et l’éternel retour du même, peut-être inspiré du cycle des saisons, n’est qu’une vision superficielle. La répétition ne colle pas avec l’idée de l’évolution et de la multiplication du vivant. Lorsque Masanobu Fukuoka croit être en harmonie avec la thèse des physiocrates, c’est alors qu’il se distancie de ses influences culturelles orientales pour se fier à la réalité biologique qu’il expérimente dans sa ferme ou dans les zones désertiques, à savoir les mécanismes de pédogenèse et d’augmentation de la fertilité. C’est sur cet enrichissement de la vie que les physiocrates voulaient fonder l’enrichissement de la société humaine.

Finalement, Masanobu Fukuoka, et surtout le mouvement de permaculture qu’il a contribué à inspirer, semblent avoir choisi l’option de l’admiration de la dynamique de la biosphère plutôt que le pessimisme oriental. La permaculture vise, en s’appuyant autant que possible sur des mécanismes et des complémentarités botaniques spontanées, à améliorer au maximum la fertilité d’un petit lieu ou de toute ferme pour qu’elle nourrisse un maximum de personnes [91]. M. Fukuoka a travaillé sur la façon de relancer la vie dans les déserts. Il s’appuie, dans cette démarche sur le principe que la vie attire les nuages et la pluie, et donc la croissance de la fertilité, en une dynamique vertueuse [92]. Creuser des puits n’est durablement efficace qu’une fois la « revégétalisation » bien avancée. Mais cette démarche fukuokienne ne lui est pas propre, elle appartient plutôt au patrimoine de la sagesse humaine. Avec L’homme qui plantait des arbres, un court texte que Jean Giono désignait comme son écrit « le plus humain », on peut se rendre compte de cela. Il s’agit de l’histoire romanesque d’un simple berger, ayant relancé, à lui seul, la vie d’un village en ruine de la zone méditerranéenne française, devenue presque désertique, et cela en sélectionnant des glands et en plantant de magnifiques chênaies… Avec les millions d’arbres plantés par les femmes kenyanes motivées par Wangari Maathai, la fable de notre Giono devient un peu plus réalité. Mais nous arrivons-là à la limite de l’approche de Masanobu Fukuoka.

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Forêt et agriculture : un aperçu sur la recherche et une innovation contemporaines

Bien souvent les produits de l’entretien des haies ou les restes d’exploitation forestière sont encore considérés comme des déchets encombrants ou des produits sans valeur. Trop souvent encore, les forêts ne valent pour l’agriculture que si l’on les défriche. Des expériences et des recherches récentes viennent prouver que, bien au contraire, l’arbre et la sylviculture pourraient devenir les meilleurs alliés d’une agroforesterie écologique, performante, et tout à fait mécanisable. Le souci des fondateurs de l’agrobiologie, pour un modèle forestier de l’agriculture et un paysage rural combinant harmonieusement agrosystèmes et écosystèmes, trouve ici une réponse qui, sans être la panacée, présente néanmoins une incontestable dimension enthousiasmante.

2Une découverte empirique récente : le Bois Raméal Fragmenté2

En 1978, au Canada, immense pays forestier, « en pleine crise énergétique, Edouard Guay, Lionel Lachance et Alban Lapointe ont l’idée d’utiliser des « déchets » tant forestiers qu’agricoles pour requinquer les productions, la qualité et la rentabilité de l’agriculture » [93]. Ils vont s’intéresser à deux sources principales de résidus ligneux : d’une part, de grandes quantités de drèches de thuyas, rejetées comme déchets par des entreprises procédant à l’extraction d’huiles essentielles, en recourant à l’utilisation de la vapeur ; d’autre part, l’énorme stock de déchets forestiers produits lors des élagages pratiqués sous les lignes à haute tension traversant les forêts du pays. Pour imaginer une nouvelle méthode de valorisation de ces déchets, ils vont notamment étudier le compostage de broussailles développé par Jean Pain dans les années 1960 [94] : « Jean Pain, empila les « broussailles » en tas après les avoir fragmentées. Il obtint ainsi de la chaleur par élévation de la température lors de la fermentation et un terreau noir, qu’il mit sur le marché avec succès » [95]. Par rapport au compost traditionnel, l’originalité de la méthode Pain, développée dans la région méditerranéenne française, est double : le recours aux broussailles et résidus ligneux récoltés dans les environs [96] et l’absence de résidus animaux, d’une part, et le broyage de ces matières premières, avant leur compostage en tas, d’autre part. Néanmoins la méthode Pain présente les mêmes inconvénients que tout compostage. Gilles Lemieux en fait ici un bilan :

« Si cette méthode a l’avantage d’utiliser un matériau abondant dans les régions forestières et tout à fait méconnu pour des fins agricoles, il n’en reste pas moins qu’il y a quelques observations à faire. Ainsi la fermentation thermophile, principalement à base de bactéries et d’actinomycètes, provoque une perte d’énergie importante par la dégradation des sucres, polysaccharides de toutes sortes et plus encore des nombreuses protéines et acides aminés présents dans la partie des arbres et arbustes où se fait la photosynthèse et où s’élaborent les produits les plus complexes du métabolisme. Il faut ici reconnaître des pertes de l’ordre de 50% et plus lors de la fermentation. Toutefois, comme l’ont démontré certains, il est possible de récupérer une partie de l’énergie thermique ainsi produite. Il faut aussi ajouter la nécessité de retourner mécaniquement les empilements pour assurer l’homogénéité du processus d’humification, ajoutant ainsi aux coûts de fabrication ».

Gilles Lemieux note aussi une autre limite du compostage : « la non participation au processus de la pédogénèse ». L’humus produit par compostage est incorporé au sol par mélange mécanique : il ne se forme pas dans le sol par des processus proches de ceux de l’humification naturelle des sols. En ce sens, on peut supposer que le taux d’humus relevé par compostage ne sera pas de la même qualité que celui obtenu par une technique où les mécanismes pédologiques eux-mêmes produiront l’humification [97].

Retenant le broyage et rejetant le compostage en raison de ses limites, E. Guay, L. Lachance et A. Lapointe en viennent « à imaginer une autre stratégie pour utiliser à bon escient l’abondance de matière que nous possédons au Québec. Ainsi, mettent-ils au point ce qu’il est convenu d’appeler la méthode « Sylvagraire » ». Toujours selon Gilles Lemieux et Alban Lapointe, on peut dire qu’il s’agit d’une méthode « qui en combine deux plus anciennes, soit celle de Jean Pain et une autre connue sous le nom de compostage de surface. Le but de l’exercice est d’obtenir les résultats de Jean Pain en évitant les pertes et les frais encourus par les travaux mécaniques de retournement des empilements » [98].

Des essais sont ainsi réalisés chez des agriculteurs soucieux d’augmenter le taux d’humus de leurs terres : « Suite à l’incorporation superficielle de grandes quantités de résidus ligneux, des résultats aussi surprenants que spectaculaires sont observés tant sur les propriétés du sol que sur les cultures elles-mêmes : les sols traités résistent à la sécheresse et aux ravageurs, la fertilité du sol est restaurée et les années suivantes, les rendements sont nettement supérieurs à ceux observés sur les parcelles non traitées » [99]. Ainsi, « les « copeaux de broussaille » sont épandus sur le sol à des épaisseurs variables dont seule l’expérimentation donnera la juste mesure par après. Ce faisant, Guay, Lachance et Lapointe reconstituaient artificiellement la méthode naturelle de fabrication de mull dans tous les peuplements climaciques feuillus du sud du Québec. Ils allaient donc devoir aboutir à former des sols forestiers pour des fins agricoles, ce qui laisse déjà poindre une petite révolution à l’horizon qui pourrait en devenir une grande » [100].

Suite aux conclusions des essais sur la fertilisation agricole par BRF menés par Benoît Noël au Centre des Technologies Agronomiques de Strée, on peut aussi montrer que les BRF dépassent l’idée agrobiologique d’une fertilisation par l’humus ou les matières organiques. La notion d’humus a toujours été plus ou moins obscure, et les fondateurs de l’agriculture biologique ne l’ont pas spécialement éclairée. L’incertitude demeure. Les structures de l’humus proposées au cours des dernières décennies seraient en contradiction avec les données les plus récentes. Les différentes fractions d’humus (humiques, fulviques) ne seraient que des artefacts produits lors de l’extraction qui préside à leur analyse – au moyen de bases et d’acides forts. Aujourd’hui, on a de plus en plus tendance à considérer une définition vague de « l’humus », du type « matières organiques intégrées à la matrice du sol et dont l’origine n’est plus reconnaissable ». L’accent de la recherche se porterait alors sur des « bilans de masse » [101]. C’est ici qu’une autre force des BRF apparaît. Dans les apports organiques classiques, le carbone et l’azote sont généralement associés. Mais il faut tempérer ces apports organiques si l’on veut éviter d’importantes pollutions aux nitrates : le problème est alors que l’on a du mal à apporter assez de carbone pour augmenter le taux d’humus des sols dégradés. Le BRF résout le problème : il apporte de grandes quantités de matières organiques, son azote n’est pas ou peu lessivable, et il permet, en prime, de fixer l’azote lessivable provenant d’autres sources d’amendement [102].

Rappelons que jusque là on n’attendait rien de bon de l’utilisation du bois pour la fertilisation agricole, bien au contraire : « Durant les années 30, des essais avaient été tentés pour utiliser à des fins d’amendements agricoles des sciures et des copeaux de rabotage. Ces essais furent de véritables catastrophes en provoquant une rétention de l’azote disponible par les bactéries, une baisse du pH, causant une acidification marquée et l’apparition, durant plusieurs années, de nombreux carpophores de champignons. Dans ces conditions non seulement la culture devenait impossible mais la germination même des plantules l’était et pour plusieurs années » [103].

Mais, avec la focalisation sur les petites branches, un nouveau champ de recherche scientifique s’ouvre : il faut comprendre les raisons de l’efficacité des branches broyées, la préciser en fonction de divers paramètres – spécificité des matériaux ligneux, essences forestières, diamètres, contenus en énergie et nutriments – mais aussi définir les quantités à épandre sur les champs, les moments à préférer, les problèmes agronomiques et techniques posés, etc. Dans le paragraphe suivant, nous envisageons quelques-unes de ces questions abordées par la recherche, engagée maintenant depuis une bonne vingtaine d’années.

2A la recherche d’explications scientifiques de la puissance fertilisante des petites branches2

A la suite de leur découverte empirique, Edouard Guay, Lionel Lachance et Alban Lapointe se tournent vers les scientifiques pour approfondir la question. Parmi ceux qui se penchent sur le problème, le professeur Gilles Lemieux, du Département de Foresterie et de Géomatique de l’Université de Laval, au Québec, est sans doute celui qui, jusqu’à aujourd’hui, a le plus contribué à l’avancée de la recherche et à la diffusion de ses résultats. Entre les années 1980 et aujourd’hui, il crée le terme de Bois Raméal Fragmenté (BRF), et initie une équipe de recherche, le Groupe de Coordination sur les Bois Raméaux [104], lequel diffuse l’information, via plus de deux cents publications et quatre colloques [105]. Ce paragraphe d’ouverture n’a aucunement la prétention de remplacer la lecture attentive de la littérature spécialisée. Il ne vise qu’à donner une petite idée des questionnements que rencontre la problématique BRF.

Signalons tout d’abord que toutes les expériences menées jusqu’ici confirment qu’il n’y a pas besoin de composter les BRF pour obtenir de bons résultats. Ce serait plutôt l’inverse : l’effet sur les sols des BRF non compostés apparaît supérieur à celui des mêmes BRF compostés [106]. On peut risquer une explication grossière, en avançant que les processus de fermentation du compostage modifie leur aspect et favorise alors dans le sol, une fois épandu, plutôt des bactéries, tandis que le BRF non manufacturé favorisent le développement de populations de champignons. Dans l’optique d’une reproduction des mécanismes pédogénétiques des sols forestiers dans les champs, le développement des populations de champignons est préférable.

La première question que l’on peut se poser est celle de la différence d’efficacité fertilisante des petites branches et du bois de tronc (sciure, copeaux). Gilles Lemieux a proposé, en 1986, les termes de bois raméal et de bois caulinaire pour les désigner respectivement [107]. Benoît Noël résume ici les différences entre les bois raméaux et le bois de tronc : « Le bois raméal est composé de cellulose, d’hémicellulose et de lignine tout comme le bois de tronc et des branches principales. Toutefois, les rameaux sont plus riches en protéines, acides aminés, sucres et minéraux (azote, phosphore, potassium, calcium, magnésium…) nécessaires à la croissance des plantes. La lignine est moins polymérisée et les plus facilement dégradable dans les jeunes rameaux ». D’autre part, en Wallonie, le BRF a généralement un C/N inférieur à 50 alors que le bois de tronc a un C/N souvent supérieur à 500 [108]. Mais ces ordres de grandeurs semblent valables en général. Dans un autre travail, le même Benoît Noël donne plus d’explications sur l’intérêt des BRF et la préférence pour des rameaux de moins de 7 cm environ : « On broiera les branches de diamètre inférieur à 7 cm, de préférences sans les feuilles, ceci doit être expliqué et relativisé : suite à l’étude de Hendrickson (1987) on sait que, dans les essences Nord américaines, les nutriments essentielles aux plantes (N, P, K, Ca, Mg) se retrouvent dans les rameaux à des concentrations inversement proportionnelles au diamètre. Ces concentrations atteignent un taux minimum dans les branches de plus de 7 cm, ce qui les rend peu fertilisantes ; 75 % des nutriments de l’arbre se trouvent dans les rameaux de moins de 7 cm de diamètre » [109]. Symétriquement, il indique le faible intérêt biologique du bois de tronc : « Par contre les sciures de scierie, issues du tronc de l’arbre, ne peuvent convenir, compostées avec des résidus animaux elles peuvent donner de bons résultats, mais mélangées au sol elles ne peuvent susciter que des mécanismes délétères tel que faim d’azote et autres blocages. Ici le problème n’est pas seulement une question d’énergie d’activation, c’est aussi une question de nutriments : le tronc de l’arbre est un tissu de soutient essentiellement mort, il ne contient plus les éléments nécessaires à la vie qui lui permettraient de s’intégrer et de profiter à la vie du sol. La forêt traite le tronc de l’arbre mort comme un déchet, il est attaqué par l’extérieur, il se transforme en CO2 et ne profite presque pas au sol » [110]. L’agronome Daniel Henry fait une observation similaire : dans les rameaux, l’association « de protéines et de lignine, voire d’autres composés, y modifient radicalement les possibilités d’utilisation par la biocénose. Ce n’est pas seulement parce que le bois caulinaire est plus compact si la transformation dans le sol est plus lente que celles des branchages : l’expérience montre que le bois de tronc réduit en copeaux fins et épandu en paillis est transformé plus lentement que des branchages en fragments de même calibre » [111].

La seconde question qui nous semble essentielle porte sur la différence entre les végétaux ligneux et les autres. Les résidus végétaux utilisés jusqu’ici comme engrais proveniennent principalement de plantes constituées de cellulose. La lignine des BRF serait donc une des clefs de l’explication de leur efficacité, à condition de prendre en compte que cette lignine BRF est associée avec d’autres éléments peu présents dans le bois de tronc. Un phénomène de grande ampleur se révèle ici : les différents types d’humus, même dans les sols fertiles, n’ont pas les mêmes qualités. Un humus constitué surtout à partir de lignine donne un sol beaucoup plus stable qu’un autre formé à partir de végétaux cellulosiques.

Nous avons là une piste pour comprendre la fragilité des sols de la grande plaine des Etats-Unis, une fragilité suffisamment démontrée par la catastrophe du Dust Bowl : à la différence de beaucoup d’autres sols issus de la forêt, par exemple ceux de l’Europe tempérée, les sols de la plaine nord américaine sont issus de la prairie. Les substances humiques ont ainsi des durées de vie nettement variables : « Il faut savoir qu’il existe des substances humiques à courte durée de vie et d’autres à longue durée de vie (plus de 1000 ans), de telles substances sont susceptibles de jouer un rôle important dans les équilibres du sol. Durant des siècles la fertilité des sols européens a été maintenue par des apports réguliers en matière organique. Durant cette période, les micro-organismes du sol ayant d’autres sources de carbone à disposition, ils ne se sont pas attaqués aux molécules les plus stables. Il faut savoir que la plupart des sols agricoles actuels sont d’origine forestière » [112]. Soulignons cette idée : « La majorité des terres les plus fertiles vouées à l’agriculture sont d’origine forestière » [113]. Cette dernière remarque est fondamentale et elle est de nature à faire grandement réfléchir sur toutes les limites de nos théories agronomiques et pratiques agricoles antérieures : l’arbre nous donnerait la clef de la fertilité la plus durable. Quand les conditions climatiques le permettent, c’est la forêt qui occupe le dernier stade de l’évolution naturelle des systèmes végétaux. En tenant compte de cette restriction, selon laquelle le climax forestier n’est pas toujours atteint, nous pouvons aussi méditer l’optimum visé par ce proverbe africain : « La fertilité vient de l’arbre » [114]. Nous sommes ici au cœur de la réflexion sur un modèle forestier pour l’agriculture. L’enjeu de la recherche est centré sur les mécanismes de l’évolution, le questionnement de la pédologie est déplacé vers la pédogenèse, les conditions de l’apparition et de l’évolution des sols. Il ne s’agit plus de classer les différents sols mais de mettre l’accent avant tout sur les mécanismes biologiques et biochimiques qui ont présidé à leur apparition, et non plus, comme traditionnellement, d’abord sur les phénomènes physico-climatiques (altération de la roche mère, alternance gel-dégel, etc.) [115]. Les fondateurs de l’agrobiologie ont insisté sur le primat des facteurs biologiques dans la fertilité. Il faut sans doute poursuivre leur intuition en approfondissant les recherches en biologie de l’évolution et écologie botanique, afin de développer de nouveaux systèmes d’agriculture durable et plus performante. La puissance pédogénétique du végétal semble ainsi avoir augmenté tout au long de l’évolution, depuis les microorganismes photosynthétiques jusqu’aux arbres feuillus, en passant par les mousses et lichens, les arbustes et les résineux, etc. La perspective évolutionniste rejoint aussi la question des essences à privilégier dans l’usage agricole du BRF.

Les fondateurs de l’agrobiologie évoquent un modèle forestier sans discerner parmi les essences. Pourtant, l’observation ordinaire révèle que les sous bois de résineux sont bien plus pauvres que ceux des feuillus. Il se trouve que, au cours de l’évolution, les résineux sont apparus avant les feuillus. Ils sont plus primitifs que les feuillus, et sous plusieurs angles, que ce soit au niveau de leur mode de reproduction ou sous celui de la biodiversité qu’ils tolèrent : « Certaines essences sont digérées très rapidement par le sol (quelques mois) ; certaines mettent un temps moyen (quelques années) à se dégrader ; d’autres engendrent des mécanismes de blocages de la pédogenèse (les conifères en climat froid et tempéré). L’impact du B.R.F. sur le sol est lié à la stratégie de peuplement des arbres dont il est issu : les conifères sont égoïstes, ils stockent les nutriments dans l’arbre et éliminent la concurrence en rendant le sol inhospitalier ; les feuillus sont plus évolués, ils stockent une part des nutriments dans le sol et favorisent la biodiversité. Cette stratégie permet aux feuillus de supplanter les conifères partout où les conditions climatiques le permettent. Les forêts de feuillus sont beaucoup plus stables et durables, tandis que les forêts de conifères suivent des cycles cataclysmiques : lorsque tous les nutriments sont bloqués, les arbres envoient des messagers olfactifs aux ravageurs qui viennent détruire le peuplement, ensuite le feu prend et nettoie tout, ce qui libère les nutriments » [116]. Les expériences menées jusqu’ici ont ainsi conclu qu’il faut préférer les feuillus pour constituer un bon amendement de BRF. On conseille ainsi de ne pas trop dépasser une proportion de 20 % de résineux dans le BRF [117].

En conclusion, on peut dire que l’on se trouve, avec la piste BRF, en face d’une révolution à venir dans l’agriculture. Et cela, parce que, plus que jamais, la recherche s’approche ici des véritables mécanismes de la pédogenèse et de la fertilité optimale que l’on puisse trouver dans la nature. Le réductionnisme de l’agrochimie comme les imprécisions de l’agrobiologie sont dépassées et intégrées dans une approche systémique prometteuse. Au-delà de l’amélioration des paramètres du sol (stimulation de la vie du sol, structure du sol, porosité, rétention de l’eau, lutte contre l’érosion) le BRF aide les plantes à lutte contre les maladies et la sécheresse, et il peut apporter des hausses de rendements significatives. Après quelques années de traitement, des expériences canadiennes ont obtenu des résultats de rendement positifs : par rapport au témoin, 180 % avec des céréales, 260 % avec des prairies, 290 % sur des cultures de fraises [118]. Mais il est aussi très intéressant de découvrir que sa pertinence scientifique puisse se manifester par la mise au jour de nouvelles lois agronomiques. Les preuves commencent à venir. Citons cet exemple remarquable. On sait que, malgré leurs efforts, les partisans de l’agriculture raisonnée ne parviennent pas à bien gérer les épandages d’azote. La raison en est que l’évolution de l’azote dans un sol est très fluctuante. Avec le BRF, nous disposons d’une solution à ce problème. Sur des parcelles traitées au BRF, Benoît Noël a réalisé des expériences concluantes qui aboutissent à une méthode de prédiction quantitative de l’évolution de l’azote des sols. Du coup, une gestion contrôlée des apports d’azote devient possible. Ne serait-ce pas, en outre, un exemple montrant que le BRF contribue à redonner au sol une stabilité proche des conditions naturelles ? Pour ce qui est des quantités [119], des techniques de broyages, des modes et de la périodicité d’épandage et d’incorporation superficielle au sol, mais aussi vis-à-vis du problème de l’immobilisation de l’azote en première année [120], nous préférons renvoyer le lecteur à la recherche spécialisée [121], laquelle attend aussi beaucoup de la multiplication des expériences chez les agriculteurs pour dégager un ensemble plus précis de recommandations et d’itinéraires culturaux adaptés aux terroirs et aux différentes cultures. Terminons sur cet extrait d’un échange entre Daniel Henry et François Gardey de Sos, un agrobiologiste intégrant la perspective BRF dans le développement de son système en agroforesterie :

« L’agroforesterie prend tout son sens et toute sa valeur si on l’analyse dans une perspective système, telle qu’élaborée par M. Lemieux sous les vocables d’aggradation des sols et de pédogenèse. Cela veut dire que la « boussole » n’est pas l’augmentation du stock de nutriments, au sens ou l’entend l’agronome dans sa vision linéaire et statique, où le milieu exploité attend tout de l’intervention extérieure pour demeurer productif, mais qu’elle doit être la régénération d’un système qui s’enrichit et s’adapte par lui-même, avec le seul apport de l’énergie solaire et d’un peu d’eau, un système qui est autostable. Si nous concevons et examinons nos pratiques d’exploitation du milieu sous cette angle, on se dirige vers des solutions qui répondent aux exigences d’un développement respectueux des besoins des générations futures » [122].

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Conclusion de la quatrieme partie

La recherche de l’origine des constituants chimiques des plantes a pu et peut encore apparaître comme un questionnement étrange aux yeux de l’agriculteur. Le sens commun agricole s’est toujours essentiellement préoccupé de l’entretien des sols pour améliorer ses récoltes de plantes terrestres. Jusqu’à la révolution agrochimique, le rapprochement empirique du sol fertile et de « l’humus » suffit à guider le gros des démarches d’amendements. Bien que les amendements fussent aussi éclectiques, guidés par un pragmatisme incertain, prendre au sol et lui rendre les restes de ce qu’on lui avait pris, ou des produits que d’autres sols avaient fait croître – dans les forêts ou sur les bords des parcelles et chemins – pouvait constituer une règle d’ensemble de l’entretien paysan de la fertilité. Howard, mais aussi Rusch, semblent avoir mis leurs pas dans la prolongation de cette vision cyclique assez grossière de l’entretien de la fertilité. Mais, à la différence de l’agrochimie, qui a encore simplifié le « cycle », en se focalisant sur les substances minérales exportées par les récoltes et rendues au « réservoir » sol, les fondateurs de l’agrobiologie ont gardé une attirance, une intuition pour une réflexion plus globale sur la fertilité.

Pour proposer maintenant une vision simplifiée de notre interprétation, il faudrait mettre en équivalence de signification, dans le champ thématique des fondateurs, les termes « nature », « fertilité », et « biologie » dans l’expression « agriculture biologique ». La focalisation sur la fertilité de la terre dissimule l’envie de comprendre comment la vie est venue dans les sols. Le souci de l’humus rejoint la symbolique ancestrale qui rapproche « sol » et « vie » à la surface de la terre. L’omniprésence symétrique de la peur de la désertification ou de la minéralisation de la surface du globe atteste de la présence de cette même idée du primat du biologique dans la question de la fertilité, question de base de l’agriculture, quand celle-ci ne peut pas se penser autrement que liée au sol [123]. Derrière les œuvres des fondateurs de l’agriculture biologique il y a ainsi des questionnements de la science biologique. Confrontés à la pluralité de la biologie, elle-même frontalière des autres sciences de la nature, les fondateurs n’ont pas toujours insisté sur les mêmes aspects de la biologie. Rusch s’est focalisé sur une perspective microbiologique, mais la tendance dominante, chez Howard, Pfeiffer, et Masanobu Fukuoka, est de privilégier le regard du naturaliste ou de l’écologue : la lecture du paysage, l’observation des écosystèmes à l’œil nu. Il y a ainsi, dans la démarche cognitive agrobiologique, une évidente continuité avec ce que peuvent découvrir la conscience ordinaire et l’observation paysanne.

Cependant, malgré leur insistance sur la nature comme modèle de l’agriculture, malgré leur volonté d’établir les agrosystèmes en proximité, voire à l’intérieur, chez M. Fukuoka, des logiques spontanées des écosystèmes, les fondateurs de l’agrobiologie ne sont pas parvenus à définir une agriculture véritablement capable d’imiter la nature, capable d’imiter les mécanismes naturels d’apparition et d’entretien de la fertilité dans les sols. Sans doute fallait-il en passer par un développement du savoir sur l’histoire de la formation des sols naturels et des sols agricoles pour innover. Sans doute fallait-il se distancier plus des routines de la tradition paysanne, sans pour autant se laisser absorber par le réductionnisme scientifique, en particulier celui de l’agrochimie. D’autres sciences, plus soucieuse du terrain, de l’évolutionnisme à l’écologie, en passant par l’archéologie et la paléobotanique nous ont appris bien des choses nouvelles sur l’apparition de la vie sur Terre, mais aussi, plus particulièrement pour notre sujet, sur la formation des sols et le rapport entre flore et faune. Coupons-là sur les limites de l’œuvre des fondateurs au plan de leurs références au savoir biologique. Proposons plutôt des faits et des pistes qui permettent d’aller plus loin et de resituer les efforts de recherche pour comprendre les enjeux, la pertinence et les limites des BRF.

Première chose, qui peut aider à mettre un terme au dogme polyculture-élevage de la première génération des fondateurs : le végétal est apparu sur Terre avant l’animal. La grande originalité de la flore par rapport à la faune, peu discutée par les fondateurs, est bien sûr la photosynthèse. Le primat du végétal dans le développement énergétique de la biosphère devrait faire plus réfléchir. De même faut-il sans doute prêter une attention soutenue aux différences entre les plantes en général et les végétaux ligneux, au sommet évolutif desquels se trouvent les arbres, et ceci au niveau de l’énergie solaire captée et apportée aux sols [124], par les racines, les radicelles, et les rameaux tombés notamment : les arbres semblent ainsi la source la plus à même d’alimenter des chaînes alimentaires riches, complexes et diversifiées, dans les sols et au-delà.

Deuxième chose, la pédogenèse. On a trop l’habitude de commencer la description de ce processus par les facteurs climatiques de l’altération de la roche-mère [125]. Alors qu’il serait plus judicieux de commencer par les végétaux, tels les mousses et les lichens lancés à la conquête des roches, avant d’enchaîner par une vision de l’évolution botanique vers les arbres, la complexité floristique et faunistique, et la formation parallèle des sols.

Troisième chose, la puissance pédogénétique de l’arbre et le fait que la plupart des sols agricoles fertiles de la planète viennent de la forêt. Cette dernière idée frappe souvent ceux qui découvrent la problématique BRF. Elle a, en effet, le mérite d’attirer notre attention sur les raisons qui font que la fertilité des sols la plus haute, et surtout la plus durable, soit le produit des mécanismes forestiers. L’approfondissement du modèle forestier de l’agriculture se trouve ainsi déplacé de « l’humus » à la question de l’humification et de la pédogenèse forestière.

Au-delà de ces considérations sur la logique biologique des sols, l’approche BRF propose un bouleversement dans le principe de la fertilisation - une agriculture purement végétale - et dans le travail agricole – au-delà des haies, le développement de la sylviculture. Celui-ci ne semble présenter que des avantages, tant pour un approfondissement des méthodes de l’agriculture biologique, que pour relever le défi d’une agriculture intensive et durable, et ainsi participer au renforcement de la théorie agrobiologique du développement, basée sur le progrès agricole.

Il est temps maintenant de nous acheminer vers la conclusion générale de ce travail.

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[1Howard A., Testament agricole, p. 14.

[2Rusch H.-P., La fécondité du sol, p. 119.

[3Ibid., p. 53.

[4Ibid.

[5Ibid., p. 224.

[6Conford P., The Origins of the Organic Movement, p. 80.

[7Vogt G., Entstehung und Entwicklung…, op. cit.

[8Vogt G., Entstehung und Entwicklung…, op. cit., p. 215.

[9D’autant plus que la position centrale du concept de substance vivante chez Rusch l’a mené à négliger d’autres aspects de la ferme agrobiologique. Il a ainsi sous estimé l’importance de l’engrais vert et n’a pas proposé un traitement précis de l’humus et de sa formation.

[10Hans Peter Rusch avait conscience d’assumer un tel rôle : les données statistiques de son travail n’étaient pas essentielles à ses yeux et avaient pour but « de donner courage et confiance dans l’agriculture biologique aux agriculteurs qui se sont libérés des modes de pensées propre à notre époque et qui cherchent dans les nouvelles voies qui sont celles de la biologie de demain » (cf. La fécondité du sol, op. cit.,. 297).

[11Notamment aux pages 23-25 de La fécondité du sol.

[12Pfeiffer E., La fécondité de la terre, p. 96. N’insistons pas sur l’idée selon laquelle on aurait toujours pratiqué le compostage de surface : Pfeiffer savait très bien que ce n’était pas vrai puisqu’il fait référence, comme Howard, à la tradition du compostage en tas en Orient (à la page 42 du même ouvrage).

[13Cf. Pfeiffer E., La fécondité de la terre, p. 129-131.

[14Cf. sur la question du labour chez Howard, les pages suivantes du Testament agricole : 01, 15, 17, 213, ainsi que la Postface de Raymond Lautié, p. 235.

[15La revue TCS, Techniques Culturales Simplifiées, dirigée par Frédéric Thomas, compte plus de trois mille abonnés aujourd’hui.

[16Howard A., Testament agricole, p. 01.

[17Perenyi E., Green Thougts, cité in Gieryn T., p. 234 ; Howard L.-E., Sir Albert Howard in India, p. 52.

[18Howard A., Testament agricole, Pour une agriculture naturelle, ibid., p. 196.

[19Howard A., ibid., p. 206.

[20Ibid., p. 182-183.

[21Ibid., pp. 150-151.

[22Henri, Le don de la terre, Edition Journées Paysannes, Angers, 1995, 49 p., p. 14.

[23Steiner R., Agriculture, Fondements de la méthode Bio-dynamique, EAR, op. cit., p. 38.

[24Ibid., p. 332.

[25Ibid., p. 38.

[26Un savoir rationnel global est un savoir qui rend compte de manière justifiée et cohérente des grandes lignes du réel en précisant la place dévolue à l’homme. De cette manière il rassure l’homme en lui indiquant le sens et des repères pour son agir. Or l’agriculture, bien que parmi les fondements de l’histoire humaine, est toujours en attente de sa justification scientifique et philosophique. A l’échelle des sociétés, on ne sait toujours pas faire une agriculture durable fondée sur une compréhension d’ensemble et un respect de la dynamique globale de la biosphère. Dans ce sens, l’agriculture peut être encore aujourd’hui un sujet inquiétant pour l’homme.

[27L’invention de l’agriculture est à peu près concomitante de celle de l’écriture.

[28Gieryn F. T., Cultural boudaries of science, Credibility on the Line, op. cit.

[29Howard a proposé la participation du gouvernement et des villes à l’entretien du taux d’humus des sols, il a défendu l’existence d’une « population rurale heureuse et satisfaite » comme pilier du développement des nations, et invité à « écologiser », avec d’autres, les centres urbains, avec son concept de « villes-jardins ». On pourrait aussi proposer la décroissance des mégalopoles, jusqu’à ce qu’elles retrouvent une taille humaine, en s’inspirant de l’idée médiévale selon laquelle il y a une mesure dans les choses (« Est modus in rebus »), toujours selon le principe d’une croissance urbaine mesurée par l’excédent agricole, de sorte que la ville demeure fille du village (Cf. Delatouche R., La chrétienté médiévale, Un modèle de développement, op. cit.)

[30Dans l’économie de marché capitaliste sans frontière, le gain prévaut sur la survie. Voir Polanyi K., La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, NRF, 1983.

[31Cf. plus haut, notre § 223, et pour une présentation générale, Grandamy R., La Physiocratie, théorie générale du développement économique, Mouton, Paris – La Haye, 1973, 148 p.

[32L’emploi de ce néologisme est assez courant en philosophie : son usage semble adéquat ici vu qu’il va s’agir d’exposer et de discuter les présupposés et la démarche philosophiques des fondateurs. Néanmoins, « thématisé » pourrait être remplacé par « abordé » sans grosse perte de sens. Pour une meilleure compréhension du sens de la « thématisation » d’une question, voir le Lalande, à l’article « thème ».

[33Voire même une vision du « bonheur » de l’humain chez Masanobu Fukuoka.

[34Dans une version de ses derniers écrits, Liebig donnait cependant un contre-exemple, en proposant une publication intitulée Lois naturelles de l’agriculture (cf. Blondel-Mégrelis M., Agriculture et équilibres au XIXe siècle, op. cit.).

[35Au sens strict on ne peut pas dire qu’il y ait de l’agriculture dans la nature. Tout au plus y trouve-t-on de l’élevage stéréotypé, si l’on réserve, à la différence des auteurs suivants, le terme d’agriculture à la culture des champs, selon l’étymologie : « Chaque espèce de fourmi ou de termite cultivatrice ou éleveuse est en effet associée à une seule espèce domestique domestique, qu’elle élève ou cultive toujours de la même manière, à l’aide d’outils anatomiques (mandibules et pattes antérieures) et selon une organisation immuables. A la différence de ces espèces cultivatrices ou éleveuses directement produites par l’Evolution, l’homme n’est pas né agriculteur : quand il est apparu, Homo sapiens sapiens était chasseur-cueilleur. Quand il a commencé de pratiquer la culture et l’élevage, il n’a trouvé dans la nature aucune espèce préalablement domestiquée, mais il en a domestiqué un grand nombre. Il ne disposait pas non plus d’outils anatomiques adaptés au travail agricole, mais il en a fabriqué de toutes sortes et de plus en plus puissants. Enfin, aucun savoir inné ou révélé ne lui dictait l’art et la manière de pratiquer l’agriculture, grâce à quoi il a pu mettre au point des systèmes de culture et d’élevage extraordinairement variés, adaptés aux différents milieux de la planète et changeants avec ses besoins et avec son outillage. […] les sociétés humaines de cultivateurs et d’éleveurs ne sont pas le produit immuable de l’évolution des espèces, elles sont le produit changeant, avec le temps et selon le lieu, d’une incessante Histoire » (cf. Mazoyer M. et Roudart L., Histoire des agricultures du monde, p. 40-41).

[36Rappelons aussi qu’il était moins critique que Howard vis-à-vis de la bio-dynamie (cf. La fécondité du sol, p. 224) et qu’il se référait abondamment aux idées compliquées et guère scientifiques de Goethe sur la biologie, une source importante de l’anthroposophie.

[37Des personnages présentés par Philipp Conford (cf. The Origins of the Organic Movement, op. cit.).

[38Howard A, Testament agricole, p. 204. Cf. p. 09.

[39Nous nous inspirons ici librement de Maurice Nédoncelle, qui décrivait l’amour, dans Vers une philosophie de l’amour et de la personne, comme « la volonté de promotion mutuelle » existant entre deux personnes (cf. Nédoncelle M., Vers une philosophie de l’amour et de la personne, Ed. Aubier-Montaigne, 1957).

[40Howard A, Testament agricole, p. 187.

[41Ibid., p. 185.

[42Ibid. Cf. les pages 58, 105, 169, 176, 184, 205. Je souligne.

[43Cette diversité et ces ambiguïtés ne sont pas propres au mouvement agrobiologique. La référence à la nature implique une critique de l’idée de totalité si l’on veut faire droit à la liberté humaine. Ces questions exigent un approfondissement philosophique et scientifique qui n’est pas aisé. Du coup, si l’on s’en tient à une étude des tendances politiques que l’on trouve dans l’agrobiologie, mais encore plus évidemment dans l’écologie politique, nous sommes moins surpris de voir toutes les couleurs de l’échiquier politique successivement ou parallèlement représentées. Pour la compréhension des dérives totalitaires de l’idée darwinienne de nature, on pourra voir Pichot A., La société pure, De Darwin à Hitler, et Pois R. A., La religion de la nature et le national-socialisme. Sur le lien entre idéologie de la nature, occultisme, et nazisme, on lira l’ouvrage essentiel de Nicholas Goodrick-Clarke, Les racines occultistes du nazisme, Les Aryosophistes en Autriche et en Allemagne, 1890-1935, où l’on découvre notamment l’importance de la théosophie dans la catastrophe du IIIe Reich – sans jeter l’anathème, n’oublions pas que l’anthroposophie dérive de la théosophie. Sur la diversité politique de l’écologie politique, on verra notamment Bennahmias J.-L. et Roche A., Des Verts de toutes les couleurs, Histoire et sociologie du mouvement écolo, et Jacob J., Histoire de l’écologie politique.

[44Cf. la troisième page de sa Préface à son Testament agricole, op. cit.

[45Howard A., ibid., p. 10.

[46Cf. Testament agricole, p. 01.

[47Dès la première phrase de l’Introduction du Testament agricole.

[48Le livre de Patrick Matagne, Aux origines de l’écologie, Les naturalistes en France de 1800 à 1914, offre aussi une étude éclairante sur le passage entre botanique d’amateur et l’écologie en tant que science instituée.

[49La démarche d’Howard est en phase avec l’orientation générale de l’écologie scientifique mais il ne semble pas l’avoir mentionné lui-même. L’expression « agriculture écologique », une des trois appellations actuellement reconnue par l’Union Européenne pour désigner l’agriculture biologique, indique que le rapprochement reste aujourd’hui vivant dans les débats.

[50Howard A., Testament agricole, p. 01. Je souligne. Dans l’œuvre howardienne, l’absence de développements sur la prairie et la mer, pourtant annoncés ici comme méthodiquement nécessaires, nous semble constituer un indice en vue d’une interprétation des limites de la pertinence cette recherche.

[51Howard A., ibid., p. 02.

[52En accord avec Hans Peter Rusch (cf. La fécondité du sol, p. 44).

[53Howard A., ibid., p. 03-04.

[54Cf. Darwin C., La formation de la terre végétale par l’action des vers avec des observations sur leurs habitudes, Ed. Syllepse, Paris, 2001, 179 p. ; Blanchart E. et alii, Perception et popularité des vers de terre avant et après Darwin, in Etude et gestion des sols, 2005, 12, 2, p. 145-151.

[55Donald Worster décrit « l’écologie darwinienne » comme une « science pessimiste ». Il montre bien que la vision de Darwin sur la logique générale de la nature repose « en grande partie sur la pensée de Thomas Malthus ». En simplifiant, rappelons que Malthus imaginait que les populations augmentaient fatalement plus vite que les ressources alimentaires, condamnant les êtres vivant à lutter de plus en plus les uns contre les autres pour se nourrir (Cf. Worster D., Les pionniers de l’Ecologie, p. 135-208, particulièrement p. 171-177).

[56Howard A., op. cit., p. 04

[57On peut apprécier cette démarche comme une preuve du souci réaliste d’Howard, du moins dans la perspective du réalisme gilsonien, où c’est toujours de l’objet d’étude que doit être tirée la méthode : il n’y aurait donc point de méthode passe-partout. Comprend-t-on un peu ici que la philosophie devrait toujours précéder la science, si efficace et opératoire que soit la méthodologie des sciences modernes ?

[58Howard A., ibid., p. 24.

[59Ibid.

[60Colinvaux P., Invitation à la science de l’écologie, Seuil, p. 79-86.

[61Ibid., p. 24.

[62Ibid., p. 29.

[63Fukuoka M., L’agriculture naturelle, p. 32 : « Le village était avant tout une société de philosophes qui n’avaient pas besoin de philosophie. »

[64A.N., ibid., p. 296.

[65A.N., ibid. Müller et Fukuoka s’accordent à reconnaître tous deux la qualité et la place de la joie dans la vie paysanne préindustrielle.

[66J’emprunte le néologisme « paysanniste » à Henri Mendras qui l’utilise à propos d’auteurs russes tels Tchayanov qui ont montré que la logique de l’économie paysanne était aussi « rationnelle » que celle de l’économie industrielle. (Mendras H., La fin des paysans, Actes Sud, 1984, 439 p., p. 367). Dans ce travail, je donne à ce mot une acception allant au-delà de l’économie, en désignant ainsi toute perspective qui ne se résout pas à voir, dans les logiques paysannes, des modes de vie appelés irrévocablement à la disparition, sous les coups répétés et appliqués de la version capitaliste et industrielle de l’idéologie du progrès.

[67Avec Emile Guillaumin, parmi d’innombrables exemples, on précisera que l’indépendance paysanne est d’abord morale, intérieure, alors que« par ailleurs, la terre et les bêtes soumettent l’homme à une sujétion sans trêve aucune » (Guillaumin E., Paysans par eux-mêmes, Stock, 1980, (1953), 319 p., p. 314). Le paysan qui aime son travail ou qui connaît l’aliénation du travail industriel répétitif, (Cf. Charlie Chaplin dans Les Temps modernes) prend sagement son parti des exigences quotidiennes de son labeur.

[68Howard A., Testament agricole, p. 41.

[69Crisenoy C. (de), Lénine face aux moujiks, Seuil, Paris, p. 13, cité in Dupont Y., Pourquoi faut-il pleurer les paysans ?, in Ecologie et politique, 2005, 31 (numéro intitulé Paysans malgré tout !), p. 25-40, p. 37-38.

[70Il initia et soutint des groupes ruraux d’échanges et de formation générale et agricole, en s’inspirant d’un pédagogue qui a eut une très forte influence sur la formation de la Scandinavie moderne, le danois Nikolaï F.S. Grundvigt (1783-1872). Au Möschberg, la bibliothèque de prêt comptait plusieurs milliers d’ouvrages.

[71Chacun à leur façon, ils nous voient « Au plus proche de l’issue fatale » (Jonas H., Une éthique pour la nature, DDB, 2000, 161 p. L’expression citée est la traduction du titre de l’édition allemande de 1993 : Dem bösem Ende näher). Pour Howard, « l’empoisonnement de la vie des sols par les engrais minéraux est l’une des plus grandes calamités qui s’est abattue sur l’agriculture et l’humanité » (cf. Testament agricole, op. cit., p. 205). Müller prend acte de l’incarnation de l’époque mondiale de l’humanité avec le rassemblement de tous dans l’angoisse du cataclysme atomique. M. Fukuoka sait que le « principe philosophique » est menacé de disparition par le monde clos des laboratoires et des « néo-humains » trafiqués génétiquement et produits industriellement. Pour lui, cette « tragédie » (L’agriculture naturelle, p. 39-40), anticipée par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes, ne peut être évitée que par un « renversement du système de valeurs » dominant et le développement de l’agriculture naturelle prôné par M. Fukuoka, « seul avenir pour l’homme » (cf. L’agriculture naturelle, p. 156-157)..

[72Cf. Löwy M. et Sayre R., Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre courant de la modernité, op. cit.

[73Nous faisons ici une allusion libre au nom d’une des plus importantes associations d’agriculture biologique en France et en Belgique, née en 1964 : Nature et progrès. (L’association fut, pour une part non négligeable, à l’origine de la création FNAB en 1978 (Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique des régions de France), aujourd’hui interlocuteur privilégié entre l’Etat français et les agrobiologistes).

[74Pour « la voie immobile » de la « forme véritable et originelle de l’agriculture », voir L’agriculture naturelle, p. 15.

[75A.N., ibid., p. 156. Je souligne.

[76R.B.P., op. cit., p. 61.

[77Voir L’agriculture naturelle, p. 283, où M. Fukuoka cite Bouddha.

[78A.N., ibid., p. 155-156.

[79Masanobu Fukuoka se contredit plusieurs fois sur la nature humaine. Tantôt l’homme « ne vit pas seulement de pain » (La Voie du Retour à la Nature, p. 17-24 et p. 73), tantôt il faudrait « Vivre seulement de pain » (La révolution d’un seul brin de paille, p. 162-164). Quand il se risque à définir la spiritualité humaine, c’est aussitôt pour révéler sa méconnaissance de la transcendance. Ce qu’il rapproche du spirituel, ce sont les sentiments et les émotions, ce qui est une approche bien trop réductrice : « il semble que nous ayons oublié que l’homme est un animal spirituel qui ne peut être pleinement expliqué en termes organiques, mécaniques ou physiologiques. Il est un animal dont le corps et la vie sont extrêmement changeants et qui subit d’importantes vicissitudes physiques et mentales. Les choses seraient peut-être autres si les cochons d’Inde pouvaient parler, mais les extrapolations à l’homme des résultats d’expériences d’ordre diététique faites sur les singes et les souris ont des limites. La nourriture que prend l’homme est directement et indirectement liée à ses émotions, de telle sorte qu’une alimentation faisant abstraction des sentiments est sans valeur » (cf. L’agriculture naturelle, op. cit., p. 289).

[80Commentant la naissance de son œuvre, il déclare : « Mon point départ s’appuyait sur la philosophie qui fait fi de l’intellect humain et qui refuse d’accorder aux objets comme aux actes de l’homme la moindre valeur » (cf. Fukuoka M., La Voie du Retour à la Nature, op. cit., p. 225). Quant aux niais arrogants que nous serions, il nous l’explique à la page 28 de L’agriculture naturelle : « L’homme n’est qu’un niais arrogant qui, d’une manière vaine, croit tout connaître de la nature et être capable de venir à bout de tout ce à quoi il réfléchit ».

[81Des personnes de toutes tendances philosophiques ou religieuses trouvent de l’inspiration dans son travail. L’idée de ne plus ou presque plus intervenir en agriculture pourrait même être une intuition ou un horizon génial des pratiques agronomiques. Ce passage de la Bible porte à la méditation sur le sujet : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils n’ont pas de réserves ni de greniers, mais votre Père du Ciel les nourrit. Et vous alors ? Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Qui d’entre vous, à force de s’inquiéter, pourra prolonger sa vie d’une seule coudée ? » (Mt 6, 26-27). Le travail, inspiré par M. Fukuoka, de planification du mouvement peu institutionnalisé mais international, de la « permaculture » (étagement dans l’espace et dans le temps des cultures afin d’avoir une couverture permanente du sol et une production permanente de fruits ou herbes) va dans une telle direction (Cf. Mollison B., et Holmgren D., Permaculture, 2 tomes, Préface de Soltner D., Debard, 1986 (1978), 180 p.). De même, les travaux de Wes Jackson, que M. Fukuoka connaît aussi, tentent d’aller dans ce sens : « grâce à des croisements expérimentaux », l’Institut agricole de Salinas (Kansas), « cherche à mettre au point des cultures vivaces qui remplaceraient les cultures annuelles, base de notre agriculture ». (Cf. Facteur 4, Editions Terre vivante, p. 122-125)

[82Où l’agriculture est une base sociale et/ou existentielle mais pas un but en soi.

[83L’agriculture naturelle, op. cit., p. 15.

[84Cette vision de la Nature est-elle partielle ? Doit-on faire remarquer que la vie semble n’exister que sur Terre mais pas dans le reste du cosmos, qui ne serait que matière stérile ? Comment alors expliquer l’origine de la vie à partir de la matière ? On préférera, ici, une hypothèse cosmologique vitaliste et géophysique plutôt que l’hypothèse astrophysique de la science moderne.

[85On ne peut pas mettre au laboratoire le cosmos…

[86Et pour cela, il doit utiliser ses sens et sa raison, sa capacité de discernement. La permaculture, héritière critique de Masanobu Fukuoka, a abandonné, ainsi, la déconsidération du savoir, propre à l’inspiration bouddhique. A la place, elle propose un effort conscient pour semer et planter une combinatoire d’une grande diversité afin de maximiser les interactions interspécifiques susceptibles d’augmenter fertilité et biomasse.

[87Bonfils M., Entretien avec l’auteur, Ambazac, 2001.

[88Fukuoka M., La Voie du Retour à la Nature, op. cit., p. 250-251.

[89Et dont la fertilité se renouvelle ainsi naturellement…

[90Cf. Breton S., Christianisme et bouddhisme, Le compatible et l’incompatible, in Esprit, 1997, 6, p. 141-148, p. 147.

[91L’histoire de l’agriculture orientale, pour des raisons climatiques, mais peut-être aussi pour des raisons culturelles, semble être un contexte particulièrement favorable pour penser cette intensification durable de l’agriculture : au Japon, vers 1974, on compte 20 habitants nourris pour 1 cultivé, trois fois plus qu’en Chine, et quatorze fois plus qu’en France (d’après Berque A., L’agriculture et la paysannerie sacrifiée aux impératifs de la croissance, in Le Monde diplomatique, 12/1975).

[92L’expression « Where there is green, water comes. » est, ainsi, une des belles phrases, pleine d’espérance, de M. Fukuoka. Dans le réseau de permaculture, et au-delà aujourd’hui, on a ainsi compris l’intérêt structurel d’envoyer et d’échanger des semences, plutôt que de s’en tenir à d’autres formes d’aides plus conjoncturelles aux PVD.

[93Lemieux G. et Lapointe A., Le bois raméal et la pédogénèse : une influence agricole et forestière directe, Publication GCBR n° 15, 1996 (1re éd. 1990), 35 p., p. 01.

[94Cf. Pain I. et J., Les méthodes Jean Pain ou Un autre jardin, 1981, (1re éd. 1972), 88 p.

[95Lemieux G. et Lapointe A., op. cit., p. 02.

[96Jean Pain récoltait le tout venant en considérant que « l’essentiel » était « la variété » : « chêne, pin, bruyère, thym, romarin, lavande, sariette, genët, cade, géénvrier, lentisque, genët épinuex, filaria, plusieurs variétés de cyste, génévrier de Phénicie, fougère, euphorbe, daphnée, rue, salspareille, etc. » (Cf. Pain I. et J., op. cit., p. 13).

[97Ainsi, ce que le BRF épandu directement apporte en plus par rapport à du BRF composté, c’est de l’énergie. Le compostage effectué hors sol induit le dégagement dans l’atmosphère de l’énergie présente au départ dans les BRF, dans la proportion des deux tiers (sous forme de carbone). Ce qui reste à l’issu du compostage est une sorte d’« humus raffiné ». Alors que l’humification des BRF à même le champ permet aux organismes du sol de profiter directement de toute l’énergie qu’ils contiennent (d’après Benoît Noël, Communication personnelle, 11 2006).

[98Lemieux G. et Lapointe A., op. cit.,

[99Noël B., Le bois raméal fragmenté, Plus de carbone pour nos sols et un outil pour une agriculture durable respectueuse de l’environnement, Centre des Techniques Agronomiques de Strée, Direction générale de l’Agriculture, Ministère de la Région Wallonne, 2005, 38 p., p. 04.

[100Lemieux G. et Lapointe A., op. cit.,

[101D’après Benoît Noël, Communication personnelle, 11 2006.

[102Ibid.

[103Lemieux G. et Lapointe A., op. cit., p. 02-03.

[104Que nous abrégeons en GCBR dans la bibliographie.

[105Un grand nombre de ces publications sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante : http://forestfeomat.for.ulaval.ca/brf. On consultera aussi le site réalisé par Benoît Noël : w.aggra.org. Un prochain colloque sur le BRF aura lieu à Lyon en février 2007. Mentionnons aussi la Journée d’étude intitulée L’agriculture biologique, ferment du développement écologique ? (Université de Technologie de Troyes, 23 juin 2005), où Benoît Noël et Jean-Claude Tissaux, un autre spécialiste du BRF, sont intervenus (DVD de la journée disponible auprès de l’APHIFAAB, Actes à paraître en 2007).

[106Noël B., Étude comparative de l’apport au sol en conditions contrôlées de Bois Raméaux Fragmentés (BRF) et de Bois Raméaux compostés, appliqués en mulch, Mémoire présenté pour l’obtention du diplôme d’Ingénieur chimiste et des industries agricoles, Université Catholique de Louvain, Faculté des Sciences Agronomiques, 1996 (publication éditée par le GCBR (n°76)).

[107Lemieux G., L’origine forestière des sols agricoles : la diversification microbiologique par aggradation sous l’effet des bois raméaux fragmentés, Publication GCBR n° 29, Université de Laval, 1993, 30 p., p. 04-05.

[108Noël B., Le bois raméal fragmenté, Plus de carbone pour nos sols et un outil pour une agriculture durable respectueuse de l’environnement, op. cit., p. 15.

[109Noël B., Mémorandum de l’usage du BRF, Le comment et le pourquoi, Publication GCBR n° 79, 2003 (1re éd. 1997), 12 p., p. 06.

[110Ibid., p. 06-07.

[111Henry D., Sol et écosystème : manifeste pour un nouveau regard, Publication GCBR n° 208, Université de Laval, 2005, 54 p. (+ Bibliographie), p. 32.

[112Noël B., Mémorandum de l’usage du BRF, Le comment et le pourquoi, op. cit., p. 02

[113Germain, D. et Lemieux, G., Le Bois Raméal Fragmenté : la clé de la fertilité durable du sol, Publication GCBR n° 129, Université Laval, Département des Sciences du Bois et de la Forêt, Canada, 15 p., 2003, (2001), p. 03

[114Ce proverbe africain accueille le visiteur du site internet créé par Benoît Noël (Cf. www.aggra.org).

[115Paradoxalement, le biologiste Hans Peter Rusch partageait cette vision classique de la pédogenèse (cf. le paragraphe intitulé La formation du sol et les types de sol, in La fécondité du sol, p. 123-126).

[116Noël B., Mémorandum de l’usage du BRF, Le comment et le pourquoi, op. cit, p. 07.

[117Ibid. ; cf. aussi Noël B., Le bois raméal fragmenté, Plus de carbone pour nos sols et un outil pour une agriculture durable respectueuse de l’environnement, op. cit., p. 15. Benoît Noël considère surtout que c’est la prudence qui conduit à se méfier des résineux dans la constitution de l’amendement BRF. Les essais agricoles ne sont pas encore assez nombreux pour avoir des repères définitifs sur la question (Noël B., Communication personnelle, 11 2006).

[118Noël B., Le bois raméal fragmenté, Plus de carbone pour nos sols et un outil pour une agriculture durable respectueuse de l’environnement, ibid., p. 31.

[119Les chiffres proposés tournent autour d’un épandage d’une couche de 1,5 à 3 cm, soit 150 à 250 m3/ha, pour un traitement valable au moins trois ans en conditions tempérées.

[120Il semble qu’en agriculture biologique, une bonne solution pour ne pas « perdre » une saison de récolte, soit de semer une légumineuse suite à l’épandage de BRF.

[121Le document le plus accessible sur le BRF (très bien fait) et à destination des agriculteurs est actuellement celui que Benoît Noël a produit au cours de ses expérimentations menées au Centre des Techniques Agricoles de Strée (Belgique). Cf. Noël B., Le bois raméal fragmenté, Plus de carbone pour nos sols et un outil pour une agriculture durable respectueuse de l’environnement, op. cit.

[122Henry D., Courriel à De Soos F., 07 02 2006.

[123Ainsi que l’agriculture biologique est définie dans ses cahiers des charges contemporains, renvoyant ainsi la culture hydroponique au rang de gadget technologique, déplacé et ruineux.

[124Dans la forêt d’Abies amabilis de la côte du Pacifique, 70 à 80 % des produits de la photosynthèse sont dirigés vers les racines et les mycorhizes (cf. Voigt K.A., Grier C.C. et Meir C.E., Mycorrhizal role in net primary products and nutrient cycling in Abies amabilis ecosystems in western Washington, in Ecology, 1982, p. 370-380). Ces hauts chiffres portent Gilles Lemieux à penser que « le sol est tributaire de l’énergie fournie par la strate épigée, mais que la distribution des nutriments, à son tour, est tributaire de la microbiologie du sol dont les mycorhizes forment le chaînon central » (cf. Lemieux G., L’intersuffisance des écosystèmes épigé et hypogé, Publication GCBR n° 16, 1990, 39 p., p. 05).

[125Nous avons rappelé que Rusch lui-même procédait ainsi.

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